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Deuxième Partie


CHAPITRE IV

(juin 1660 – juillet 1661)

On partit de Saint-Jean-de-Luz1 avec bien du plaisir de songer que l'on retournoit à Paris. Je fus à la portière avec madame la princesse palatine quelques journées. Comme elle étoit délicate, elle alloit quelquefois dans son carrosse. Elle étoit surintendante de la maison de la reine; elle s'étoit fait donner cette charge dans le temps que M. le cardinal avoit besoin d'elle et qu'elle se donnoit de grands mouvements à la cour. Comme elle étoit connue du roi par ces endroits-là, je ne sais s'ils lui étoient avantageux; et il a paru que non: car la reine nous a dit depuis qu'une des premières choses qu'il lui avoit dites, c'étoit toutes celles qui étoient arrivées à Madame la princesse palatine,à qui il falloit faire bonne mine pour plaire à la reine mère, mais que ce n'étoit pas son intention qu'elle eût pour longtemps cette charge, et qu'elle n'eût nulle confiance en elle. Aussi, peu de temps après, M. le cardinal acheta la charge pour la donner à madame la comtesse de Soissons, sa nièce.

On revint par le chemin ordinaire; comme les villes ou les bourgs ne sont pas toujours assez grands pour pouvoir contenir toute la cour, qui étoit très-grosse pour lors, on logeoit à des villages voisins. Le jour que le roi coucha à Capsioux,2 dans les landes de Bordeaux, j'allai loger à Saint-Justin-lou-Nègre,3 en Armagnac; on l'appelle ainsi. Je me trouvai dans une vieille maison qui tomboit; même le plancher de ma chambre avoit un grand trou; je fis mettre des planches pour ne le pas voir, et je me couchai aussi tranquillement et dormis de même qui si c'eût été une belle et bonne maison. Mon lit étoit près de la porte, ma chambre étant petite, et celui de mes femmes étoit à l'autre bout. J'entendis un fort grand bruit et à même temps heurter à ma porte, comme si la maison eût tombé; ce bouleversement et ce bruit tout ensemble m'éveilla, j'ouvris la porte, et mon chirurgien qui y étoit me cria: « Sauvez-vous! la maison tombe. » Je sortis sans songer en l'état où j'étois, sautant les degrés et lui me menant à moitié endormie. Comme je fus dans la cour, je regardai; je vis que rien ne tomboit; je demandai ce que c'étoit; on me répondit que la terre trembloit. Comme les tremblements de terre sont fort communs en ce pays-là,4 personne n'étoit étonné; mais mon chirurgien, qui venoit pour saigner une de mes femmes, sentant la maison [trembler], m'éveilla sans songer au tremblement de terre; et sans cela je ne l'aurois pas peut-être entendu.

Comme je sus donc ce que c'étoit, je me trouvai toute nue en chemise. Il y avoit un muletier qui prenoit les couvertures de ses mulets pour les recharger; j'en pris une que je mis sur moi, en attendant que l'on m'eût apporté mes hardes. Je m'habillai, fus à la messe et continuai mon chemin sans la cour. Je fus depuis six heures du matin à neuf du soir, en chemin par un chaud et une poudre qui passent toute imagination. Le lendemain (car la cour arriva le même jour que moi au gîte à Bazas), on ne parla d'autre chose que du tremblement de terre. Le roi dit que la sentinelle, qui étoit devant ses fenêtres, avoit crié aux armes; qu'il avoit été à la fenêtre; qu'ayant demandé ce que c'étoit, on [le] lui avoit dit qu'il s'étoit recouché.

Un ou deux jours devant, une autre aventure extraordinaire: L'on dit au roi, à Mont-de-Marsan, où il séjourna, que l'on avoit trouvé au \milieu des champs une femme à moitié enterrée, percée de mille coups, le visage défiguré, avec une chemise de belle toile, des rubans qui la nouoient aux manchettes, de manière à faire croire que c'étoit une personne de condition; que les vers étoient déjà dans ses plaies; que pourtant elle n'étoit pas morte; que l'on l'avoit apportée à l'hôpital; qu'après l'avoir pansée, nettoyée et lui avoir fait prendre du vin, elle avoit commencé à dire quelques mots; et la justice vint pour l'interroger. Comme elle vouloit répondre, elle perdit la parole, et il y avoit trois jours qu'elle étoit dans cet état. Le roi ordonna qu'on fît faire de grandes perquisitions, et je dis au roi: « peut-être que Dieu permettra que voyant Votre Majesté la parole lui reviendra pour lui demander justice, et qu'il ne permettra pas qu'un si horrible crime demeure impuni. » Le roi l'envoya querir; on l'apporta à la porte de l'église, où le roi alla à la messe. Je n'ai jamais rien vu de si effroyable qu'étoit son visage, ses pieds et ses mains; elles les joignoit en regardant le roi, comme le priant; mais elle ne sut parler. On n'en a rien ouï dire depuis.

M. d'Épernon alla devant le roi à Bordeaux,5 où il n'avoit pas été depuis que l'on lui avoit rendu le gouvernement. Il entra à Bordeaux avec beaucoup de dignité; il y fut gardé vingt-quatre heures par le régiment des gardes; ce qui est dû au colonel général de l'infanterie, en tous les lieux où il se trouve, quand le roi n'y est pas. Je crois qu'il ne fut pas fâché d'y arriver dans ce temps-là, après tout ce qui s'étoit passé. Il vint au bord de l'eau au-devant du roi, faisant les fonctions de gouverneur de la province. Il l'avoit fait à Bayonne: le maréchal de Gramont, comme gouverneur particulier de la ville, lui présenta les clefs. Il étoit accoutumé par ses charges à lui rendre de grandes déférences; car comme mestre-de-camp des gardes, il lui en rendoit aussi. Cela est assez beau de trouver des occasions d'en recevoir d'un maréchal de France, duc et pair, et du mérite et de l'âge du maréchal de Gramont. On fut quelques jours à Bordeaux, où madame la comtesse de Lauzun amena sa fille, pour être à la jeune reine. Le roi voulût qu'elle prît des personnes de première qualité du royaume; si toutes eussent été comme mademoiselle de Lauzun, il seroit difficile d'en trouver de plus grande en quelque pays que ce pût être.

On fut peu à Bordeaux; madame de Pontac eut beaucoup de regret de m'en voir partir. On séjourna à Saintes, parce que le roi voulut aller visiter Brouage6 et la Rochelle, en poste. Le roi ne voulut point loger à Blois, en revenant non plus qu'en allant; il fut à Chambord, où M. le Prince vint au-devant de lui, et y amena M. le Duc.7 On n'avoit ouï parler d'autre choses que de la gentillesse de son esprit, pendant qu'il étoit en Flandre. Ces réputations d'enfant, dont tout le mérite est à gagner des prix au collége,et que les pères jésuites prônent, me sont fort suspectes, et les louanges que l'on donne aux grands le doivent fort être: car on les flatte toujours. On trouva un petit garçon qui n'étoit ni bien ni mal fait, point beau; ;rien en son air qui le fît reconnoître prince du sang, si on ne le savoit; qui répondit à ce que l'on lui [prêtoit].8 Tout le monde l'admira pour faire plaisir à M. le Prince. Il paroissoit qu'il avoit accoutumé de se coucher de bonne heure; car M. le Prince étant venu à ma chambre le soir après souper, nous causâmes longtemps, il s'endormit. [M. le Prince] me parla beaucoup de ma belle-mère, blâma sa conduite et approuva fort la mienne; c'étoit mon entêtement en ce temps-là ainsi on ne me parloit d'autre chose.

On arrêta à Fontainebleau,9 où tout le monde vint; je n'en ai jamais tant vu: car il n'y avoit personne quine voulût voir la reine. Ce fut là que l'on lui donna la comtesse de Béthune pour dame d'atour, qui en fut bien aise. J'appris à Fontainebleau que ma sœur d'Orléans s'alloit souvent promener; qu'elle avoit une grosse cour de toutes les filles de son âge; que son cousin le prince Charles de Lorraine y avoit été quelque temps; mais que depuis le retour de mesdemoiselles de Mancini, qui étoient arrivées un mois devant la cour à Paris, il leur faisoit fort la cour; et que madame de Choisy, qui étoit sa bonne amie, lui conseilloit fort de ne plus voir et de ne plus parler à ma sœur, et que M. de Lorraine de son côté faisoit la cour à la demoiselle, afin que si on le refusoit, il pût offre son neveu, et faisoit cela dans la vue de tirer un parti plus avantageux de ses États que l'on ne lui en avoit fait dans la paix, et que tout cela ne réjouissoit pas ma sœur. Le roi avoit donné à l'abbé Bonzi l'évêché de Béziers, vaquant par la mort de son oncle, de même nom que lui. Cela ne l'empêcha pas de faire encore la charge de résident de M. le grand-duc,10 auprès du roi.

On parla fort à Fontainebleau du logement de Luxembourg; cela m'occupoit beaucoup. Les affaires que l'on a avec les gens que l'on n'aime ni estime guère, ne se traitent pas pour l'ordinaire de sang-froid; et moi qui fais les choses avec trop de chaleur, on croira aisément, par ce que l'on a vu, de quelle manière j'agissois en celle-ci. M. le cardinal m'en parla, et moi à lui. Enfin je consentis que Madame gardât l'appartement du côté de la galerie, et que je prendrois celui où elle étoit du temps de Monsieur, et où elle avoit mis mes sœurs. Elle y résistoit encore, et me vouloit mettre à celui où étoit son frère le duc François, qui n'étoit pas achevé; et je disois: « J'ai plus d'égard qu'elle; je ne voudrois pour rien déloger un pauvre prince, à qui feu mon père avoit donné le couvert par charité, et qui ne sauroit où aller. » Enfin elle ôta ses filles.11

Nous partîmes pour Paris.12 Leurs Majestés allèrent à Vaux,13 dîner chez M. Fouquet, surintendant des finances: c'étoit un lieu enchanté; on peut juger du repas. On alla coucher à Vincennes, et moi à Paris. Je voulois que M. le Prince vînt avec moi à Luxembourg, afin d'arriver en état si on m'attaquoit; mais je crois que je ne le fis pas. Je ne me souviens plus de ce que Madame me dit ni de ce que je lui dis. Je sais bien que j'étois toujours fort fière avec elle, et que je la picotois souvent et la méprisois beaucoup (en quoi j'ai eu tort), et qu'elle me répondoit comme une personne qui me craignoit, et avec beaucoup de soumission; je ne sais si c'étoit par bassesse ou par vertu. Quelquefois elle s'emportoit, et lors elle étoit vaillante; ains14 cela ne lui arrvoit pas souvent; elle étoit fort brave en mon absence. Nous aurions mieux fait, toutes deux, d'en user autrement. Elle avoit ôté madame de Raré d'auprès de mes sœurs en arrivant à Paris; cela ne me surprit pas: car elle ne l'avoit jamais aimée, et à dire le vrai, madame de Raré ne l'y avoit pas obligée. Elle [mit] à sa place madame de Langeron, une femme de vertu et de mérite, qui n'avoit pas celui qui étoit nécessaire pour être auprès des personnes de la qualité de mes sœurs, n'ayant jamais vu le monde, et ne sachant pas vivre à la mode de la cour. Ce fut mademoiselle de Guise qui [le] lui fit faire; Madame ne la connoissoit quasi pas; son mari étoit à mon père; il avoit été son page. C'est un honnête homme; mais ce ne fut point par là que Madame la prit, mais parce que Langeron étoit ami de M. de Montrésor et que sa femme arrangeoit bien les tableaux et les bijoux du cabinet de mademoiselle de Guise; car elle aime fort cela, ma tante. Ma sœur d'Orléans haïssoit fort [madame de Langeron] et lui faisoit mille niches. Aussi s'affectionna-t-elle à ma sœur de Valois; car pour mademoiselle d'Alençon, elle ne la pouvoit souffrir.

Je les trouvai toutes trois fort graves avec moi. Cela dura trois jours; puis ma sœur d'Orléans me pria de trouver bon qu'elle vînt souvent avec moi; qu'elle y soupât et y demeurât les soirs. Je le voulus bien; elle s'apprivoisa: elle passoit mieux son temps chez moi où il y avoit beaucoup de monde. J'allois souvent à Vincennes; elle trouvoit cette vie plus agréable que celle qu'elle menoit quand je n'y étois pas. Un jour en me promenant dans le jardin, elle me dit qu'elle me demandoit mon amitié, qu'elle me supplioit de lui accorder; que je lui tenois lieu de tout; que Madame étoit une bonne femme; mais que, quelque bonnes intentions qu'elle pût avoir, elle étoit si peu agissante, avoit de si mauvais conseils, connoissoit si peu la cour, qu'au lieu de faire les choses nécessaires pour son établissement, elle gâteroit tout. Je lui répondis fort honnêtement et tendrement et de manière à la persuader de ce qu'elle me disoit, hors de la décourager de sa mère, me semblant que je lui en devois plus dire que je n'en pensois.15

Elle me dit: « Vous croyez peut-être que j'ai grande confiance en madame de Choisy; détrompez-vous. On m'a leurrée de l'espérance d'épouser le roi; elle en étoit cause; elle en amusoit Monsieur. Et cette vue étoit capable d'empoisonner ma vie. Depuis, quoique ce soit un grand saut de se rabattre à M. de Savoie, on en avoit fait tout autant me persuadant la chose; ains je vois visiblement qu'elle ne se fera pas. Je mène une vie malagréable de dépendre de Madame; je me veux marier; si je laisse passer le temps de la bonne volonté que M. le cardinal a témoignée, elle ne reviendra plus. Ainsi, ma sœur, parlez-lui de l'affaire de Florence; dites-lui que je veux bien le prince de Toscane; que je comprends qu'il n'y a pas d'autre parti pour moi; que je suis jeune, que je ne connois pas encore les charmes de la cour, et que faisant la chose présentement, je serai heureuse en ce pays-là; que je m'y accoutumerai aisément; ce que je ne ferois pas dans quelques années. Et si vous pouvez, ménagez-moi une audience de M. le cardinal, sans que personne le sache. »

Je trouvai ces sentiments très-raisonnables; je l'en louai fort. J'en parlai à M. le cardinal qui en fut fort content et qui me dit que je la lui amenasse quand je voudrois; ce que je fis. Elle lui parla de la même manière qu'à moi, et en fut fort contente.

La reine se trouva mal à Vincennes et accoucha. On ne sut si c'étoit un enfant, ou une fausse grossesse. Comme elle étoit [grosse] de si peu de temps, les médecins dirent qu'il étoit difficile d'en juger, et de peur de fâcher le roi et la reine mère, ils n'ont eu garde de dire que ç'auroit été un [enfant]. Comme la reine étoit jeune et forte, elle garda peu de temps le lit; cela retarda pourtant son entrée, qui devoit être aussitôt après son arrivée, et ce retardement m'empêcha d'aller à Forges, où j'avois accoutumé d'aller. Je pris des eaux à Paris; ce qui me fit discontinuer l'assiduité avec laquelle je faisois ma cour à la reine, parce qu'il faut vivre de régime.

Les gens de M. le Prince contèrent comme le duc d'York avoit donné la porte en Flandre à M. le Prince et à M. le duc. Cela me revint. Je le dis à Monsieur, qui en douta, et l'entêtement, qu'il avoit pour la maison d'Angleterre, faisoit qu'il ne pouvoit pas souffrir qu'ils rendissent aucun honneur aux autres. Jusque-là la princesse d'Angleterre étoit une petite fille, avec qui on n'avoit pris garde à rien; mais présentement que je savois ce qui s'étoit passé en Flandre, je ne la pouvois plus voir, qu'elle ne me traitât moins comme mes cadets. Cela fâcha la reine mère; la palatine ne s'oublia pas. On fit demander comme la chose s'étoit passée à M. le Prince, qui le dit à la reine d'Angleterre. Enflée de gloire de sa nouvelle fortune, [elle] ne vouloit pas le faire et disoit que ce qui se faisoit en disgrâce ne se faisoit plus quand l'on n'y étoit point. On fit force allées et venues. La question étoit que le duc de Glocester étoit mort, et qu'il falloit aller voir la princesse dans sa chambre. Enfin, la reine d'Angleterre (je ne sais si elle eut des nouvelles du roi son fils), dit qu'elle le feroit. Je lui fus rendre mes devoirs; puis voir mademoiselle sa fille, qui étoit sur son lit. Depuis je ne la vis plus dans sa chambre; elle étoit toujours chez la reine, sa mère.

La veille de l'entrée,16 j'allai coucher à Vincennes; mes sœurs y vinrent avec moi. Madame de Navailles me vint dire: « Le roi vous prie de vouloir bien souper chez moi; s'il n'y avoit que vous, vous auriez soupé avec lui; mais la reine ne connoît guère mesdemoiselles vos sœurs, on seroit embarrassé. » Je lui dis: « Très-volontiers; j'y avois songé. » Quand le roi vint, il m'en fit une honnêteté. Je ne dormis pas de toute la nuit; j'avois une migraine horrible. Pour me restaurer, il me fallut lever à quatre heures du matin et mettre ma mante. On partit en carrosse jusqu'au Trône,17 qui étoit où est présentement l'arc de triomphe. Là vinrent toutes les harangues; et comme je ne doute pas que l'ordre de toutes ces choses ne soit écrit (même je le crois avoir vu en images sur des écrans et jouer aux marionnettes) ainsi ce seroit employer mon temps inutilement que de l'écrire ici. Ce que je dirai, c'est que nous fûmes depuis cinq heures du matin jusqu'à sept heures du soir avec nos mantes, mes sœurs et moi; la reine dîna dans une maison là auprès.18 Je crois que j'aurois trouvé cette cérémonie admirable, si je m'étois bien portée; mais en l'état où j'étois, tout me paroissoit laid et ennuyeux; rien ne me réveilloit de l'accablement où j'étois que cette grandeur qui étoit en tout cela qui me paroissoit incomparable. Je ne crois pas qu'en nul autre pays on puisse rien faire ni voir où il y en ait tant. Cela étoit un cordial contre les maux de cœur que me donnoit la migraine, et je crois que le baiser et les perles ne m'eussent pas fait tant de bien que celui-là. Une once de grandeur trouble fort mon cœur, et il y en avoit tant en tout cela que le plaisir étoit grand pour moi, qui y suis sensible et qui aime le roi et ma maison. Sans cela mon mal m'auroit accablée; car toute autre que moi n'auroit pas eu la force de se soutenir.19

La reine mère étoit à la maison de madame de Beauvais à la rue Saint-Antoine; la reine d'Angleterre et la princesse sa fille étoient avec elle. Il y eut quelque démêlé des ducs avec les princes étrangers; on régla en faveur des derniers, quoique les autres eussent des exemples à citer; mais jusqu'ici, dans toutes les cérémonies, cela a toujours été et n'a pas été réglé. Quand un prince étranger a été en faveur, ils l'ont emporté; quand ç'a été un duc, de même. La considération du comte de Soissons, neveu de M. le cardinal, l'emporta; les ducs furent exilés pour quelques jours. Le lendemain on alla au Te Deum. Il y eut encore quelques tracasseries; je sais bien que la reine mère se fâcha contre moi. La princesse palatine y fut mêlée; mais j'ai oublié ce que ce fut.

Madame de Motteville me vint parler un jour de la part de la reine d'Angleterre, pour me dire qu'elle souhaitoit plus que jamais le mariage de son fils avec moi, et lui aussi; qu'il l'avoit chargée, en partant, de m'en parler, et qu'il lui en avoit encore écrit depuis. Je dis à madame de Motteville: « Le mariage d'Hortense est donc rompu; car tant que la reine d'Angleterre l'a pu espérer, elle n'auroit pas songé à moi. » Elle me répondit: « Ne tournez point cette affaire en raillerie; il la faut faire: vous êtes les deux seules personnes dans l'Europe l'une pour l'autre. Pour moi j'ai toujours cru que ce mariage étoit fait au ciel, et c'est l'opinion de la reine d'Angleterre. Pour le roi, son fils, quine prend pas les choses sur ce ton-là, il dit que c'est votre destinée à tous les deux.20 » J'écoutai tout cela et je lui dis: « Le roi et la reine d'Angleterre me font trop d'honneur de vouloir de moi; je ne le mérite pas, les ayant refusé pendant leur disgrâce; et c'est par cette même raison que je le refuse encore, parce que je ne crois pas le mériter: il auroit toujours cela sur le cœur et je l'aurois sur le mien, et cela nous empêcheroit d'être heureux; qu'il jouisse de sa bonne fortune avec quelqu'un qui lui ait obligation. Pour moi, je ne voudrois pas qu'il eût rien à me reprocher, voulant être heureuse. Je ne sais point ce que Dieu me garde; mais j'attendrai l'accomplissement de ses volontés sur moi avec tranquillité et sans aucune impatience de me marier. » Elle s'en alla fort mal contente de moi, et moi je demeurai contente de moi-même. La reine d'Angleterre ne m'en dit rien.

Ma sœur étoit toujours chez moi; mais comme elle aimoit à être avec ces petites filles, avec qui elle étoit accoutumée de Blois, elle s'enfermoit dans mon cabinet, d'où j'avois peine à la tirer. Pourtant elle s'entêta de travailler à un ouvrage que j 'avois, et les petites filles aussi, qui étoient mesdemoiselles de Saint-Remy, fille du premier maître d'hôtel de Madame, et l'autre, de La Vallière, fille de madame de Saint-Remy21 et de son premier mari. L'autre étoit bien faite; mais celle-ci étoit jolie; elles avoient quinze ans. Quelquefois elles venoient au Louvre avec moi, quand ma sœur y venoit; car elle s'en lassa bientôt et aimoit mieux demeurer au logis. Je fus me promener chez madame de Bouthillier à Pont; ce fut un voyage de huit jours. Madame ne voulut pas permettre à ma sœur de venir avec moi, dont elle fut au désespoir. Ma belle-mère avoit des fantaisies comme celle-là, qui désespéroient ma sœur, et en d'autres choses elle lui laissoit faire tout ce qu'elle vouloit.

M. de Lorraine étoit à Paris sans équipage, à son ordinaire, couchant tantôt en un lieu, tantôt en un autre. Les Carmes d'auprès de Luxembourg étoient un de ses gîtes. Il étoit amoureux de la fille de mon apothicaire;22 sa mère étoit ma première femme de chambre. On l'appeloit Marianne Pajot; elle demeuroit avec une des femmes de chambre de ma belle-mère, qui étoit sa tante, depuis quelques années. Comme j'étois à Saint-Fargeau, elle étoit fort jeune; pour faire le bel esprit, elle écrivoit des lettres à Paris, où elle disoit force choses contre moi sur le chapitre des comtesses. Cela me fâcha; je ne voulus plus qu'elle vînt dans ma chambre. J'allai à Forges; sa mère l'envoya à Paris avec cette tante, où elle avoit toujours demeuré. Comme sa mère avoit d'autres filles, elle l'avoit laissée là, et je ne la voyois point. M. de Lorraine s'alloit promener avec elle, et la voyoit chez la femme de l'apothicaire de ma belle-mère, d'où il ne bougeoit. Il y soupoit, et souvent venoit à Luxembourg, sans voir Madame. Il mangeoit dans des plats de faïence; sa vie étoit une chose admirable. Il me voyoit fort souvent; il a toujours eu beaucoup d'égards et d'amitié pour moi. Comme mes sœurs étoient jeunes, et qu'elles aimoient à sauter et danser, les soirs qu'il n'y avoit ni ballet ni comédie au Louvre, elles dansoient. Comme j'avois des violons, le bal étoit bientôt fait dans une chambre éloignée de celle de Madame. On ne commença ces bals qu'après le bout de l'an de Monsieur. Le prince Charles y étoit fort assidu et très-mal vêtu; tous les gens de la cour qui y venoient avoient bien envie de s'en moquer. Il étoit fort bien fait et beau, mais de ces beautés inanimées; un air gauche; à tout ce qu'il faisoit, il n'y avoit nulle élévation.

Comme la cour étoit éloignée à la mort de Monsieur, et qu'il n'y avoit point de maître de cérémonie à Paris, on ne fit point de service. Au retour du roi, c'étoit un temps de joie, où il n'étoit pas juste de troubler des fêtes par des cérémonies funèbres; ainsi personne ne songea à cela, outre qu'il n'est guère en usage de faire les services qu'au bout de l'an, quand l'on ne l'a pas fait dans la quarantaine. Au mois de novembre, Madame envoya prier M. le cardinal de faire faire un service à Notre-Dame; elle lui manda qu'elle avoit choisi un Récollet pour faire l'oraison funèbre. M. le cardinal dit que, pour ces choses-là, on ne pouvoit prendre de trop bons prédicateurs, et que le clergé étant assemblé, il y avoit force évêques, grands prédicateurs, qui tiendroient à honneur de rendre ce service à la mémoire de Monsieur. Je le fus voir; il me le dit. Je lui répondis: « Je m'en vais en parler à ma belle-mère; mais vous la connoissez. » Je lui en parlai; jamais elle ne le voulut, me disant que son moine étoit homme au-dessus de tout le clergé de France, en mérite. Je lui dis que je ne le croyois pas, mais qu'il y avoit plus de dignité que ce fût un évêque qui fît cette action. Tout cela n'y fit rien; elle étoit plus opiniâtre que glorieuse, quoiqu'elle la fût beaucoup; mais ce n'étoit pas aux choses que l'on devoit rendre à notre maison, mais à la sienne. Je crois que ce fût par ce qu'elle la croyoit au-dessus de tout et avec raison; mais encore ne laisse-t-on pas de suivre l'usage.23

J'envoyai Segrais, qui est une manière de savant, de bel esprit, qui étoit à moi, voir ce révérend père, et lui demander de quelle manière il prétendoit faire l'oraison funèbre de Monsieur; que je serois bien aise d'en savoir la disposition et même de la voir avant qu'il la prononçât; que c'étoit un gendre de prêcher différent des sermons ordinaires; que les religieux, qui ne bougeoient de leurs cellules, ne savoient pas comme on en usoit à la cour, et que l'on lui pourroit donner des avis qui l'empêcheroient de faire des fautes par une ignorance que l'on ne sauroit blâmer à un religieux, mais dont il doit être bien aise d'être instruit, quand des personnes aussi intéressées que je l'étois vouloient donner des lumières. Il répondit: « J'ai eu de bons mémoires; je sais ce que j'ai à dire et n'en rendrai compte à personne. » Le service se fit. Le moine prêcha et ne dit rien de tout ce que l'on devoit dire; car il y avoit les plus belles choses du monde de la vie de Monsieur, [qui] se pouvoient tourner d'une manière admirable. Il le fit naître sans père, ne disant pas un mot de Henri IV; me fit bâtarde; car il ne parla point du mariage de ma mère; ne parla que de Madame; qu'elle avoit converti Monsieur, comme si c'eût été un Turc. Il fit entrer le roi d'Espagne et M. le Prince, qui étoit présent, pour en dire du mal; et l'ambassadeur d'Espagne y étoit aussi; il parla de la reine mère d'une manière à la blâmer et M. le cardinal. Enfin, Belloy et tout ce qui étoit là, en furent au désespoir. Je nomme Belloy, parce qu'il fut le premier à m'en venir rendre compte. Je trouvai, le soir au Louvre, M. le Prince; [il me dit qu'il s'étoit entendu déchirer; que l'ambassadeur d'Espagne avoit ouï faire le procès à son maître.24] La reine mère et M. le cardinal m'en parlèrent. J'étois fort en colère, et je leur dis: « C'est votre faute; connoissant Madame, faut-il la laisser faire ce qu'il lui plaît? ne deviez-vous pas choisir un prédicateur? » Je fus chez elle et je lui dis ce que tout le monde disoit, elle me répondit: « Il faut laisser dire le monde; je ne m'en soucie guère; c'est un saint. — Eh! il faut, madame, lui dis-je, qu'il prie Dieu, mais qu'il ne fasse jamais d'oraisons funèbres; et j'avoue que je suis fort fâchée. — Vous vous fâchez aisément. » Elle ne s'en soucia pas davantage.25

M. le cardinal n'approuva pas les assiduités [de M. de Lorraine], ni celle de son neveu; ils lui firent parler; il les remercia, disant qu'il n'avoit d'autres mesures, de sorte que le prince Charles n'ayant plus d'entrée auprès de mademoiselle de Mancini, étoit tous les soirs à Luxembourg; monsieur son père26 et lui venoient à mon souper et demeuroient jusqu'à ce que je donnasse le bonsoir. Ma sœur jouoit à de petits jeux; pour moi je causois et faisois ce que j'avois à faire. L'évêque de Béziers venoit souvent chez ma belle-mère, qui témoignoit avoir fort agréable le mariage de Florence. Il y avoit eu une fille de Lorraine mariée [dans cette maison]: cela rendit l'alliance plus agréable à Madame. M. le cardinal me vint voir un jour et me dit: « J'ai des nouvelles de Savoie; que M. de Savoie a la dernière passion de vous épouser; que Madame royale commence un peu à y être moins contraire; et quand elle verra le roi le souhaiter et que je répondrai de vous, l'affaire ira bien; car c'est une femme qui ne marieroit jamais son fils, si elle pouvoit. Ce n'est point qu'elle ait plus d'aversion pour vous que pour une autre. Au contraire, elle est glorieuse; elle voudra tout ce qui est le plus élevé, quand elle pourra prendre une résolution; et son fils est tout disposé à se révolter, si elle ne veut votre affaire. Écrivez-lui toujours honnêtement, et les choses se font quand on y songe le moins. » Je le remerciai fort. Des moments, je me voulois bien marier; d'autres, je ne m'en souciois pas; mais j'étois bien aise que l'on en parlât et que l'on connût dans le monde que l'on ne me négligeoit pas; que l'on eût soin de mon établissement; mais au fait au prendre je ne sais, si la chose eût été prête à se conduire, si je l'aurois voulue. J'étois bien aise, quand je parlois à M. le cardinal, d'avoir quelquefois à lui reprocher que l'on ne songeoit pas à mon établissement.27

Il se fit un mariage en Angleterre assez surprenant: le duc d'York épousa une des ses filles de la princesse royale, sa sœur, nommée mademoiselle Hyde,28 fille du chancelier, qui depuis ce moment-là ne demeura pas longtemps en la considération et dans le crédit qu'il avoit sur l'esprit du roi. C'étoit un des habiles hommes du monde, qui fut le premier à désapprouver la conduite du duc d'York, soit que ce ne fût que par politique, ou qu'il y ait eu d'autres raisons. Depuis il fut chassé et à rôdé de ville en ville en France; il passa même une fois à Eu comme j'y étois; je lui envoyai faire un compliment. La reine d'Angleterre fut fort fâchée de cette mariage; elle a fort aimé depuis [cette belle-fille]; c'étoit une femme de beaucoup d'esprit et de mérite, qui se faisoit considérer de tous ceux qui la connoissoient. La princesse royale ne vécut pas beaucoup après ce mariage; elle mourut de la petite vérole en Angleterre, où elle étoit allée voir le roi, son frère. On a fort dit qu'elle avoit épousé le petit Germin, neveu du comte de Saint-Albans.

Tout l'hiver se passa en fêtes et en plaisirs. Le roi dans un ballet: le feu prit au Louvre. M. le cardinal avoit la goutte; il eut grande peur. Il se fit porter à Vincennes,29 et n'en est pas revenu. On dit qu'il crut que c'étoit un mauvais augure.30 Comme le Louvre est éloigné de Luxembourg, je ne le sus que le matin en m'éveillant; c'étoit la nuit du samedi au dimanche. Des ouvriers qui travailloient dans la petite galerie que l'on appeloit des Rois (parce qu'ils y étoient tous en peinture), pour un ballet, y mirent [le feu]. On porta le saint-sacrement de la paroisse de Saint-Germain-de-l'Auxerrois; au moment [où il arriva], le feu cessa. La cour ne fut guère à Paris depuis. Comme M. le cardinal étoit à Vincennes, Leurs Majestés y alloient souvent coucher et y demeuroient. Le roi venoit danser son ballet, soupoit avec la reine mère, puis s'en alloit; car souvent elle demeuroit à Paris. Sur la fin la reine ne venoit plus, parce qu'elle devint grosse. Lors la reine [mère] alla à Vincennes et n'en bougea plus, la maladie de M. le cardinal augmentant toujours.31

Un jour, madame Du Fretoy, qui étoit la bonne amie de M. de Lorraine (elle étoit de son pays, avoit été fille de sa femme, étoit de toutes ses promenades avec Marianne), me dit qu'elle avoit à me parler; j'entrai dans mon cabinet. Elle me dit: « Vous savez la vénération que M. de Lorraine a toujours eue pour vous; il est au désespoir d'avoir soixante ans et de ne se trouver plus propre à vous offrir ses services; mais par l'amitié qu'il a pour vous, il vous supplie de vouloir bien de son neveu, et qu'il lui donnera ses États. Comme il y a eu une fille de France mariée dans sa maison, et la sœur du roi, votre grand-père, il croit qu'il ose bien vous faire cette proposition. » Je lui dis que je lui étois fort obligée de l'honneur qu'il me faisoit; que je recevois cette marque de son estime et de son amitié avec bien de la reconnoissance; mais que je ne dépondois pas de moi; que c'étoit le roi qui étoit le maître et qu'il falloit s'adresser à lui. Elle me dit: « Mais il n'en a pas voulu parler ni au roi ni à M. le cardinal, sans savoir si vous l'auriez agréable. » Je lui répondis que oui. On ne peut pas répondre autrement. Je le dis à ma sœur en bonne amitié; car quand l'on paroît vivre avec moi sincèrement, je suis la plus aisée du monde à tromper et je suis trop confiante, quoique je sois méfiante; cela ne s'accorde guère; et si (cependant) cela est vrai en moi.32 Ma sœur me dit: « Ah! ma sœur, voudriez-vous de ce misérable? Ce sont les plus sottes gens du monde que ces Lorrains. Seriez-vous sotte femme que d'en vouloir! » Je me récriai: « Tout beau, petite-fille; portez plus de respect aux parents de votre mère. M. de Lorraine me fait beaucoup d'honneur. Quand il y a eu une fille de France dans une maison, une petite-fille y peut bien entrer. » Elle se déchaîna fort contre son cousin, m'en dit rage. Je ne comprenois pas pourquoi.

A deux jours de là, M. de Lorraine me trouva à l'entrée de la porte de ma chambre; il se jeta a mes genoux, fut un quart d'heure en cette posture voulant baiser mes pieds et me dit: « Que ne suis-je le maître de tout le monde! je le donnerois à mon neveu pour être plus digne de vous et pour mieux [vous] mériter. » Je répondis assez honnêtement. Personne ne savoit ce que c'étoit. L'extrémité de M. le cardinal dura quinze jours; ainsi on ne parloit point d'affaires. Sa mort les arrêta pour quelques autres [jours].33 Après quoi M. de Lorraine parla au roi, qui m'envoya un matin M. de Lyonne, secrétaire d'État pour me dire les propositions que lui avoit fait faire M. de Lorraine, et ce que j'avois à dire. Je répondis que je n'avois point de volonté que celle du roi.

Il vint à Paris en ce temps-là un comte Guillaume de Furstemberg, qui est parent de la maison de Lorraine, qui se fourra dans cette affaire et qui agit beaucoup; il venoit tous les matins et tous les soirs à Luxembourg. Il faisoit beau: je me promenois dans le jardin avec lui. C'est un garçon d'esprit, qui est d'un grand manége. Il a fait grande figure dans cette dernière guerre,34 et une très-mauvaise pour lui; car il est présentement en prison en Allemagne. Il savoit beaucoup de nouvelles et de la cour et des pays étrangers; de sorte qu'il me divertissoit, et il étoit fort aisé, quand il parloit des affaires de Lorraine, de le remettre sur un autre chapitre. Ainsi elles ne s'avançoient pas beaucoup.

J'ai dit la mort de M. le cardinal, et j'ai oublié de dire qu'il avoit marié mademoiselle de Mancini au connétable Colonne,35 dont elle avoit été au désespoir; et peu de jours devant qu'il mourut, il maria Hortense au fils du maréchal de La Meilleraye,36 à qu'il avoit donné beaucoup de bien, pour porter son nom et ses armes, et on l'appelle le duc de Mazarin. Cela fâcha beaucoup M. de Mancini, qui croyoit être héritier. Il ne laissa pas d'en avoir bien du bien, et entre autres le duché de Nevers dont il porte le nom, Brouage, La Rochelle et le pays d'Aunis.37 M. le duc de Mazarin eut La Fère, Brisach et l'Alsace (tout cela sont des gouvernements) et celui de Vincennes. [Le cardinal] ne fut pas trop regretté, même de ceux qui lui avoient le plus d'obligation; c'est le sort des favoris. Le roi et la reine furent fâchés quelques jours; mais je crois que la longueur de sa maladie les y ayant préparés, ils sentirent cette douleur moins vivement. Il donna force présents à tout le monde par son testament. I n'y eut que moi à qui il ne donna rien.

L'affaire de Toscane, qu'il avoit commencé, se poursuivoit: l'évêque de Béziers reçut ses ordres pour faire la demande; il eut une commission d'ambassadeur extraordinaire. Ma sœur, qui avoit témoigné jusque-là le désirer, en fut au désespoir. La veille de Saint-Joseph, elle me pria de demander permission à la reine d'aller dîner avec elle aux Carmélites du grand couvent.38 Comme elle n'avoit pas été nourrie avec elle comme moi, elle n'y alloit pas si librement, et ce n'étoit que sous mes auspices. La reine le trouva bon. Le matin elle me vint éveiller; je fus tout étonnée de la voir tout habillée, à huit heures. Je lui dis: « Quelle diligence! » Elle répondit: « C'est que je veux aller avec vous à Saint-Victor; » où j'allois faire mes dévotions à la chapelle de Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle. « Vous voilà en grande dévotion, » lui dis-je. Elle me répliqua: « Voulez-vous que je vous dise la vérité? je ne me suis pas couchée; j'ai lu toute la nuit un roman nouveau. — Voilà une belle préparation pour aller à confesse; je ne veux pas que vous y alliez. — Je ferai ce que vous voudrez. » Je m'habillai; elle vint avec moi. Pendant que j'étois à confesse, elle s'endormit et dormit pendant mes deux messes.39

Nous allâmes aux Carmélites. En dînant, la reine dit [à ma sœur]: « Vous m'enverrez bien des parfums de Toscane; on y en fait d'admirables. » Elle se mit à pleurer, et après dîner elle me dit: « Je m'en vais dormir. » Madame de Saujon vint pour parler à la reine mère de la part de Madame. Je ne savois ce que c'étoit; j'entrai avec elle; elle supplioit la reine de trouver bon que [Madame] mît mademoiselle d'Orléans à Charonne;40 qu'elle la venoit querir pour cela, et qu'elle avoit fait des vacarmes enragés. Moi qui ne savois ce que c'étoit que tout cela, je fus fort surprise. Il me parut que la reine ne l'étoit point, parce qu'elle avoit appris tout cela par M. de Béziers. J'allai chercher ma sœur; je la trouvai dans une cellule avec madame d'Aiguillon, qui disoit qu'elle étoit au désespoir; qu'elle ne vouloit point du prince de Toscane; que le roi étoit un tyran de la forcer; enfin, tout ce que peut dire sur ce ton-là une créature au désespoir. Je fermai la porte et j'étois dans un grand étonnement de ce que j'entendois.

Je la laissai là et allai à vêpres et au sermon; elle vint se mettre auprès de moi et l'entendit tranquillement. La reine alla aux Carmes au salut; nous la suivîmes. Elle me dit dans le carrosse, quand nous sortîmes du salut: « Demandez-moi permission de demeurer, étant près de chez vous; car si votre sœur venoit faire l'enragée devant le roi, il se fâcheroit et l'enverroit tout de bon dans un couvent. Il n'est plus temps, quand les choses sont faites, de dire que l'on ne veut plus. On lui a demandé si elle vouloit, devant que de commencer l'affaire; elle l'a voulue; le roi s'y est engagé; il faut bien que la chose s'achève. » Je lui témoignai que j'étois au désespoir. Après le salut, je fis que [la reine] m'avoit commandé. Elle s'en alla, et nous nous entrâmes par la porte du jardin; elle causa tout de long du chemin avec les gens du logis. En entrant, elle vint à moi avec un air riant: « Ma sœur, entrez dans votre cabinet; je veux vous dire un mot. » Comme nous y fûmes entrées, elle commença: « Je suis au désespoir de tout ce que j'ai fait; il le faut réparer; je vous prie d'écrire à madame de Navailles que je me repens de tout ce que j'ai fait et dit devant la reine et tout le monde; que je m'en dédis; que je souhaite que l'affaire s'achève non-seulement par l'obéissance que je dois au roi, mais connoissant que c'est mon bien, et qu'elle le dise au roi et à la reine, afin qu'ils ne soient pas fâchés contre moi; que, s'il n'avoit pas été si tard, vous seriez allée au Louvre [m'y mener], pour dire moi-même ce que je vous ai priée d'écrire.» Mon billet fait, j'envoyai un page le porter à madame de Navailles, qui me manda que Leurs Majestés étoient très-aises de voir l'esprit de ma sœur remis en la situation où il devoit être.

Le lendemain nous fûmes au Louvre; elle fit de grandes excuses au roi, qui les reçut bien, et lui dit que, quand il avoit donné sa parole, il ne se pouvoit plus dédire honnêtement. M. de Béziers ne venoit plus tous les jours à Luxembourg, comme il avoit accoutumé, parce que ma sœur boudoit contre lui et ne lui parloit point; il en savoit la raison, et je ne la savois pas. Il revint après. Elle s'alloit promener tous les jours à cheval aux environs de Paris, quelque temps qu'il fît; elle alloit à la chasse et y avoit des meutes du roi, pour le lièvre, le daim, le chevreuil, ainsi elle alloit quasi tous les jours à la chasse, partoit à onze heures, et revenoit à une heure ou deux quelquefois de nuit, avec sa coiffe déchiré et son habit, d'avoir été dans le bois. Le prince Charles alloit avec elle; le comte de Saint-Géran et Tamboneau, qui étoient les amis du prince Charles; et pour femmes, mademoiselle de au Fretoy, la fille de sa sous-gouvernante, et Babet et Margot, deux femmes de chambre, l'une à elle, l'autre à moi. Madame de Langeron l'avoit quittée; elles s'étoient mal séparées; à dire le vrai, madame de Langeron n'en usoit pas bien avec elle et elle étoit avec les deux petites; de sorte que [ma sœur] n'avoit à la suivre que sa sous-gouvernante, fort sotte, qui étoit dans son carrosse, qui alloit par les grands chemins, et comme le carrosse ne suivoit pas la chasse, elle revenoit souvent ou après ou devant. On s'étonnoit de ces promenades et comme Madame les souffroit. Depuis que l'affaire de Toscane fut plus avancée, on destina madame de Belloy pour lui servir de dame d'honneur et la mener en ce pays-là, et elle commença à la suivre; mais le carrosse n'alloit pas pour cela après les chiens.

L'empressement que Monsieur avoit pour le mariage d'Angleterre continua, et peu après la mort de M. le cardinal il se fit.41 On croyoit qu'il n'y étoit pas si porté que la reine mère et qu'il le retardoit ne croyant que ce fût une chose si pressée que de marier Monsieur. Le roi lui disoit: « Mon frère, vous allez épouser tous les os des saints Innocents.42 » Il est vrai que Madame étoit fort maigre; mais elle étoit très-aimable; avec un agrément, qui ne se peut exprimer, à tout ce qu'elle faisoit.43 Elle étoit fort bossue, et on la louoit toujours de sa belle taille; la reine d'Angleterre avoit un tel soin de habillement, que l'on ne s'en est aperçu qu'après qu'elle a été mariée. Elle fut fiancée chez la reine d'Angleterre, au Palais-Royal, où elle logeoit, dans le grand cabinet; ce fut M. l'évêque de Valence,44 premier aumônier, qui en fit la cérémonie. Elle étoit fort parée, et tout ce qui y étoit; on peut juger du grand monde qui est en ces occasions. Le lendemain elle fut mariée à midi dans la petite chapelle de la reine d'Angleterre, où il n'y avoit que le roi et la reine; on signa le contrat de mariage chez la reine au Louvre, devant les fiançailles. Je ne sais si le roi y dîna; mais je sais bien qu'il y soupa. Le lendemain on la fut voir qui étoit fort ajustée, et le jour d'après ou le soir même (je ne m'en souviens plus) on la mena aux Tuileries chez Monsieur, où le roi alloit quasi tous les jours. On s'y divertissoit fort: cette cour avoit la grâce de la nouveauté. Madame de Choisy donna la petite de La Vallière45 pour fille à Madame.

M. de Béziers fit son entrée comme ambassadeur extraordinaire de Toscane, vint faire la demande [de ma sœur], et peu de jours après on fit les fiançailles dans la chambre du roi.46 C'étoit M. le duc de Guise qui avoit la procuration de M. le grand duc. Le lendemain, fut le mariage; on les épousa dans la chapelle du Louvre; M. de Béziers fit la cérémonie. Dès qu'elle fut achevée, elle demanda à Monsieur: « Voudriez-vous aller à Saint-Cloud, afin que je n'aie point de visites? » Monsieur lui dit: « Venez me prendre. »Nous fûmes dîner à Luxembourg, après avoir ramené la reine à sa chambre. En arrivant, ma sœur s'alla déshabiller, prit une vieille robe; puis quitta son brocard blanc et ses pierreries, et chiffona sa belle coiffure, mit une coiffe. Nous fûmes au Louvre, où nous ne montâmes pas. Monsieur et Madame descendirent et nous allâmes ensemble à Saint-Cloud, où l'on fit collation; puis on revint au Louvre, où il y avoit beaucoup de monde, parce que la cour devoit partir le lendemain.

Nous prîmes congé de Leurs Majestés. On n'envoya de Toscane, de pierreries à ma sœur qu'une boîte; elle valoit deux cent mille francs. Il y avoit le portrait de son mari,47 qui n'étoit ni beau ni laid. J'aurois suivi la cour sans elle; mais je ne la voulois pas quitter. Le jour qu'elle avoit donné pour recevoir tous les ambassadeurs qui étoient à la cour, elle entra le matin dans ma chambre et me dit: « Je m'en vais à la chasse. » Je lui dis qu'elle se moquoit et si elle ne se souvenoit pas des audiences. Elle me dit brusquement: « Je ne verrai que trop d'étrangers, et j'en suis si lasse que je n'en puis plus. » Comme elle n'avoit de chevaux que les miens, j'envoyai dire à mon écurie que l'on ne lui en donnât point. Elle y fut si vite, qu'elle arriva devant celui qui étoit allé porter mes ordres. Comme ils arrivèrent, on lui dit qu'il n'y avoit point de chevaux; qu'ils étoient boiteux. Elle se mit à rire, disant: « Je les ai vus; » et fut à l'écurie, et voulut les faire sortir. On ne vouloit lui donner ni selle ni bride; elle fit rompre les portes, les serrures pour les avoir. On me le vint dire. Il fallut que j'allasse moi-même, et je la fis descendre de cheval et la ramenai par la main. On peut juger ce qu'auroient dit le nonce et l'ambassadeur de Venise, s'ils ne l'avoient pas trouvée. M. de Béziers m'en remercia fort.

Elle recevoit ses visites et audiences dans mon appartement, premièrement parce qu'elle étoit mal logée, en haut, et parce que j'étois derrière, et quand le premier compliment étoit fait, je m'approchois et je répondois quasi pour elle; sans ce secours, je crois qu'elle n'auroit dit mot. Nous demeurâmes environ quinze jours à Paris, pendant le temps que l'on faisoit ses hardes. Le roi lui donna un ameublement, de la vaisselle d'argent, une toilette, de fort beaux habits et du linge. Elle n'eut pas d'officiers du roi pour l'accompagner, parce que cela ne se faisoit qu'aux souverains, et son mari ne l'étoit pas; mais le roi paya sa dépense et lui donna un carrosse, des valets de pied, des pages, pour aller jusqu'à Marseille.

En partant de Paris, nous fûmes à la messe à Saint-Victor,48 qui est sur le chemin de Fontainebleau; en disant adieu à Madame sa mère, il n'est pas surprenant qu'elle pleurât beaucoup. Le prince Charles vint nous conduire jusqu'à Saint-Victor; il ne nous vit pas monter en carrosse; on m'a dit depuis qu'il [étoit] dans le cloître. Tout le chemin, ma sœur ne fut pas gaie. Elle envoya tout son équipage; elle ne garda pas seulement une femme de chambre; elle coucha dans la mienne à Fontainebleau, et se servit de mes femmes. Nous y fûmes deux ou trois jours, où elle s'ennuya fort. M. de Béziers étoit au désespoir de la manière dont elle reçut le matin tous les gens qui lui vinrent dire adieu: elle s'habilloit dans sa garde-robe, où sa toilette étoit mise sur une table; enfin rien n'étoit moins propre, et n'avois pas l'air de dignité ni de gravité à l'italienne. MM. Le Tellier, Lyonne et Colbert en furent étonnés et me dirent comme je le souffrois. En prenant congé de Leurs Majestés et en disant adieu à tout le monde, elle ne jeta pas une larme.

Nous allâmes coucher à Montargis, où elle n'avoit pas voulu que l'on portât son lit, ce qui me surprit quand je le sus. En arrivant elle me dit: « Je coucherai avec vous. » J'en fus bien fâchée, aimant mes aises et n'étant pas accoutumée à coucher avec personne. Elle étoit ravie de quoi j'en étois fâchée. Elle s'endormit devant moi, dont bien me prit: car elle se mit à rêver et me sauta à la gorge; si j'eusse été endormie, elle m'auroit étranglée. Je ne dormis point le reste de la nui, de crainte que la même rêverie ne la prit. Elle fit toute la journée à cheval le lendemain, et si il y a treize ou quatorze lieues de Montargis à Saint-Fargeau; elle se trouva mal en arrivant, soupa peu et s'alla coucher. Le lendemain elle dormit jusqu'à trois heures, et dès qu'elle fut habillée, elle s'en alla se promener avec deux de mes femmes, un valet de chambre, et les passages du roi, et ne revint qu'à deux heures de nuit. M. de Béziers en étoit en peine; il avoit peur qu'elle ne s'en fût allée. Pour moi, je me fiois à la sagesse de mon valet de chambre, qui ne l'auroit pas souffert, ou qui du moins en seroit venu avertir. Comme elle étoit à pied, on auroit eu le temps de course après.

En revenant elle étoit charmée de la beauté de la promenade; qu'elle avoit été dans des bois admirables. Moi qui connoissois le pays, je lui dis: « Vous avez donc bien passés des haies et fossés pour aller jusque-là? » Elle se pâmoit de rire des aventures qu'elle avoit eues; des paysans les avoient pris pour des gens de guerre. M. de Béziers étoit fort étonné de ses plaisirs. C'étoit le vendredi; elle devoit partir le dimanche. Elle pria fort M. de Béziers qu'elle ne s'en allât que le samedi, et qu'elle ne me verroit jamais; qu'il lui donnât cette consolation. Il lui répondit: « Si Votre Altesse veut demeurer auprès de Mademoiselle, cela seroit bon; mais pour courre encore dans les bois, cela seroit inutile; vous ne la verriez pas. » Je l'en priai aussi; le départ fut retardé.

Belloy et sa femme y étoient [avec] madame d'Angoulême, la femme du vieux,49 qui l'accompagnoit de la part du roi; elle menoit avec elle mademoiselle Du Boulay, fille d'un gentilhomme dont j'ai déjà parlé, qui étoit à feu Monsieur. Elle s'amusa tout le samedi. Le dimanche, au matin, comme nous étions prêtes d'aller à la messe, on vint dire: « Voilà M. le prince de Lorraine! » Ma sœur ne dit rien; il entra à son ordinaire assez embarrassé; on l'étoit aussi que lui dire. Après dîner, on joua au billard; il bâilloit; je lui dis: « Vous avez envie de dormir; » il me dit qu'oui, et qu'il étoit venu en poste de Paris; qu'il avoit couru toute la nuit. Je ne trouvai pas cela d'un air fort galant. Je lui dis: « Je vous conseille de vous aller coucher. » Il accepta la proposition avec promptitude et joie; il fit la révérence, et s'en alla.50

Les lettres de Paris vinrent, où quelqu'un (je ne me souviens plus qui) me mandoit: « Vous verrez la séparation de ces deux amants, si elle sera bien tendre. Pour moi, je croyois qu'il n'auroit pas la force de lui dire adieu une seconde fois; mais l'amour en donne.51 » Moi qui ne savois point qu'il fût amoureux de ma sœur et qui étois dans une grande ignorance de tout ce qui s'étois passé, j'étois bien honteuse de ne m'en être pas aperçue.52 J'en parlai à Belloy, à sa femme, à M. de Béziers, qui me dirent qu'ils admiroient que, moi qui étois si clairvoyante, je ne m'en fusse pas aperçue. Je leur avouai ma sottise. M. de Béziers me conta les peines que cela lui avoit données; le peu d'ordre que Madame avoit voulu donner à cela par sa négligence à laisser son neveu et sa fille se parler et se promener; mais l'absence et le temps feroient passer cette fantaisie à M. de Toscane.53

Je ne lui en dis rien que le lendemain. Comme tout le monde étoit alla dîner, nous restâmes, elle et moi, dans une salle à nous promener. Le prince Charles causoit avec ses dames, je lui dis: « Je suis bien fâchée que vous n'ayez pas voulu confier à moi de l'envie que vous aviez d'épouser votre cousin. Vous devez bien croire que je n'ai écouté toutes les propositions de M. de Lorraine que pour sortir d'affaire plus promptement avec Madame, et que je ne voulois pas rompre cela avant que d'aller à Forges, afin que Madame ne se mit en colère contre moi qu'en mon absence. Comme je n'en veux point, j'aurois prié M. de Lorraine que toute la bonne volonté qu'il m'a témoignée, il la fit connoître en faisant votre mariage; je crois qu'il l'eût fait. Du côté de la cour, vous y auriez trouvé toute sorte de facilité: car vous l'auriez bien voulu en l'état où il est, et pour moi je ne le voudrois sans bastions. Quand les ducs de Lorraine épousoient les filles de France, Nancy en avoit et il n'en aura bientôt plus.54 Ma sœur, ce qui vous est bon ne me convient pas, et j'aurois été ravie de contribuer à votre satisfaction. » Elle me répondit fort embarrassée: « Il est vrai, ma sœur, que le prince Charles a beaucoup d'amitié pour moi; si j'avois été un parti aussi avantageux que vous, il m'auroit épousée; mais voyant que cela ne se pouvoit, il vous épousera, et j'ai prié de bien vivre avec vous, et que toute l'amitié qu'il a eue pour moi, il l'ait à l'avenir pour vous, afin de vous rendre heureuse. » Je la remerciai et lui dis que je ne me souciois ni de lui ni de son amitié, et que je ne l'épouserois jamais.55

Dès que nous eûmes dîné nous partîmes pour aller à Cône, où trouva tout son train. Lors elle commença à pleurer et pleura toute la nuit, à ce que l'on me dit. Le prince Charles s'en retourna à Paris le lendemain. Nous nous séparâmes à l'église; elle partit la première, criant les hauts cris; tout le monde pleuroit.

A l'instant qu'elle fut partie, comme je montois en carrosse, je vis arriver le comte de Furstemberg; il vint à Saint-Fargeau, fort étonné de tout ce que j'avois appris. Il me conta que ma sœur n'avoit témoigné son aversion pour aller en Toscane que lorsque M. de Lorraine avoit voulu mon mariage avec son neveu; qu'elle l'avoit été trouver chez La Haye; qu'elle s'étoit jetée à genoux devant lui; qu'elle lui avoit dit: « Mon oncle, vous ne songez pas à ce que vous faites de vouloir donner vos États à votre neveu pour épouser ma sœur; elle est fière et glorieuse; elle croira vous avoir fait trop d'honneur d'accepter vos États, vous en chassera dès qu'elle y sera, n'aura nulle considération pou vous, ne souffrira jamais que vous épousiez Marianne. Pour moi je le souhaite avec passion; je vivrai avec vous comme la dernière servante de Lorraine, si vous l'aviez fait épouser à votre neveu; j'aimerai et considérai Marianne. Prenez-moi et rompez l'affaire [de ma sœur], vous en avez assez d'occasions par le mépris que ma sœur fait de votre neveu, par les difficultés qu'elle fait tous les jours, qui marquent combien elle se soucie peu qu'elle se fasse. Elle ne fait que vous amuser. » M. de Lorraine lui répondit: « Vous êtes une folle; je ne voudrois de vous pour rien. Vous êtes trop heureuse que l'on ne vous connoisse pas: personne ne vous voudroit. » Furstemberg me dit qu'elle alloit quasi tous les jours se jeter à genoux devant lui et pleurer, et lui faire de pareils contes; qu'elle avoit été aussi dans la chambre du prince Charles lui dire: « Seriez-vous assez lâche pour m'abandonner et préférer votre fortune à moi? » Qu'il lui avoit dit que oui, et qu'elle s'étoit fort emportée et qu'il ne se soucioit point d'elle.

Je dis à Furstemberg: « Tout ce que vous me dites me fait beaucoup de pitié et point d'envie; j'ai [pitié] de ma sœur de s'être mise une telle chose dans l'esprit; j'en ai du prince Charles d'être capable d'écouter tout cela. Vous savez qu'il ne falloit rien de nouveau pour rompre son affaire; qu'elle ne tenoit qu'aux bastions, et qu'à mesures que l'on les démolit, elle tire à la fin, et que, quand il n'y en aura plus, on n'en parlera plus. » Il s'en retourna à Paris, m'assurant fort que l'on ne démoliroit rien à Nancy; que M. de Lorraine se démettroit de ses États.

La crainte d'entendre parler de cette affaire, qui, j'espérois, finiroit en ne me voyant pas, me fit rester un mois à Saint-Fargeau, où je ne croyois être que cinq ou six jours. Vandy y vint; nous parlâmes de cela. Il me disoit: « Rien ne prouve mieux que les affaires des Lorrains vont mal et qu'elles ne réussiront pas que de savoir que madame votre sœur étoit toujours avec vous et le prince Charles qui la suivoit pas à pas, et que vous ne vous êtes point aperçue qu'ils s'aimoient: quand on se soucie des gens on le voit d'une lieue. On perce les murailles de son imagination, et il n'y a rien que l'on ne découvre.56 » Cela me faisoit plaisir; je commençois à être honteuse que l'on dit dans le monde que j'eusse souffert seulement que l'on m'eût fait cette proposition. Quant à M. de Lorraine, je lui en avois obligation. Ce n'est pas que par le grand intérêt qu'il y trouvoit, tant en la grandeur de l'alliance [et] de mon bien, que par l'espérance que l'on lui lairroit son État entier et non pas délabré comme on lui a rendu, tout cela paroisse intéressé; [mais] de se vouloir dépouiller pour l'amour de moi (car il n'aimoit ni n'estimoit son neveu); cela avoit un air obligeant, dont je devois avoir de la reconnoissance. Aussi l'ai-je toujours dit, quand il s'est trouvé occasion d'en parler.57 Furstemberg revint encore une fois; mais je ne me souviens plus pourquoi, tant l'affaire me tenoit peu au cœur.

Je retournai à Fontainebleau, où je fus quelques jours; puis je pris congé pour m'en aller à Forges; je restai peu à Paris. Madame gronda de ce que je ne voulois point cette affaire; mais elle m'en parla avec beaucoup d'honnêteté, et moi à elle. Le soir que je partis, le prince Charles me dit qu'il étoit au désespoir de voir sa fortune perdue; de ne savoir ce qu'il deviendroit. Je crois que Furstemberg lui avoit fait un fort beau discours à me faire; mais il ne sut le retenir, et ne dit que ce qui le tenoit le plus au cœur: le regret de perdre sa fortune. Je lui répondis fort honnêtement et le trouvai fort sot; je tournai un peu l'affaire en raillerie. Depuis mon retour de Fontainebleau, je disois, quand l'on m'en parloit: « J'aurois peur des loups, si j'allois à Nancy: car à cette heure que c'est une ville ouverte, ils y viendront.58 »

 


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NOTES

1. 15 juin 1660.

2. On écrit Captieux, département de la Gironde.

3. Département de Landes.

4. Madame de Motteville (Mémoires à l'année 1660) dit, en parlant de ce tremblement de terre: « Il n'y eut rien de considérable dans cette marche, sinon qu'à Rochefort nous eûmes un grand tremblement de terre, dont les aventures ne servirent seulement qu'à divertir le public. » Voy. aussi Guy Patin, lettre 12 juillet 1660: « Toute la ville [de Bordeaux] a été fort étonnée d'un grand tremblement de terre, qui a eu d'horribles circonstances: les grosses cloches en ont sonné d'elles-mêmes; les pierres de rocher en sont tombées; bref, tout le pays en est fort scandalisé. Ils n'en attendent rien moins que la peste et les impôts; cela est arrivé le 21 juin. »

5. La cour arriva à Bordeaux le 23 juin.

6. Le roi se sépara de la cour pour aller visiter Brouage, le 27 juin 1660. — Comparer pour tout ce voyage de la cour les Mémoires de madame de Motteville.

7. Ce fut le 8 juillet que le prince de Condé vint saluer le roi avec le duc d'Enghien son fils.

8. On peut voir dans les Mémoires de Saint-Simon ce que devint ce petit prodige. Voy. principalement t. VII. p. 138 et suiv. (édit. Hachette, in-8). Mademoiselle reviendra plus loin sur ce prince. Madame de Caylus a dit de lui: « L'esprit, la galanterie, la magnificence, quand il étoit amoureux, réparoient une figure qui tenoit plus du gnome que de l'homme. »

9. La cour arriva le 13 juillet à Fontainebleau.

10. Du grand-duc de Toscane, dont il a été question plus haut.

11. Les gazettes à la main parlent de ces discussions entre Mademoiselle et sa belle-mère. On lit dans une de ces gazettes en date du 21 juillet 1660: « Mademoiselle ayant fait dessein de venir prendre son logement au palais d'Orléans, a fait avertir Madame, afin qu'elle lui laissât un des appartements libres. Son Altesse royale dépêcha en cour le comte de Marcheville; et l'affaire mise en délibération à la cour, on trouva que Mademoiselle avoit droit de le demander et que Madame ne pouvoit pas le lui refuser. On dit même que le roi lui écrivit pour le lui faire trouver bon. »

12. La cour quitta Fontainebleau le 19 juillet.

13. Vaux-le-Vicomte, département de Seine-et-Marne.

14. Vieux mot qui a le même sens que mais.

15. Cette phrase, omise dans les anciennes éditions, signifie que MM, pour ne pas décourager sa sœur, dit plus de bien de sa belle-mère qu'elle n'en pensoit.

16. L'entrée de la reine eut lieu le 26 août 1660.

17. On avait élevé un trône pour le roi et pour la reine à l'endroit où se trouve maintenant la barrière qui en a tiré son nom. Quant à l'arc de triomphe, dont parle Mademoiselle, il avait été commencé en 1670; mais il fut abandonné après la mort de Colbert. Il ne fut jamais achevé, et au dix-huitième siècle sous le ministère de M. le Duc, il fut entièrement détruit. La barrière du Trône a seule perpétué le souvenir de l'entrée triomphale de Louis XIV et de Marie-Thérèse.

18. C'est-à-dire près du Trône.

19. Presque tout ce passage a été omis, ou rendu méconnaissable par les altérations, dans les anciennes éditions des Mémoires de Mademoiselle. Il en est de même du paragraphe suivant.

20. On a partout substitué dans les anciennes éditions le style indirect au style direct. Il en est de même pour la réponse de Mademoiselle.

21. La mère de mademoiselle de La Vallière avait épousé en secondes noces M. de Saint-Remy, maître d'hôtel de Gaston d'Orléans.

22. Ce passage, depuis il étoit amoureux jusqu'à nulle élévation, a été transposé dans le manuscrit autographe;il se trouve à la p. 53 du t. II.

23. Passage omis dans les anciennes éditions depuis Tout cela n'y fit rien jusqu'à l'usage.

24. Le passage entre [ ] n'est pas dans le manuscrit.

25. Tout ce passage depuis comme la cour étoit a été transposé dans le manuscrit autographe,et t se troue aux pag. 51, 52 et 49 du t. II.

26. Il y a père dans le manuscrit, mais il faut oncle.

27. On voit, par des gazettes à la main de cette époque, que le projet de mariage de Mademoiselle avec le duc de Savoie faisoit beaucoup de bruit. On lit dans une de ces gazettes en forme de lettre, à la date du 28 juillet 1660: « Il y a avis de Turin que madame Royale, ayant enfin donné les mains au mariage du duc son fils avec Mademoiselle, le comte Philippe d'Aglié doit venir en France en ambassade extraordinaire pur en faire la demande. » La même gazette dit, à la date du dernier juillet 1660: « L'abbé Amoretti est ici attendu dans peu de jours pour traiter le mariage de Mademoiselle avec le duc de Savoie, auquel madame Royale a donné son consentement. Après quoi le duc de Savoie enverra un ambassadeur extraordinaire pour en faire la demande. Ce prince désire que ce soit le marquis Ville, et madame Royale incline pour donner cet emploi au comte Philippe d'Aglié, qui a déjà fait la fonction d'ambassadeur. » Enfin, à la date du 1er septembre 1660, le projet semble ajourné ou même abandonné. « Pour ce qui est du mariage de Mademoiselle avec le duc de Savoie, dont on avoit parlé comme d'une chose résolue, on ne voit pas qu'elle soit aussi avancée qu'on avoit cru. »

28. Anne Hyde, fille du comte de Clarendon, chancelier d'Angleterre. Le comte de Clarendon ne fut disgracié qu'en 1667.

29. Ce fut le 13 février 1661 que le cardinal Mazarin retourna à Vincennes.

30. On peut comparer sur l'incendie du Louvre et l'impression qu'il fit sur le cardinal les Mémoires de Henri-Louis de Loménie, comte de Brienne, t. II, p. 116 et 117. Le style en a été altéré; mais les traits principaux du récit sont d'une vérité saisissante, principalement la scène où le cardinal parcourt son palais et ses galeries remplies d'objets précieux en répétant: Il faut quitter tout cela.

31. Dans les anciennes éditions on a supprimé ce dernier membre de phrase, qui explique pourquoi la reine mère resta à Vincennes, et on y a substitué ces mots: Pour ne pas donner [à la jeune reine] la peine de venir à Paris. On a aussi fait en cet endroit une division de livre que rien n'explique.

32. Passage omis depuis car quand jusqu'à vrai en moi.

33. Le cardinal Mazarin mourut le 9 mars 1661.

34. La guerre qui commença en 1672 et dura jusqu'au traité de Nimègue, en 1678.

35. Don Lorenzo Colonna, connétable du royaume de Naples.

36. Ce fut le 1er mars 1661 qu'eut lieu ce mariage.

37. Mademoiselle ne veut parler que des gouvernements de Brouage, de La Rochelle et du pays d'Aunis.

38. Le grand couvent des Carmélites était au faubourg Saint-Jacques. Voyez sur ce couvent les détails donnés par M. Cousin dans l'ouvrage intitulé La jeunesse de madame de Longueville.

39. Ce passage depuis comme elle n'avoit pas été nourrie jusqu'à elle vint avec moi, a été en partie omis, en partie altéré, au point de devenir méconnaissable, dans les anciennes éditions.

40. Au couvent de Charonne.

41. Le mariage du duc d'Orléans avec Henriette d'Angleterre eut lieu le 1er avril 1661.

42. On sait qu'il y avait un lieu où se trouve maintenant le marché des Innocents un cimetière et un charnier rempli d'ossements.

43. Voy. sur Madame, les Mémoires de madame de Motteville à l'année 1661, et surtout la Vie d'Henriette d'Angleterre, par madame de la Fayette, et les Mémoires de Daniel de Cosnac, son premier aumônier. Il y a, dans ces derniers Mémoires, un portrait de Madame qui fait parfaitement ressortir la grâce séduisante de cette princesse.

44. Daniel de Cosnac, dont les Mémoires ont été publiés par la Société de l'histoire de France.

45. Louise-Françoise de La Baume-Le Blanc de La Vallière, née en 1644. Il en sera souvent question dans la suite des Mémoires de Mademoiselle.

46. Le mariage de Marguerite-Louise d'Orléans eut lieu le 19 avril 1661.

47. Il se nommait Cosme de Médicis, et devint grand-duc de Toscane en 1670.

48. L'abbaye de Saint-Victor, comprenait un vaste terrain qui s'entendait de la rue des Fossés-Saint-Bernard à la rue Cuvier (autrefois rue de Seine). Sur l'emplacement de ce monastère on a bâti de nouveaux quartiers et la Halle aux vins.

49. Charles de Valois, duc d'Angoulême, fils naturel de Charles IX et Marie Touchet. Il mourut en 1650, après avoir épousé à soixante et onze ans Françoise de Nargonne; sa veuve mourut en 1715: ainsi elle survécut soixante-cinq ans à son mari et cent quarante et un à son beau-père.

50. Les anciennes éditions ajoutent: Se mettre promptement sur un lit, où il demeura jusqu'à sept heures du soir qu'il se montra. Il n'y a pas un mot de cela dans le manuscrit autographe.

51. Ce passage, et principalement l'extrait de la lettre adressé à Mademoiselle, a été supprimé ou mutilé dans les anciennes éditions.

52. L'amour du prince Charles pour mademoiselle d'Orléans étoit parfaitement connu de toute la cour. On écrivoit au surintendant Fouquet, le 28 juin 1661: « J'appris encore hier une chose assez plaisante de Florence: la jeune duchesse s'y ennuie fort; ce qu'on trouve bien étrange en ce pays-là, ne sachant pas qu'elle est amoureuse en France de jeune prince de Lorraine, qu'on avoit parlé de marier à Mademoiselle…. Depuis peu on a intercepté des lettres qui alloient à Florence; l'on a trouvé un poulet du cavalier, et surtout des vers qu'il a faits sur son absence et qu'il lui envoie, qui sont la plus plaisante et la plus risible chose du monde. » (B.I. ms. Baluze)

53. On a ajouté dans les anciennes éditions qui en avoit été instruit. Ce complément, qui n'est pas inutile pour l'intelligence de la phrase, ne se trouve pas dans le manuscrit.

54. Toute la première partie de la conversation entre Mademoiselle et sa sœur, depuis Je suis bien fâchée jusqu'à bientôt plus, a été mise en style indirect dans les anciennes éditions.

55. Passage omis dans les anciennes éditions depuis mais voyant jusqu'à je ne l'épouserois jamais. On y a substitué les lignes suivantes: « Je ne voulus pas pousser cette conversation plus loin, par la peine que je lui faisois et par celle que j'avois de la voir toute décontenancée. »

56. Cette conversation est encore altérée dans les anciennes éditions.

57. Pour donner une idée de la manière dont on a défiguré toute cette partie des Mémoires de Mademoiselle, il suffira de citer ici le texte qu'on a substitué à l'original depuis cela me faisoit plaisir jusqu'à d'en parler. Le voici: « Cette conversation me fit un grand plaisir; j'étois honteuse que le monde se pût être seulement figuré que j'eusse voulu écouter la proposition que M. de Lorraine m'avoit faite avec des soumissions et respects, qui m'obligeoient à garder quelques mesures d'honnêteté avec lui. Je ne croyois pas pourtant lui avoir de l'obligation de l'affaire, parce qu'elle lui étoit trop grande et trop avantageuse pour qu'il pût croire que je lui dusse sentir d'autre gré que celui de la vénération et de l'humiliation avec laquelle il m'avoit parlé et de l'offre obligeante qu'il me faisoit de vouloir quitter ses États uniquement pour l'amour de moi; je crois n'avoir rien à me reprocher là-dessus; je lui ai toujours conservé une reconnoissance particulière, qui a répondu à l'empressement avec lequel il m'avoit fait l'offre de se dépouiller. »

58. Segrais (dans ses Mémoires, p. 121, édit. d'Amsterdam, 1723) dit en parlant de Mademoiselle: « La raison qu'elle apporta pour ne pas se marier avec le duc de Lorraine, c'est que les salines n'étoient pas d'un aussi grand revenu qu'elle avoit cru. » Ce passage suffit pour prouver avec quelle discrétion on doit consulter les Mémoires-Anecdotes de Segrais.


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