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Deuxième Partie


CHAPITRE XII

(10 juin 1670 – juillet 1670)

Ce dimanche venu, je causois l'après-dînée dans la chambre de la reine avec madame de Nogent, comme je faisois souvent. Elle avoit pu connoître par beaucoup de choses que je lui avois dites que j'avois quelque chose dans l'esprit, qui me donnoit de l'inquiétude et que je n'étois pas contente de ma condition. Ce jour-là, je lui dis : « Vous serez bien étonnée dans peu de jours (elle m'écoutoit avec beaucoup d'attention) ; c'est que je m'irai marier ; j'en demanderai demain la permission au roi, et l'affaire sera faite en vingt-quatre heures. Devinez à qui. » D'abord elle nomma M. de Longueville. Je lui dis : « Non ; c'est un homme de fort grande qualité et d'un mérite infini, qui me plaît. Il y a sept ou huit mois que j'ai cette affaire dans la tête ; je ne l'ai dite à personne ; je ne sais même s'il s'en doute. Je crois bien que oui ; mais par respect il ne me l'a osé dire. Regardez tout ce qui passera et, si vous le nommez, je vous le dirai. » Il parut beaucoup de gens ; je disois toujours non. Tout d'un coup je lui dis : « Il est allé à Paris ; il ne viendra que ce soir. » Je descendis un moment à ma chambre. On me vint dire : « La reine sort. » M. de Longueville y étoit ; il cherchoit fort à me parler, c'est-à-dire indifféremment ; mais me faisoit la cour avec plus d'assiduité qu'à l'ordinaire ; il me mena au carrosse de la reine.

En sortant de ma chambre,1 je trouvai le comte d'Ayen, qui me dit : « Madame se meurt ! Je cherche M. Valot,2 que le roi m'a commandé d'y mener. » Je courois pour aller trouver la reine, qui m'attendoit. Je crus d'abord que c'étoit la fille du roi qui étoit demeurée à Saint-Germain, qui n'étoit pas trop saine. En montant en carrosse, la reine me dit : « Madame se meurt, et savez-vous ce qu'elle a dit ? Qu'elle croyoit être empoisonnée. » Je me récriai : « Ah ! quelle horreur ! » Cela me mit au désespoir : nous, nous sommes de bonnes gens de notre race. Puis je lui demandai ce que c'étoit. Elle me dit : « Elle étoit dans le salon à Saint-Cloud en bonne santé ; elle a but un verre d'eau de chicorée, que son apothicaire lui a apporté ; un quart d'heure après elle s'est mise à crier qu'elle sentoit un feu dans l'estomac ; qu'elle n'en pouvoit plus. On lui a donné un remède. Ce mal a continué ; enfin, elle crie sans cesse, et on l'est venu dire ici et querir M. Valot. J'y ai envoyé. » On se mit à la plaindre ; car depuis quelque temps la reine l'aimoit mieux qu'à l'ordinaire. Elle contoit à la reine tous ses chagrins, et la reine en avoit pitié. On conta celui avec lequel elle étoit allée à Paris ; que pendant qu'elle y avoit été elle en avoit paru [fait paraître] beaucoup, quoique l'on l'eût menée en bien des lieux pour la divertir.

Le jour qu'elle vint à Saint-Cloud, Monsieur et elle vinrent à Versailles ; elle entra chez la reine comme une morte habillée, à quoi on auroit mis du rouge, et comme elle fut partie, tout le monde le dit, et la reine et moi nous nous souvînmes que nous avions dit : « Madame a la mort peinte sur le visage, et Monsieur avoit raison de dire qu'elle ne vivroit pas, au visage qu'elle a. » Elle dit pourtant à la reine qu'elle se portoit assez bien ce jour-là ; qu'elle étoit résolue de changer sa manière de vivre, croyant que sa santé seroit meilleure ; qu'elle vouloit manger de toutes sortes de choses, à toute heure et ne garder plus aucun régime. Elle pria la reine de vouloir faire collation plus tôt, parce qu'elle avoit peur que Monsieur s'en voulût aller ; qu'elle n'avoit pas mangé de tout le jour : aussi elle mangea furieusement. Elle avoit les larmes aux yeux, quand elle s'en alla.3

Le gentilhomme, que la reine y avoit envoyé, revint et rapporta qu'elle étoit à l'extrémité ; que les médecins disoient qu'elle avoit la colique, et que pour elle elle disoit qu'elle se mouroit et qu'elle lui avoit dit : « Dites à la reine que, si elle me veut voir, elle vienne bientôt ; car si elle tarde, je serai morte. » La reine étoit sur le canal, qui se promenoit en bateau. L'on mit pied à terre, et l'on alla fort vite au château. Le roi prenoit des eaux d'A……,4 il y avoit trois jours ; Il soupoit. Son carrosse étoit prêt. Le maréchal de Bellefonds vint dire à la reine qu'elle feroit aussi bien de n'y pas aller, et de laisser aller le roi. Sur cela je ne pus m'empêcher de dire : « Quoi ! vous lairrez mourir votre belle-sœur à une lieu de vous, sans l'aller voir ; que dira-t-on ? » Elle dit qu'elle y vouloit aller. Le maréchal fit encore des allées et des venues, et insistoit toujours [pour] qu'elle n'y allât pas. Je ne dis plus rien, quoique la reine demandât à tout moment : « Que ferai-je ?5 » Je lui dis : « Votre Majesté me permet bien de m'y en aller. » J'avois là mon carrosse ; tout fut inutile : elle ne voulut pas.

Le roi vint que lui dit : « Venez si vous voulez. » L'on se mit dans le carrosse du roi, les vitres bien fermées, le roi, la reine, la comtesse de Soissons et moi. En chemin nous trouvâmes M. Valot, qui nous dit que ce n'étoit qu'une colique et que ce mal ne dureroit pas et qu'il n'étoit point dangereux. Cela nous parut au visage de tous ceux que nous trouvâmes en arrivant : car il n'y en avoit guère de mélancolique. Monsieur étoit étonné ; Madame étoit sur un petit lit que l'on lui avoit fait dans sa ruelle, quasi échevelée (on n'avoit pas eu le temps de la coiffer de nuit) ; sa chemise dénouée au cou et aux bras, de sorte que maigre comme elle étoit le visage pâle et le nez retiré, cela avoit un air quasi d'une personne morte, si elle n'eût pas crié. Elle nous dit : « Vous voyez l'état où je suis. » Tout le monde se mit à pleurer, au moins ce qui étoit avec la reine ; mesdames de Montespan et La Vallière vinrent. Elle faisoit des efforts pour vomir et ne pouvoit. Monsieur lui disoit : « Vomissez, madame, afin que cette bile ne vous étouffe pas. » Elle voyoit la tranquillité de tout le monde avec peine ; car je n'ai jamais rien vu de si pitoyable que l'état où elle étoit, et celui où elle voyoit les autres. Elle parla au roi quelque temps bas. Je m'approchai d'elle, je lui pris la main ; elle me la serra et me dit : « Vous perdez une bonne amie ; je commençois à vous aimer et à vous connoître. » Je ne lui répondis rien ; je pleurois. Elle demandoit fort de l'émétique ; les médecins, à qui je le dis plusieurs fois, dirent : « Cela seroit inutile ; son mal ne va que du plus au moins ; ces coliques-là durent quelquefois neuf, dix heures, vingt, vingt-quatre et ne passent pas. » Le roi voulut raisonner avec eux. Ils ne savoient que dire, et je leur disois : « On n'a jamais laissé mourir une femme, sans lui faire aucun remède. » Ils se regardoient et ne disoient mot. On causoit dans la chambre ; on alloit et venoit ; on rioit quasi.

Je m'en allai à un coin avec madame d'Épernon qui étoit touchée d'un tel spectacle, et je lui dis : « mais on ne parle non plus de Dieu à Madame que si elle étoit encore huguenote ; cela est assez honteux, pour tout ce que nous sommes ici de gens, de ne s'en pas aviser : en cet état, il faut avoir auprès de soi des gens d'Église. » Madame d'Épernon me dit : « Elle a demandé un confesseur ; le curé de Saint-Cloud est venu ; mais c'est un homme qu'elle ne connoît point ; elle a été confessée en autant de temps qu'il y a que nous en parlons. — Ce n'est pas assez, » lui dis-je.

Monsieur vint, à qui je dis : « Mais, Monsieur, on ne songe point qu'elle est en état de mourir, et qu'il lui faudroit parler de Dieu. — Vous avez raison, dit-il ; cela est honteux. — Mais où est son confesseur ? » Il me dit : « Son confesseur est un capucin, qui n'étoit bon qu'à faire figure dans un carrosse aux voyages, pour dire qu'elle en avoit un ; mais il faut autre chose à la mort. Qui enverrons-nous chercher qui eût un bon air à mettre dans la Gazette, qui eût assisté Madame à la mort ? » Je lui répondis : « Je ne sais ; mais il faudroit que cet homme fût habile et homme de bien. — Ah ! j'ai trouvé le fait : l'abbé Bossuet, qui est nommé à l'évêché de Condom, est habile homme, homme de bien. Madame lui parloit quelquefois ; cela sera tout à fait bien. » Il l'alla dire au roi, qui lui dit : « Vous vous en deviez aviser plus tôt ; il faut songer à lui faire recevoir Notre-Seigneur. » Monsieur lui dit : «  J'attends que vous soyez parti ; si vous étiez ici, il faudroit aller reconduire Notre-Seigneur à l'église, et il y a trop loin pour aller au serein, vous qui prenez des eaux. » Elle voulut que l'on la remit dans son lit comme nous étions là. Le roi lui dit adieu ; il l'embrassa. Elle lui dit force choses tendres, que le roi raconta ; mais je crois qu'elle lui en dit qu'il ne dit pas. Elle embrassa la reine. Pour moi je lui dis adieu du pied du lit : je pleurois tant que je ne voulois pas l'approcher.

Nous retournâmes à Versailles ; la reine alla souper. M. de Lauzun y vint à la fin, et en sortant de table, je lui dis : « Voici ce qui nous déconcerte. » Il me dit : « Beaucoup, et j'ai peur que ceci ne rompe tous nos projets. » Je m'en allai me coucher ; la reine avoit dit qu'elle iroit le lendemain à Paris, et que nous verrions Madame en passant ; mais Madame mourut à trois heures,6 et le roi le sut à six ; il résolut de quitter ses eaux et de prendre médecine. On me vint dire cette mort, dont je fus très-fâchée ; je n'avois point dormi toute la nuit ; je songeois : si Monsieur se met dans la tête de m'épouser, je me changerai point de résolution, mais il faudra du temps pour rompre l'affaire honnêtement. Si le roi le veut, que ferai-je ? Enfin j'étois dans un grand embarras, malheureux et sensible. Je m'habillai en grande diligence ; je montai chez la reine, qui me dit : « Je m'en vais à la messe du roi. » Je la suivis. Le roi étoit en robe de chambre, qui dit : « je n'oserois me montrer de cette manière devant ma cousine. » Je lui dis : « Quand l'on est le maître et le cousin germain, il n'y a point de façon à faire. » Il pleuroit Madame, et m'en parla un peu après la messe ; il alla à la fenêtre de sa chambre ; il me dit : « Venez me voir prendre médecine, afin de ne plus faire de façons et de faire comme moi. » Quand il eut prise, la reine s'en alla à sa chambre. Le roi se coucha ; puis on vint querir la reine ; on ne parla d'autre chose que de Madame.

M. de Condom vint, qui nous conta comme Dieu lui avoit fait de grandes grâces et qu'elle étoit morte en très-bonne chrétienne ; qu'il y avoit quelque temps qu'elle lui avoit dit : « Je vous prie de me venir voir quelquefois à des heures où il n'y ait personne, pour m'instruire de ma religion, dont je suis fort ignorante, et je veux songer sérieusement à mon salut ; » et qu'il l'avoit vue une fois ou deux ; qu'il l'avoit trouvée en de très-bonnes dispositions, et que, dès qu'elle l'avoit vu, elle lui avoit dit : « J'ai songé trop tard à mon salut ; je connois bien à l'heure qu'il est ce que c'est de n'y avoir pas donné tout son temps. » Il étoit fort content des dispositions dans lesquelles elle étoit.7 Le roi pleuroit souvent, et moi aussi ; elle étoit regrettée de tout le monde.

Après dîner, le roi se leva ; il vint dans la chambre de la reine dès qu'il fut habillé, il me dit : « Ma cousine, venez un peu que nous parlions de ce qu'il faudra faire pour feu Madame ; il faut que je donne mes ordres à Saintot,8 » qui étoit présent. Le roi me mena dans la ruelle de la reine, et après m'avoir parlé de cela, il me dit : « Ma cousine, voilà une place vacante : la voulez-vous remplir ? » Je devins pâle comme la mort, et je lui dis : « Vous êtes le maître, je n'aurai jamais de volonté que la vôtre. » Il me pressa ; je lui dis : « Je n'ai rien à dire que cela. — Mais y avez de l'aversion ? » Je ne dis rien. Il me dit : « J'y travaillerai et je vous en rendrai compte. » Je m'en allai à la promenade avec la reine, où on ne parla que de la mort de Madame, de soupçons qu'elle avoit eus de sa prompte mort, de la manière dont Monsieur et elle étoient ensemble ; qu'il en seroit bientôt consolé, et s'il se remarieroit ; à qui ? On me regardoit ; je ne disois rien.

Au retour, les médecins vinrent, qui venoient de la voir mourir. Monsieur, qui sut les sots bruits que l'on faisoit courre, et l'ambassadeur d'Angleterre qui y étoit présent, opinèrent que l'on l'ouvrit avant les vingt-quatre heures, de peur que la malignité de l'humeur, qui l'avoit tuée, n'eût gâté quelques parties qui faire courre sur sa mort. Jugez la douleur qu'un tel bruit pouvoit causer à Monsieur. On [l'ouvrit] donc douze ou quatorze heures après, [devant] les médecins et chirurgiens du roi, de la reine, de Monsieur, d'elle, l'ambassadeur d'Angleterre, et je crois un médecin ou un chirurgien de son part.9 On trouva qu'elle avoit toutes les parties nobles, les plus belles du monde, les poumons fort sains ; ce que l'on n'avoit jamais cru, l'ayant toujours vue avec d'horribles rhumes. On ne trouva point de cause de sa mort qu'une bile échauffée, qui lui avoit causé ce mal dont elle étoit morte, qui s'étoit corrompue. Les médecins appellent cela un cholera-morbus. Voilà ce que les médecins de la cour rapportèrent ; on les questionna fort sur son corps qu'ils dire être effroyable ; que rien au monde n'étoit si contrefait et si vilain. J'avoue que ce sujet me déplut et qu'il me sembla que l'on ne devoit point dire comme les gens étoient faits. On savoit qu'elle étoit bossue ; c'étoit assez.

Le médecin de l'ambassadeur d'Angleterre fit un écrit, qu'il fit courre et qui fâcha fort Monsieur : car le roi d'Angleterre, à qui on l'envoya, se plaignit hautement. Toutes ces choses me faisoient beaucoup de peine.

Je vis M. de Lauzun le soir chez la reine ; je lui dis : « Eh ! bien n'êtes-vous pas touché de Madame ? J'en suis plus fâchée encore, parce que je sais qu'elle étoit votre amie. » Il me répondit : « J'y perds plus que personne ; j'en suis au désespoir. — Et pour moi, lui dis-je, je l'aimois fort ; mais dans la conjoncture j'en suis plus fâchée encore, parce qu'elle retarde mes affaires ; car pour les changer, je vous assure que rien ne les changera. » Il ne voulut pas me parler plus longtemps.

Le lendemain qui étoit le premier jour de juillet, il prit le bâton,10 comme à l'ordinaire. Comme le roi sortit de la messe, on monta en carrosse ; on passa à Saint-Cloud, où le roi et la reine entrèrent chez Monsieur, donnèrent de l'eau bénite au corps de Madame, qui étoit exposé, et puis furent voir Mademoiselle, et allèrent ensuite droit au Palais-Royal voir Monsieur. La reine y laissa le roi et s'en alla aux Carmélites,11 dîner et fut voir madame de Montausier en s'en retournant. Il y avoit quelque temps qu'elle étoit à Paris malade. Elle l'avoit toujours été depuis une chose qu'elle crut voir l'hiver que la cour étoit à Paris après le voyage de Flandre, peu avant que l'on allât à Saint-Germain. Il y a aux Tuileries un passage derrière la chambre de la reine, où on met un flambeau en plein jour, parce qu'il n'y a point de fenêtre ; il y a des dégagements par là. Madame de Montausier sortoit ; elle vit une grande femme qui venoit à elle, et comme elle fut tout proche, elle disparut. Elle le conta à tout le monde et fut malade dans ce temps-là et n'a pas eu de santé depuis.

L'été à Saint-Germain, M. de Montespan, qui n'étoit pas trop bien avec sa femme (c'est un homme fort extravagant et d'un conduite extraordinaire, mais qui a bien de l'esprit) de déchaîna fort sur le bruit de l'amitié du roi pour elle ; alloit en parlant à tout le monde. Quand il alloit à Saint-Germain, et qu'il faisoit de ces prônes, madame de Montespan étoit au désespoir. Il venoit fort souvent chez moi ; il est mon parent, et je le grondois. Il y étoit venu un soir et m'avoit fait une harangue, qu'il avoit faite au roi, où il lui citoit mille passages de la Sainte-Écriture, lui citoit David, enfin lui disoit force choses pour l'obliger à lui rendre sa femme et à craindre le jugement de Dieu. Je lui dis : « vous êtes fou ; il ne faut point faire tous ces contes. On ne croira jamais que vous avez fait cette harangue ; elle tombera sur l'archevêque de Sens, qui est votre oncle et mal avec madame de Montespan. » Cette harangue étoit admirable. Je fus à Saint-Germain le lendemain. J'avois chaud ; j'entrai sur la terrasse, qui est devant les fenêtres de la reine, et je dis à madame de Montespan : « Venez vous promener avec moi. J'ai vu votre mari à Paris, qui est plus fou que jamais ; je l'ai fort grondé et lui ai dit que, s'il ne se taisoit, il mériteroit que l'on le fît enfermer. » Elle me dit : « Il est ici qui fait des contes dans la cour : j'en suis si honteuse de voir que mon perroquet et lui amusent la canaille. »

On la vint demander de la part de madame de Montausier et on lui dit : « M. de Montespan en vient de sortir. » Elle me quitta. J'entrai un moment chez la reine, qui se retira. J'allai chez madame de Montausier, qui contoit à madame de Montespan l'extravagance que son mari venoit de faire. Elle étoit sur son lit, qui trembloit de la colère où elle étoit, et avec raison. Elle ne pouvoit quasi parler ; elle me dit : « M. de Montespan est entré ici comme une furie, et m'a dit rage de madame sa femme, et à moi toutes les insolences imaginables. J'ai loué Dieu qu'il n'y ait eu que de mes femmes ici ; car si j'y avois eu quelqu'un, je crois que l'on l'auroit jeté par les fenêtres. » Le roi l'ayant su, on alla le chercher pour l'arrêter ; mais il se sauva. Cela fit un bruit épouvantable dans le monde ; mais on l'apaisa tant que l'on put. M. de Montausier, qui étoit à Rambouillet, revint, et on ne lui dit pas, ou il ne jugea pas à propos de faire semblant de le savoir. Ce fut peu de temps après qu'il fut fait gouverneur de M. le Dauphin : ce choix surprit ceux qui ne l'aimoient pas et réjouit ceux qui l'aimoient. Pour moi, j'étois de ce nombre ; mais ni les uns ni les autres ne pouvoient qu'y donner une grande approbation : car c'est un homme qui a toutes les qualités nécessaires pour se bien acquitter de cet emploi.

Comme la reine fut sortie de chez madame de Montausier, je fus chez Monsieur ; il ne me parut pas trop affligé : il me conta qu'il avoit envoyé prier madame d'Aiguillon de lui prêter sa maison de Ruel, et qu'en l'état où il étoit, il ne pouvoit pas demeurer à Paris. Le lendemain j'y revins avec une mante voir Mademoiselle. Il y avoit en ce temps-là une des filles du duc d'York, qui avoit un grand mal aux yeux ; on l'avoit envoyée à la reine d'Angleterre pour la faire guérir, et depuis sa mort, Madame l'avoit gradée. Elle étoit avec Mademoiselle : toutes deux avec des mantes ; elles étoient assez petites ; mais Monsieur est fort régulier et aime ces choses. Mademoiselle de Valois, qui étoit en nourrice, recevoit aussi des visites ; mais elle n'avoit point de mante. J'allai avec la mienne à Saint-Germain, étant du respect de voir Leurs Majestés avec ce harnois de deuil. Je soupai, je contai au roi ce que j'avois fait et les mantes de Mademoiselle et de la princesse d'Angleterre, et que mademoiselle de Valois n'en avoit point. Il me dit : « Ne raillez plus mon frère ; car si vous l'épousez, il vous en faudra désaccoutumer. » Après souper il me dit : « J'ai parlé à mon frère ; il m'a témoigné recevoir la proposition, que je lui faisois, fort agréablement ; mais qu'il n'étoit pas encore temps de songer à se marier. »

Le lendemain, à la messe, M. de Lauzun me dit : « Eh bien ! vous épousez Monsieur. » Je lui répondis : « Je ne compte point là-dessus. » Il me dit : « Il le faut ; car le roi le veut. Au moins je serai toujours ami de Mesdames : la défunte me faisoit l'honneur de m'aimer ; je vous prie de faire de même. — Ah ? cela ne se fera point. — Ah ! si, et j'en serai bien aise ; car je préfère votre grandeur à ma joie et à ma fortune : je vous suis trop obligé pour avoir d'autres sentiments. » Ce discours me surprit ; il ne m'en avoit jamais tant dit ; mais l'occasion étoit si pressante qu'il ne pouvoit s'empêcher de parler. Il me dit : « Je vous demande une audience ; voulez-vous que ce soit chez vous ou chez la reine ? » Je lui dis : « Chez la reine. »

Après dîner, dès que le roi fut au conseil, il vint ; il me dit : « Le roi veut que vous épousiez Monsieur ; il lui faut obéir. Vous m'avez fait l'honneur d'avoir de la confiance en moi ; vous y en devez prendre plus que jamais : obéissez au roi sans égard, sans raisonnement ; ne suivez que votre devoir aveuglément, et ne songez qu'à cela ; vous vous en trouverez bien. Songez ce que c'est que Monsieur : il n'a que le roi et M. le Dauphin devant lui ; vous, vous n'y aurez que la reine ; vous serez la plus considérée du monde. Le roi iroit tous les jours chez vous, toute la cour. Ce sera des comédies, des bals, enfin tous les plaisirs. — Songez, lui dis-je, que j'ai plus de quinze ans, et que vous me proposez des choses propres aux enfants. Je suis persuadée que le roi a de la bonté pour moi ; que je me l'attirerai toujours par ma conduite, et il me suffit d'être sa cousine germaine. J'ai mon plan dans ma tête de ce que je veux faire pour être heureuse ; je ne changerai point, quoi que vous me puissiez dire. — Il faut oublier le passé, me dit-il. Pour moi, je ne sais plus rien de ce que vous m'avez conté : depuis quelque temps j'ai tout oublié ; je ne songe plus qu'au plaisir que j'aurai de vous voir Madame ; quand vous passerez sur ce pavé pour aller au château neuf, vos gardes après vous, et que je serai à la fenêtre, je serai ravi de vous voir passer. Voilà de quoi je m'occupe tous les jours, et je fais mon plaisir de penser à votre grandeur, comme je le faisois le temps passé de songer à tout ce que vous m'aviez dit des peines de votre établissement. » La conversation dura une demi-heure ; il avoit un air gai, libre, que je croyois affecté, me persuadant qu'il ne pouvoit être aise, et moi qui ne me pouvois toujours contraindre, je m'en allois pleurer dans ma chambre.

Je fus à Saint-Cloud querir le corps de Madame ; je le menai à Saint-Denis ; madame la Princesse et madame de Longueville y vinrent avec moi.

J'allai coucher ce soir-là à Paris, ou pour mieux dire ce matin, et après je retournai à Saint-Germain. M. de Lauzun y vint parler à moi une autre fois chez la reine. Il me dit : « Je viens vous supplier très-humblement de ne me plus parler. Je suis assez malheureux pour déplaire à Monsieur, parce que j'étois très-obéissant serviteur de feu Madame. Il croiroit que toutes les difficultés, que vous pourriez faire sur tout ce que l'on proposera, viendroient de moi. Ainsi, à moins que vous ayez quelque chose à dire directement au roi, [et] qu'il puisse dire qu'il sait ce que vous me direz, je n'aurai plus l'honneur de parler à vous. Ne m'appelez point en lieu du monde ; car je ne répondrois pas. Ne m'écrivez ni m'envoyez. Je suis au désespoir d'être obligé d'en user ainsi ; mais c'est une chose que je dois faire pour l'amour de vous. C'est pourquoi vous le devez trouver bon. » Je lui dis que j'en étois au désespoir ; que je ne voulois point absolument épouser Monsieur ; que je ne serois pas ainsi plus grande dame que j'étois ; que tout ce que j'aurois de plus [étoit que] je serois suivie par des gardes ; que je serois quelques années sans aller sur le strapontin, aux voyages ; car quand M. le Dauphin seroit marié, et Madame fille du roi grande, Madame iroit [sur le strapontin] ; que l'on ne s'assiéroit point devant moi et que l'on me donneroit un couvert à table du roi ; que hors ces quatre choses, dont l'une ne dureroit pas, qui étoit la plus commode,12 je ne me souciois pas de tout cela13 ; que Monsieur étoit plus jeune que moi ; que je ne serois pas d'humeur à me soumettre, non plus que feu Madame, au chevalier de Lorraine ou à quelque autre favori qui prendroit sa place, et que je voulois être heureuse ; que j'étois persuadée que je ne la pouvois être avec Monsieur.

Il me disoit toujours que j'avois tort ; qu'il falloit obéir que je le serois la plus heureuse personne du monde et qu'il ne me parleroit plus. Je lui disois : « Mais au moins donnez-moi un temps dans lequel si mon affaire avec Monsieur ne se fait pas, vous me reparlerez ; car je suis sûre que je la romprai, et je serois au désespoir de ne point parler à vous. — Adieu, me dit-il ; ceci durera tant qu'il plaira au roi, et il ne me sera pas reproché que j'aie manqué en rien envers vous par mon imprudence. » Je lui disois : « Mais ne vous en allez pas. Quoi ! je ne vous parlerai plus ! — J'ai encore une chœs à vous dire, me dit-il ; c'est que voici le temps que vous avez accoutumé d'aller à Forges : je vous conseille d'y aller le plus tôt que vous pourrez ; au moins si vous avez quelque chose dans la tête, vous vous la devez ôter présentement, et si c'est la vue de quelqu'un qui vous la maintienne, ne voyant ni ne parlant à ce quelqu'un, la santé vous le fera oublier, et s'il le connoît il sera assez sage pour faire toutes les choses du monde pour se faire oublier lui-même. » Nous nous séparâmes là-dessus. Je m'en allai pleurer, et peu de jours après je partis pour Forges.

Le roi me parla avant mon départ et me dit : « Mon frère m'a parlé ; il m'a témoigné qu'il souhaiteroit fort l'affaire ; mais qu'il ne seroit pas de bonne grâce qu'il se mariât si tôt ; qu'il faut attendre à cet hiver ; mais qu'il seroit bien aise que tout fût signé avant que vous allassiez à Forges. » Je dis au roi : « Sire, Monsieur ne se mariera pas sans la participation du chevalier de Lorraine : s'il n'en a pas d'envie, il me seroit fâcheux qu'une affaire signée se rompît, et encore plus que Votre Majesté l'ayant faite fût obligée de la maintenir, et si Monsieur ne le vouloit plus, cela le commettroit avec Votre Majesté, et j'en serois cause. Je suis d'une qualité si égale à Monsieur, et il trouvera tant d'avantage à m'épouser auprès de tout ce qu'il y a de princesses dans l'Europe qu'à moins que Votre Majesté se veuille mêler de cette affaire, il n'y a avance que Monsieur ne dût faire, et il paroît qu'il n'en fait pas trop. C'est pourquoi Votre Majesté veut bien me donner le temps d'aller à Forges. A mon retour je verrai comme Monsieur en usera, et la volonté de Votre Majesté sera ma règle en toutes choses. Je pars pour aller à Forges où je ne resterai que précisément le temps qu'il est nécessaire d'en prendre [les eaux]. »

Je ne sais comment elles me firent du bien ; car j'étois fort inquiétée. Je vins ici seulement deux ou trois jours, pendant que je prenois des eaux ; j'en fis apporter ici, ne voulant pas retarder mon voyage. Au retour de celui de Flandre, un jour en causant avec le chevalier de La Hillière, qui étoit lors lieutenant des gardes du corps de la compagnie qu'avoit M. de Lauzun (c'est un fort honnête garçon que je connoissois, il y avoit quelque temps), il me disoit qu'il venoit de Porchefontaine dîner avec M. de Lauzun. Je lui dis : « Mais qu'est-ce que ce bruit que l'on fait courre qu'il va épouser la duchesse de La Vallière ? » Il me dit : « Il m'en a parlé aujourd'hui et me dit en ces termes : Je suis enragé contre les gens qui font ce conte ; le roi n'a jamais déshonoré personne ; il ne voudroit pas commencer par moi. »Cela me fit un sensible plaisir.14

 

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NOTES

1. Le 29 juin 1670.

2. Premier médecin du roi.

3. Passage omis dans les anciennes éditions depuis on lui a donné un remède jusqu'à quand elle s'en alla.

4. Je n'ai pu lire le nom des eaux que prenait le roi. Voy. l'Appendice [VI].

5. On a également supprimé ce passage depuis Sur cela jusqu'à que ferai-je.

6. Henriette d'Orléans mourut à trois heures du matin, le 30 juin 1670, à l'âge de vingt-six ans. Voy. l'Appendice [VII].

7. Voy. à l'Appendice [VII] la lettre de Bossuet sur la mort de Madame.

8. Maître des cérémonies.

9. Le procès-verbal de l'ouverture du corps de Madame a été publié dans le t. III des Négociations relatives à la succession d'Espagne, par Mignet.

10. Le bâton était le signe de commandement des capitaines des gardes qui, comme on l'a vu [in chapter 9, part 2, Chéruel says he already pointed this out, but he has not; in Chap. 26, part 1 he says that most such royal offices are quarterly], servaient par quartier. Le quartier de Lauzun commençait au juillet.

11. Il s'agit des Carmélites de la rue du Bouloi, où l'on a vu [Chap. 9] que la reine allait souvent.

12. La place dans le carrosse du roi au lieu du strapontin.

13. Les détails sur les honneurs rendus à Madame sont omis dans les anciennes éditions des Mémoires de Mademoiselle.

14. Ce passage, depuis au retour de celui de Flandre jusqu'à plaisir, a été omis dans les anciennes éditions.

 


Mémoires de Mlle de Montpensier, Petite-fille de Henri IV. Collationnés sur le manuscrit autographe. Avec notes biographiques et historiques. Par A. Chéruel. Paris : Charpentier, 1859. T. IV, Chap. XII : p. 122-159.


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