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Deuxième Partie


CHAPITRE XI

(8 mai 1670 – 20 juin 1670)

Quand madame de Puysieux me vint dire adieu et que l'on partit, elle me dit : « J'ai conté à madame de Longueville la conversation du jour que vous aviez été saignée1 ; elle a joint les mains et levé les yeux au ciel, et m'a dit : il n'y a que cela à faire sur une telle chose. Vous pouvez juger tout ce qu'elle a pensé là-dessus, et si elle osoit parler, ce qu'elle diroit ; mais pour moi qui dis tout ce que je pense, battez-moi après si vous ne le trouvez pas bon ; mais c'est la chose que je souhaiterois le plus, et je ne la crois pas impossible ; et croyez-moi vous seriez bien heureuse, bien honorée et respectée ; on sait en ce pays-là de quel esprit vous êtes, et tout le monde ne sait pas faire cas des choses selon leur valeur. » Je lui dis : « Je n'ai rien à dire là-dessus, sinon que j'honore infiniment madame de Longueville, que je l'aime et que je la trouve fort aimable. »

Du Quesnoy,2 nous fûmes à Cateau-Cambrésis, où je ne sais si je le vis ; car souvent il ne venoit pas chez la reine ; mais par les chemins il étoit souvent à la portière du carrosse de la reine. On fut après au Catelet. Là il vint chez la reine, où nous eûmes une longue conversation. Je lui dis : « Je suis toute résolue de me marier ; toutes les difficultés que vous m'avez fait voir sont toutes surmontées dans ma tête, et j'ai quasi trouvé cet heureux (au moins que vous appelez ainsi) ; il ne lui manque plus que votre approbation. — Vous me faites trembler de vouloir aller si vite en une telle affaire, il faut des siècles pour y songer. — Hélas ! lui dis-je, quand on a quarante ans, que l'on veut faire une folie, il n'y faut pas penser si longtemps, on n'a qu'à voir si celui que l'on prend n'en fait pas une ; au moins il redresse celle qui la fait, et je suis si déterminée que le premier séjour que nous ferons, j'en veux parler au roi et me marier en Flandre ; cela fera moins de bruit qu'à Paris. — Ah ! gardez-vous-en bien ; je ne le veux pas, moi qui suis le chef de votre conseil ; je m'y oppose. » Nous parlâmes longtemps sur cela ; puis je lui dis : « Vous êtes plaisant, vous qui ne vous voulez pas marier, d'en empêcher les autres. — Si je voulois croire aux horoscopes, j'y songerois ; car une personne que j'ai connue m'a dit qu'elle avoit fait tirer mon horoscope et que je ferois la plus grande fortune qu'homme ait jamais faite par un mariage ; elle en étoit au désespoir. — Elle n'étoit donc pas votre amie. » Il répondit : « Elle m'aimoit assez ; mais c'est qu'elle étoit fâchée de n'être pas celle qui la feroit. Ce n'est pas une marque qu'elle ne m'aimât point. » Je lui demandai le soir qui elle étoit ; il ne me le voulut pas dire, et puis il dit : « parlons d'autre chose. »

Je repris la conversation après quelques moments que nous fûmes sans parler : « Mais moi qui suis votre amie et qui suis si bien vos conseils, il faut que vous suiviez les miens. Au nom de Dieu, songez à ce que l'on vous a dit ; mettez-vous dans la tête le plus grand dessein que l'on puisse avoir, et suivez cette affaire. Sans être astrologue, je suis persuadée que vous pouvez prétendre à tout. Songez donc à quelque chose, et ne perdez point de temps, croyez-moi. » Il m'écoutoit d'une manière, répondant de temps en temps, à me laisser croire qu'il pourroit à la fin croire mes conseils. Le roi vint souper. Nous nous séparâmes.

Le lendemain matin avant que de partir, M. de Lauzun étoit dans l'antichambre de la reine avec Guitry. Mes filles lui contèrent qu'il étoit mort à Saint-Quentin mon maréchal des logis, qui y étoit demeuré malade, en trois jours. C'étoit un garçon que tout le monde connoissoit. Je trouvai M. de Lauzun qui moralisoit avec elles là-dessus, et il me dit : « Nous parlions de la mort de Catanes. Il est assez bon de vous parler quelquefois là-dessus : vous craignez la mort et vous n'y songez point ; je vous en veux faire souvenir. » Je m'en retournai dans la chambre de la reine. J'allois et venois, et en passant il me disoit : « souvenez-vous que vous êtes mortelle ; » et souvent il me disoit cela. Rochefort disoit : « Je ne comprends pas pourquoi il dit cela, et à quoi est bonne cette plaisanterie. »

On fut à Bapaume,3 à Arras,4 où l'on séjourna ; c'étoit le temps des rogations ; il fut fort régulier : on mangea maigre chez lui. Les jours de séjour, on ne pouvoit pas être plus ajusté qu'il l'étoit. En allant à la messe du roi, je le trouvai qui sortoit de l'église avec une grosse cour après lui ; il vint à moi et me loua fort un habit neuf que j'avois et une jupe. Je lui dis : « Quelle merveille ! il me semble que vous ne remarquez jamais rien. » On fut à Douai, où Madame s'étant trouvée à des harangues que l'on faisoit à la reine s'assit, et moi aussi ; la reine le remarqua et le dit au roi. Monsieur me dit : « Le roi a trouvé mauvais vous vous soyiez assise, vous qui savez bien que cela ne se doit pas. » Je le remerciai. En arrivant à Tournay, je voulus en parler à M. de Lauzun. En descendant de carrosse, je me voulus appuyer sur lui ; il s'en alla ; je pensai tomer. Il faisoit quelquefois des choses qui paroissoient ridicules à ceux qui les voyoient, mais j'étois si persuadée qu'il avoit ses raisons lorsqu'il me fuyoit, que je n'en étois point fâchée. Le lendemain je lui contai ce que Monsieur m'avoit dit. Il me répondit : « N'en soyez point en peine ; parlez-en au roi. » Le jour d'après je le trouvai heureusement comme il sortoit du cabinet de la reine, où il n'y avoit personne ; je lui dis ce que Monsieur m'avoit dit. Il me répondit : « Mon frère vous a dit vrai. » Je lui répliquai : « Sire, je savois bien que je faisois une sottise ; mais comme Madame ne devoit pas être assise non plus que moi et que je n'osois [le] lui dire, j'aimai mieux me faire gronder afin que l'on lui apprît : car si la reine n'avoit vu que Madame assise, elle auroit cru que cela devoit être ainsi. — Vous avez raison, ma cousine ; je vois bien que mon frère ne vous a pas dit que j'avois trouvé aussi à redire que Madame s'assit [ainsi que] que vous. » Sur cela je lui que jamais personne ne porteroit respect avec plus de joie à lui et à la reine que moi, et que je montrerois toujours en cela l'exemple aux autres. Il me fit force honnêtetés, dont je rendis compte à M. de Lauzun.

Tout les soirs, quand il sortoit de chez le roi que la chambre de la reine donnoit ou sur la cour ou sur la rue, après qu'il étoit monté à cheval, il regardoit à la fenêtre si je n'y étois point, m'y ayant vue une fois. Il ne manquoit guère de m'y trouver.

En passant proche les places d'Espagne, on entendoit qu'elles tiroient le canon. Un jour on vit des escadrons sur une hauteur. M. de Lauzun envoya reconnoître : c'étoit des troupes qui étoient sorties de Cambrai et qui dirent que le gouverneur les avoit envoyées, de peur que, sous prétexte de la marche du roi, quelques cavaliers ne sortissent et ne volassent quelque équipage, s'excusant que ce seroient des François. Les officiers demandèrent à ceux qui étoient allés reconnoître s'ils ne pourroient pas parler à leur général. On les amena à M. de Lauzun, qui les fit voir au roi. Ils lui firent la révérence et s'en retournèrent charmés d'avoir vu le roi.

Madame étoit fort triste pendant ce voyage : elle parloit peu, avoit toujours la tête basse ; comme elle prenoit du lait, elle ne soupoit point avec nous ; elle mangeoit de bonne heure et souvent elle s'alloit coucher. Le roi l'alloit voir ; il avoit de très-grand égards pour elle. Monsieur n'étoit pas de même : il ne perdoit pas une seule occasion dans le carrosse de lui dire des choses malagréables ; entre autres, on parloit un jour de prédictions, il dit : « On m'a prédit que j'aurois plusieurs femmes, et je le crois ; car, en l'état où est Madame, on peut croire qu'elle ne vivra pas, et si on lui a prédit qu'elle mourroit bientôt. »

Le gouverneur de Flandre, qui étoit le connétable de Castille, envoya son fils naturel, don F. de Velasque, faire des compliments au roi.5 Il avoit un fort grand équipage,6 et force gens de qualité avec lui ; il avoit un ingénieur espagnol, que l'on disoit lui fît voir la citadelle de Tournay, à quoi on travailloit. On fut de là à Courtrai,7 où on eut des nouvelles d'Angleterre, comme le roi d'Angleterre mandoit à Madame qu'il la viendroit voir à Douvres. Monsieur fut fort fâché, et Madame fort aise. Il ne voulut point qu'elle y allât ; mais le roi le vouloit absolument. On séjourna un jour à Courtrai, où Monsieur ne fut pas de bonne humeur, puis à Lille,8 où Madame garda le lit pour se reposer, devant le lendemain aller à Dunkerque pour s'embarquer. Tout le monde lui fut dire adieu ; elle avoit beaucoup de chagrin de voir l'état où Monsieur étoit et comme il faisoit paroître son chagrin à tout le monde. Le roi fut un peu indisposé ; il ne laissa pas de sortir ; mais il ne mangea pas à table. Le jour que Madame partit,9 en attendant le dîner, la reine prioit Dieu ; nous étions, Monsieur et moi, dans sa chambre ; il ferma la porte et s'emporta beaucoup contre elle [contre Madame], et de la manière dont il me parla j'eus lieu de croire qu'ils ne se raccommoderoient jamais ; ce que je vis avec beaucoup de déplaisir.10

Leurs Majestés se promenèrent dans les fossés de Lille en bâteau, qui sont fort beaux, et vint un certain jeu d'oie assez mal plaisant, mais ce sont de ces choses où il faut que les rois satisfassent. Ils se furent promener dans un jardin du maréchal d'Humières, qui est sur ce fossé hors la ville,11 où la femme du gouverneur de Bruxelles, la marquise de Rennebourg, se trouva inconnue ; mais elle ne laissa pas de saluer la reine. Sa sœur étoit avec elle, mademoiselle de Varsin, et sa fille mademoiselle Calalin, qui étoit assez jolie.12 Le roi causa fort avec elle, dont elle parut assez aise ; je ne sais s'il lui disoit des douceurs ; mais je sais que l'on se moqua fort de l'air familier qu'elle avoit eu avec le roi, comme si elle l'eût vu toute sa vie. Le maréchal d'Humières donna une grande collation à Leurs Majestés, à son logis. La reine leur dit d'y venir ; elles s'excusèrent sur ce qu'elles étoient habillées de gris, ne croyant point se montrer. On parla fort d'elles dans le carrosse.

On fut coucher à Saint-Venant,13 puis à Bergues-Saint-Vinox et à Dunkerque, où on fut deux jours. Je causai là avec M. de Lauzun, mais en passant. Le duc de Bournonville, que j'avois connu à la guerre de Paris, n'osant me venir voir, m'envoya sa fille qui étoit fort bien faite, et me pria qu'elle ne vît la reine qu'inconnue. Elle fut dans les couvents et le soir au souper du roi, où les violons étoient tous les soirs, et les hautbois des mousquetaires à dîner. Par les chemins on les faisoit jouer souvent.14

On s'en revint de Dunkerque à Calais, où M. Colbert,15 ambassadeur pour le roi en Angleterre, vint voir le roi. Le matin comme l'on partoit, on me vint dire chez la reine : « Vous ne savez pas la nouvelle qui court ; il y a ici force Anglois qui disent que le roi d'Angleterre se démarie, parce que sa femme n'aura point d'enfants ; que l'on la renvoie en Portugal, et que l'on parle tout haut en Angleterre de votre mariage avec le roi. » Cette nouvelle m'étonna. Comme nous fûmes en carrosse, Monsieur dit : « Si je voulois je dirois une nouvelle que l'on m'a dite. » Le roi se mit à rire et dit à Monsieur : « Je m'étonnois que vous ne l'eussiez pas encore dite. » On se regarda. Le roi dit : « Je parle que ma cousine la sait, à la mine qu'elle fait. » Je ne répondis rien. Monsieur répliqua : « On ne parle d'autre chose depuis hier au soir. » Le roi dit : « Il faut que je lui dise, mais ce n'est pas comme une chose certaine ni que l'on ait eu ordre de me dire ; mais Colbert, mon ambassadeur en Angleterre, qui arriva hier au soir, dit qu'il est tout public en Angleterre, et même que toutes les personnes de qualité les plus considérables disent, que le roi s'en va démarier ; que la reine y consent ; qu'elle s'en retourne dans un couvent et que le roi d'Angleterre épousera ma cousine ; voilà ce que j'en sais. » La reine dit : « C'est que cela seroit horrible ! Quoi ! ma cousine en voudriez-vous ? » Je ne répondois pas. Le roi me dit : « Mais répondez ; que pensez-vous là-dessus ? — Je n'ai point de volonté que celle de Votre Majesté ; mais je crois qu'elle ne voudroit pas que je fisse rien contre ma conscience. » La reine dit : « Quoi ! vous vous en rapporteriez au roi ? » Le roi dit : « Elle le pourroit ; je ne me voudrois pas damner pour les autres. » Je me mis à pleurer de très-bon cœur. Monsieur disoit : « Pour moi, je trouverois cela fort beau : le roi d'Angleterre est si honnête homme ! » Madame de Montespan dit : « Vous vous connoissez tant ; il a été si amoureux de vous ! cela seroit fort joli : vous écririez au roi ; vous vous feriez mille présents, de ce qu'il y auroit de joli et de nouveau. » Plus on disoit, plus je pleurois. Le roi disoit : « Mais pleurer d'un bruit ! » Je lui dis : « Le seul bruit de quitter Votre Majesté m'attendrit. » Je crois qu'il y avoit quelque chose, et cela étoit vrai.

Ce me fut une occasion de témoigner de l'amitié au roi, qu'il reçut comme je pouvois désirer. La reine m'en parla, quand on fut arrivé à Boulogne, qui n'en avoit pas d'envie. Madame de Thianges, qui connoissoit fort le roi d'Angleterre et qui avoit joué à de jolis jeux chez moi et fort dansé avec lui, disoit : « Nous l'irons voir.16 » Je trouvai M. de Lauzun en sortant, à qui je contai ce bruit. Il me dit qu'il en avoit ouï parler et même que j'avois pleuré ; que j'avois raison d'avoir ces sentiments de tendresse pour le roi ; qu'il en étoit ravi. Je crois qu'il l'étoit autant par la part qu'il y croyoit avoir.

On fut à Hesdin,17 où toutes les troupes étoient en bataille. Le jour que le roi en partit, M. de Lauzun salua le roi à leur tête, et là toutes s'en retournèrent à leurs garnisons, et lui alla monter dans son carrosse. Je le trouvai le soir chez la reine ; il me dit : « Vous voyez l'homme du monde le plus aise d'être débotté et d'être venu en carrosse. » Je le grondai d'être si paresseux, et que, s'il savoit la bonne mine qu'il avoit à la tête des troupes, il n'en bougeroit jamais. Après, il alla chez la reine, qui jouoit ; je lui dis : « A cette heure que vous n'avez plus de camp à aller coucher, vous demeurerez ici jusqu'au souper du roi. — Je ne sais. » Nous étions à la fenêtre, quand il arriva. Je parlois à Maulevrier,18 qui s'en alla, quand M. de Lauzun approcha. Il me dit : « Vous lui demandiez si son frère l'ambassadeur lui avoit bien dit des nouvelles d'Angleterre ; car à l'heure qu'il est vous en êtes entêtée : les nouveautés vous plaisent, et celle-ci vous doit plaire. Pour moi j'approuve fort que vous ayez du goût pour être une grande reine dans un pays, où vous pouvez servir le roi, et il n'y a rien qui dépendît de moi que je ne fisse pour y contribuer. J'honore fort le roi d'Angleterre ; c'est un parfait honnête homme, des amis du roi. Après cela pourriez-vous douter que je ne souhaitasse passionnément cette affaire ?19 »

Il ne croyoit pas ce qu'il disoit ; mais quoiqu'il dise qu'il n'aime pas à parler, c'est l'homme du monde qui dit le plus de choses, quand il veut faire parler des gens, qui paroissent inutiles ; mais elles ne le sont pas dans son intention. Je lui répondis : « Si j'en avois tant d'envie, je n'aurois pas fait ce que je fis hier, mais vous savez si bien le contraire de ce que vous dites, que je ne me veux pas donner la peine de vous répondre. »

Je crois que tout ce qu'il y avoit de gens de qualité à la cour passèrent, comme nous étions à cette fenêtre. Nous nous mîmes à les examiner, leur taille, leur aire, leur mine, leur esprit ; enfin nous donnâmes notre avis sur tous. Après cela il me dit : « Par ce que je vois, ce n'est pas un de ceux-là que vous choisirez. — Non assurément. Je voudrois qu'il passât et vous le pouvoir montrer. Cherchons tout ce qui reste ici et qui n'a pas passé. » Il dit : « Charost qui est auprès du roi. » Le comte d'Ayen entra ; je lui dis : « En voilà encore un qui ne passera pas. Il faut chercher : il y en a encore quelque autre. » Sur cela il sourit, et nous parlâmes d'autre chose.

A Beauvais,20 je causai longtemps avec la sœur de M. de Lauzun,21 dont j'ai parlé, qui étoit fille de la reine, quand elle fut mariée ; elle avoit épousé le comte de Nogent. Je la voyois très-rarement ; mais à ce voyage, nous avions fait une plus grande connoissance. C'est une femme qui a bien du mérite et de l'esprit. Quoique je dusse avoir l'esprit guéri des peines, que m'avoient données les bruits que les ennemis de M. de Lauzun avoient fait courir qu'il épouseroit la duchesse de La Vallière, par la conversation d'Avesnes,22 on aime toujours à se faire redire les choses que l'on est bien aise de savoir. Je lui dis : « N'avez-vous pas été bien fâchée de ces bruits que l'on a fait courre de M. votre frère. » Elle me témoigna qu'il en avoit été au désespoir, et elle aussi.

En arrivant à Saint-Germain,23 je trouvai ma chambre pleine de maçons ; ce qui m'obligea d'aller le lendemain à Paris, dont je fus au désespoir, parce que ce que l'on y faisoit ne pouvoit être achevé de sept ou huit jours. Heureusement le roi alla à Versailles, où je fus en diligence. Madame de Thianges, un matin après la messe, se trouva seule avec moi ; nous causâmes ensemble en nous promenant. Elle me dit : « Vous ne savez pas ma folie, c'est que je voudrois que vous vous mariassiez, et devinez à qui. » Je lui dis : « Je ne sais. — A M. de Longueville. » Et sur cela elle m'en dit tous les biens imaginables, et puis : « Qu'avez-vous à dire à cela ? — Rien, sinon que je n'ai pas envie de me marier. » Elle me dit force choses qui se disent, mais qui ne se peuvent écrire : cela seroit trop long. On me vint querir pour dîner.

On retourna à Saint-Germain. Madame arriva d'Angleterre.24 Monsieur ne fut point au-devant d'elle, et empêcha le roi d'y aller ; il l'en pria instamment. Le soir qu'elle arriva, elle étoit belle comme un ange, si honnête, si civile ; tout le monde en fut fort satisfait ; le roi la reçut parfaitement bien. Monsieur n'en fit pas de même. Le lendemain elle garda le lit ; elle étoit fatiguée de son voyage. Tout le monde la fut voir ; elle me parut fort chagrine. Je ne lui parlai point en particulier, toute la cour y étant. Je lui demandai des nouvelles du roi d'Angleterre et du duc d'York. Elle me dit qu'elle leur avoit fait mes compliments, et qu'ils étoient tous deux toujours fort de mes amis ; que la reine d'Angleterre lui avoit paru une bonne femme, qui n'étoit pas belle ; mais qu'elle étoit si honnête, si complaisante, que cela la faisoit aimer ; que la duchesse d'York avoit infiniment de mérite, et qu'elle en étoit fort contente. La cour d'Angleterre étoit encore en deuil de la reine mère d'Angleterre, ma tante, qui étoit morte il y avoit près d'un an25 ; elle mourut à Colombes. C'étoit une femme fort délicate, qui étoit quasi toujours malade ; elle prit des pilules en se couchant, qui la firent si bien dormir qu'elle ne s'éveilla point. Madame en fut fort fâchée : car elle s'entremettoit pour elle auprès de Monsieur, qui avoit des égards pour la reine, qui étoit fort bonne et qui avoit de l'esprit et du mérite. Pour moi, je l'aimois fort ; elle m'avoit toujours témoigné bien de l'amitié. J'eus beaucoup de déplaisir de ne pouvoir accompagner son corps à Saint-Denis ; mais il me prit ce jour-là, la nuit, un si grand mal de gorge que je n'y sus aller. Mademoiselle et ma sœur de Guise y allèrent.26

Madame ne fut qu'un jour à Saint-Germain ; le roi s'en alla à Versailles, et Monsieur ne voulut point y aller pour lui faire dépit. Il s'en alla à Paris ; Madame avoit fort envie de pleurer, en nous voyant partir. Un moment devant, Monsieur me mena dans la chambre de la reine et me dit : « Je suis trop de vos amis pour ne pas vous parler d'une chose, que l'on dit hier à la promenade dans la calèche : on dit au roi que le bruit couroit que vous alliez épouser M. de Longueville. » Le roi dit qu'il n'en avoit pas entendu pas parler, et qu'il ne croyoit pas que cela fût par cette raison ; que madame de Thianges parla fort là-dessus et dit : « Puisque Votre Majesté a bien voulu le mariage de M. de Guise, elle voudroit bien celui-ci ; » que le roi avoit répondu qu'il ne s'y opposeroit pas. Je dis à Monsieur : « Je ne sais ce que c'est ; je n'en ai pas ouï parler. » Il me dit :  « M. de Longueville est de mes amis : j'en serois bien aise ; mais dites-mois vos sentiments. » Je lui dis : « Je n'en ai point là-dessus ; voilà la première nouvelle que j'en ai entendu ; ainsi il seroit difficile, n'y ayant pas songé, de dire mes sentiments là-dessus. »

On partit pour Versailles27 ; je mourois d'envie de conter cela à M. de Lauzun. Il ne logeoit pas à Versailles : il étoit à une maison qui appartient aux Célestins de Paris, qu'on appelle Porchefontaine ; il étoit là pour se baigner ; ainsi on ne le voyoit pas si souvent qu'ailleurs. Quelquefois il dînoit chez Guitry. Pour lui donner de la curiosité et le faire venir bien vite chez la reine, j'envoyai chercher Guitry, que j'avois à parler à lui. Il vint à ma chambre ; je lui demandai s'il avoit entendu parler de ce que Monsieur m'avoit dit qui s'étoit conté dans la calèche ;il me répondit que non. Je montai chez la reine, où je trouvai M. de Lauzun à une fenêtre au degré, qui me dit : « Vous aviez affaire à Guitry ? — Oui. — Qu'est-ce que c'étoit ? — Je n'ai pas envie de vous le dire. » Il n'en croyoit rien. Il me pressa, je lui dis ; il se mit à rire : « Eh ! bien, voilà votre homme tout trouvé. Vous êtes bien obligée à madame de Thianges de l'avoir cherché ; car vous n'y songiez point autrement. Vous lui êtes obligée ; car elle vous veut donner ce qu'elle aime le mieux au monde, et le partager avec vous. »

La reine sortit pour aller à vêpres. Le soir, après souper, comme je me promenois de chambre en chambre, je vis M. de Lauzun ; je fut fort étonnée. Il vint à moi. Je lui dis : « Quelle merveille ! — C'est que j'avois à parler à M. de Longueville. » M. de Longueville s'approcha et Rochefort. On parla de choses de rien. Puis il me dit : « Il le croit que je le cherchois ! mais c'est que je voulois voir quelle mine vous lui faisiez ; car je commence à croire que vous n'avez plus de confiance en moi, et que c'est tout de bon que vous vous allez marier avec lui. » Il me dit force choses là-dessus. Je lui dis : « Assurément je me marierai ; mais ce ne sera pas à lui. Je vous prie que je vous parle demain ; car je suis déterminée, résolue de parler au roi, et je voudrois bien que tout ceci fût fini devant le premier juillet. »

Nous étions aux derniers jours du moi [de juin]. Il me dit : « Je m'en vais demain à Paris, et dimanche, sans faute, je serai ici, et nous causerons de toute chose ; je commence à avoir aussi envie que vous de voir tout ceci fini. » On peut juger l'inquiétude où j'étois : car dans de tels moments il passe bien des choses dans la tête ; mais il ne m'en passoit pas qui s'opposât à la résolution que j'avois prise ni qui me pût faire d'autre peine que la crainte que j'avois d'en trouver dans l'exécution. Je ne me méfiois point du roi : je voyois les bontés qu'il avoit pour M. de Lauzun. Je ne doutois pas qu'il ne sût la chose tout comme moi par les manières dont il me traitoit. Celles de M. de Lauzun à mon égard étoient extraordinaires ; mais elles me paroissoient d'un homme bien sage, qui connoissoit mes sentiments pour lui, mais qui craignoit que, s'ils ne continuoient pas et que je vinsse à changer, ce ne me fût un embarras de me témoigner plus ouvertement les connoître. Je trouvai en cela une marque de son respect et de son amitié et d'un homme qui sait vivre avec les gens comme moi, avec qui on ne doit pas aller si vite en besogne qu'avec les gens de but à but.28

 

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NOTES

1. Voy. plus haut, Chap. X, p. 104-105.

2. La cour étoit au Quesnoy le 8 mai.

3. Voy. dans les Œuvres de Louis XIV (t. V, p. 466) une lettre de ce prince datée de Bapaume (12 mars 1670).

4. La cour arriva à Arras le 12 mai et y resta jusqu'au 14.

5. Pellisson insiste sur les mêmes faits dans sa lettre datée de Tournay (17 mars 1670) : « Il fut résolu que don Francisque de Velasque suivroit le roi à Tournay, et s'en retourneroit par Ath, pour voir les fortifications. Le roi témoigna désirer qu'on lui montrât toutes choses au lieu de les lui cacher, comme l'on fait d'ordinaire aux ennemis. Il recommanda particulièrement qu'on prît soin de bien loger un grand ingénieur qui est de sa suite. »

6. « Son train étoit grand : il avoit trente chevaux de main les plus beaux du monde et trente gardes à justaucorps de velours bleu fort longs, fort galonnés d'argent partout. » Pellisson, Lettres historiques, ibid.

7. La cour alla de Tournay à Oudenarde (20 mai), et de là à Courtrai (21 mai). Voy. Pellisson (lettre du 24 mai), et la Gazette de Renaudot.

8. La cour arriva à Lille le 22 mai.

9. Ce fut le 23 mai que Madame partit de Lille.

10. Les anciennes éditions ont ajouté ici plusieurs lignes qui contiennent une explication du but du voyage de Madame. Les voici : « Elle s'attiroit la considération du roi parce qu'elle avoit du mérite et qu'elle négocioit des affaires avec son frère et le roi ; de sorte que le voyage qu'elle alloit faire étoit aussi nécessaire pour les intérêts du roi que pour le plaisir particulier de Madame. » Ce voyage eut pour résultat le traité de Douvres, qui fut signé le 1er juin 1670. On trouva ce traité et toutes les négociations qui s'y rattachent dans le t. III des Négociations relatives à la succession d'Espagne, par M. Mignet.

11. Passage omis dans les anciennes éditions depuis Leurs Majestés jusqu'à ce fossé hors la ville. Voy. les Lettres historiques de Pellisson, I, 50.

12. Pellisson, dans sa lettre du 29 mai, donne aussi des détails sur les fêtes de Lille : « Le séjour de Lille finit par une fête galante que M. et madame d'Humières donnèrent au roi et aux dames…. Le lieu de la fête étoit un jardin de M. le maréchal dans les dehors de la ville, où le fossé plein d'eau courant fait un beau canal. Cela fut suivi d'une joute sur des bâteaux, d'une promenade des dames sur l'eau, d'un très-beau feu d'artifice au bout d'un bastion, dont le pied est dans ce canal et enfin d'un grand souper ou ambigu, dans la maison du maréchal d'Humières. La gouvernante de Bruxelles et sa fille furent de la fête du jardin. Le roi leur parla fort civilement et obligeamment et les fit même prier du souper. Elles s'en excusèrent sans manquer au respect sur la seule crainte de se faire une affaire avec l'Espagne, en recevant cet honneur, et même d'en avoir déjà trop fait par la curiosité qu'elles avoient eue de voir leurs Majestés de si près. Le roi fit manger avec lui parmi les dames françoises deux dames de qualité du pays. La fille du gouverneur de Bruxelles fut trouvée jolie. »

13. D'après les Lettres historiques de Pellisson la cour alla de Lille à Bethune, puis à Bergues-Saint-Vinox. La Gazette de Renaudot est d'accord avec les Lettres de Pellisson. La cour quitta Lille le 26 mai, passa le 27 à Bethune, puis à Saint-Venant, arriva le 28 à Bergues-Saint-Vinox et le 28 à Dunkerque. Elle en partit le 1er juin et arriva le lendemain à Calais. Elle n'y resta qu'un jour et se rendit le 2 juin à Boulogne.

14. Passage omis dans les anciennes éditions depuis mais en passant jusqu'à jouer souvent.

15. Charles Colbert, marquis de Croissy, frère du contrôleur général. Il fut lui-même dans la suite secrétaire d'État.

16. Passage omis dans les anciennes éditions, depuis la reine m'en parla jusqu'à nous l'irons voir.

17. La cour, qui avait quitté Boulogne le 3 juin, arriva le même jour à Hesdin. Elle en partit le 4 pour aller à Abbeville, et de la à Beauvais.

18. Édouard-François Colbert, comte de Maulevrier, seigneur de Vendières ; il était capitaine-lieutenant d'une compagnie de mousquetaires depuis 1665. Il mourut en 1693.

19. On lit dans les anciennes éditions : « Vous m'avez choisi pour prendre mes avis : j'avoue qu'à votre place je serois tenté d'être une grande reine, et surtout dans un pays où vous pouvez servir le roi utilement. Si vous m'en croyez, vous n'hésiterez pas à faire cette affaire. Outre les raisons de l'intérêt du roi, qui vous doit être plus sensible que tout ce qu'il y a du monde, vous devez trouver de l'agrément d'épouser un parfait honnête homme, qui est intime ami du roi. Ces deux circonstances vous doivent avoir fait comprendre que tout mon conseil se réduiroit là, et qu'il ne se pouvoit pas faire que je ne souhaitasse l'affaire passionnément. »

20. Le 6 juin.

21. Diane-Charlotte de Caumont ; elle mourut le 4 novembre 1720. Saint-Simon en parle à l'occasion de sa mort (Mémoires, édit. Hachette, in-8, t. XVIII, p. 67).

22. Voy. plus haut, [partie II, chapitre X] p. 119-120.

23. La cour arriva à Saint-Germain le samedi 7 juin.

24. Madame revint d'Angleterre le 12 juin 1670.

25. La reine d'Angleterre était mort le 8 septembre 1669, à l'âge de soixante ans.

26. Ce passage, depuis qui avoit des égards jusqu'à y allèrent, a été omis dans les anciennes éditions.

27. « Le 20 du courant (juin 1670) Leurs Majestés, avec lesquelles étoient monseigneur le Dauphin, Madame et M. le duc d'Anjou, arrivèrent en ce château, où elles prennent les divertissements de la belle saison. » Gazette de Renaudot.

28. Vieille locution pour d'égal à égal.

 


Mémoires de Mlle de Montpensier, Petite-fille de Henri IV. Collationnés sur le manuscrit autographe. Avec notes biographiques et historiques. Par A. Chéruel. Paris : Charpentier, 1859. T. IV, Chap. XI : p. 123-141.


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