Chapitre XIISir Thomas Browne PageMademoiselle Page Chapitre XIV

Deuxième Partie


CHAPITRE XIII

(août 1670 – octobre 1670)

JE fus deux jours à Saint-Germain sans que le roi me parlât de l'affaire de Monsieur. A mon retour, Monsieur me faisoit force honnêtetés ; mais depuis la mort de Madame, à cause de tout ce que l'on disoit, cela nous faisoit ensemble fort familièrement. Il s'en alla à Paris et le jour que j'y allai, je dis au roi dans l'oratoire de la reine, avant dîner : « Eh ! bien, Sire, comment va mon mariage ? » Il se mit à rire et me dit : « Vous ne vous en souciez guère. — Je vous assure que si, Sire, et que je suis fort empressée pour cette affaire ; mais la crainte d'ennuyer le monde et d'en être ennuyée moi-même fait que je supplie très-humblement Votre Majesté de hâter l'affaire. »

Madame de Puysieux, qui me vint voir à mon retour à Paris, me dit : « Eh ! bien, épouserez-vous Monsieur ? Pour moi qui parle franchement je vous dirai que vous ne le voulez pas ; que Monsieur le voudroit ; que le chevalier de Lorraine en a grand'peur ; qu'il fera tout ce qu'il pourra pour le rompre, sans y paroître ; mais que ce ne sera pas lui qui le rompra, et que le roi voyant que vous ne vous en souciez guère, ne s'en soucie pas aussi. Voyez si je suis bien instruite. » Je lui dis : « Vous en savez plus que moi ; car pour moi je crois que je le veux, parce que je le dois vouloir. Il me paroît que le roi en a fort envie, et Monsieur aussi. Après cela qui le peut empêcher ? Pour le chevalier de Lorraine, il a toujours bien vécu avec moi ; pourquoi ne le voudroit-il pas ? — J'ajoute encore, grande princesse, que vous trouvez en Monsieur force choses qui vous déplaisent, que vous ne direz pas ; mais je trouve que vous avez raison et prie Dieu que vous vouliez M. de Longueville. Je voudrois être aussi sûre de soin affaire que je la suis que celle de Monsieur ne se fera pas. » Je fus fort étonnée de la voir si bien instruite de tout ce qui se passoit.

Quand je fus retournée à Saint-Germain, un matin (comme Monsieur étoit toujours avec le roi, il ne me parloit que quand il étoit allé à Paris, ou le soir quand il revenoit chez la reine ; mais il étoit si tard pour l'ordinaire que cela n'arriva qu'une fois), un matin donc que Monsieur étoit allé à Paris, le roi me dit : « Mon frère m'a parlé ; il souhaite qu'au cas que vous n'eussiez point d'enfants, vous donniez tout votre bien à sa fille, et il dit qu'il souhaite fort de n'en point avoir pourvu qu'il soit sûr que sa fille épouse mon fils. Je lui ai dit que je lui conseillois d'avoir des enfants, parce que ce n'étoit pas une chose sûre. » Je me mis à rire et dis : « Jamais en se mariant on n'a dit que l'on souhaite de n'avoir pas d'enfants. Je ne sais si ce propos est obligeant ; qu'en dit Votre Majesté ? » Le roi se mit à rire, et dit : « Il a dit bien d'autres choses sur ce chapitre plus ridicules, que je lui ai conseillé de ne pas dire pour son honneur. » La reine dit : « Votre frère est ridicule ; cela est bien vilain. » Le roi disoit : « Voulez-vous que je le dise ? » Il se moquoit un peu de moi. Je dis au roi : « A l'égard de donner mon bien pour épouser1 M. le Dauphin, je ne crois pas que ce soit pour le bien que M. le Dauphin se marie et je ne crois pas que Votre Majesté voulût que l'on mît cet article dans le contrat. Quoique je ne sois pas jeune, je ne suis pas d'un âge à ne pouvoir avoir d'enfants. A une créature fort intérieure on fait de ces propositions ; ainsi Votre Majesté veut bien que je dise qu'elles ne me sont pas agréables. »

Le roi me dit : « Au moins devant que vous épousiez mon frère, je vous dirai (car je ne vous veux pas tromper) que je ne lui donnerai jamais de gouvernement, afin que, s'il en vaquoit, vous ne lui disiez pas d'en demander ; que je n'en donnerai point à personnes attachées à lui ni à sa prière. Toutes les grâces que je lui ferai passeront par vous, afin qu'il vous considère : comme de lui donner de l'argent, des pierreries, des meubles, mais pas d'autres choses. » Je disois au roi : « Avec l'empressement que j'ai pour cette chose, Votre Majesté veut y mettre tous les assaisonnements imaginables pour me la faire encore plus désirer ; aussi suivrai-je assurément mon inclination et je ferai l'affaire. »

« A propos, me dit le roi, est-il vrai que lorsque Madame mourut, vous me deviez déclarer le lendemain que vous vouliez vous marier et m'en demander mon agrément ? — Si on l'a dit à Votre Majesté, cela est vrai ; si on ne vous l'a pas dit, cela n'est point. » La reine demanda : « Qu'est-ce que cela veut dire ? » Le roi se mit à rire et dit : « Je n'en sais rien. Est-ce à M. de Longueville ? » Je dis : « Non. — A qui pourroit-ce être ? car vous n'épouseriez qu'un prince. » Le roi ne disoit rien. Je dis à la reine : « J'ai de quoi faire un plus grand seigneur, quand il me plaira, qu'un cadet de Lorraine, et donnerois un plus honnête homme et qui serviroit mieux le roi que M. de Guise ; et puisqu'il a consenti au mariage [de ma sœur avec lui], j'ose espérer que je ferai ce que je voudrai et qu'il ne me contraindra pas. » Le roi dit : « Non sûrement ; je vous lairrai faire tout ce que vous voudrez et je ne contraindrai jamais personne. » La reine me disoit : « Mais à quoi est bon tout ceci ? Et l'affaire de Monsieur ? » Je pris la parole et dis : « VM voit bien que le roi se réjouit ; qu'il fait des contes pour embarrasser Votre Majesté et moi, à quoi nous n'entendons rien ; car je veux tout de bon, Sire, l'affaire de Monsieur, et si Votre Majesté ne la fait, j'aurai sujet de me plaindre. Je la supplie d'y songer. — Allons dîner, » répondit-il.

A sept out huit jours de là, le roi fut à Colombes, une maison que Madame avoit eue de la reine d'Angleterre, où il dîna, et le soir, en revenant, il me dit : « Mon frère a un grand empressement pour votre affaire ; il voudroit bien qu'on travaillât au contrat. Je lui ai dit qu'il falloit attendre au retour de Chambord ; n'êtes-vous pas de cet avis ? — Assurément, Sire ; le plus tard sera toujours le mieux. »

Je fus à Paris un jour dîner seulement. Madame de Puysieux me vint voir et me dit : « Je sais ce qui fut résolu hier à Colombes ; ce que le roi vous a dû dire hier au soir. L'affaire est rompue, et quoique l'on ait remis l'affaire au retour, on croit que vous la romprez devant. Vous m'allez trouver bien hardie : si elle se rompt, me donnez-vous parole pour M. de Longueville ? » Je lui dis : « Non ; car, si cela se rompt, c'est que j'ai des engagements ailleurs. — Mais s'ils se rompent. — Je n'en prendrai qu'avec madame de Longueville. » Dès que j'eus dit cela, je m'en repentis, craignant d'en avoir trop dit ; mais quelque habile qu'elle fût elle ne pénétra rien.

Le jour de Saint-François, je venois de confesse ; je m'en allois chez la reine pour aller à la messe avec elle. M. de Lauzun sortoit de sa chambre, qui alloit au lever du roi. Comme il vit qu'il n'y avoit personne, il me suivit : car nous allons le même chemin. Je lui dis : « Vous êtes bien hardi de m'oser parler : il est vrai que personne ne nous voit. — Où allez-vous si matin ? me dit-il. — Vous le voyez bien, lui dis-je. Dites-moi des nouvelles de mon affaire : me marierai-je bientôt avec Monsieur ? » Il me dit : « Je n'en entends parler ; mais je le crois. Tout le monde dit que vous en êtes fort entêtée et que vous en pressez le roi tous les jours. — Je le veux, lui dis-je, comme le premier jour. — Mais vous me parlez, quand vous venez de confesse et que vous allez communier ; cela est-il bien ? — Oh ! pour vous, il n'y a aucun temps où je ne vous parle ; je n'aurai jamais de scrupule de la manière dont vous êtes pour moi. » Il me dit : « Je n'entends point cela. — Je l'entends fort bien, moi, et j'espère bien que bientôt vous l'entendrez mieux ; car je suis fort lasse de tout ceci. » Il ne me dit plus rien, s'en alla de son côté et moi du mien.

Nous partîmes pour aller à Chambord. On se voyoit depuis le matin jusqu'au soir chez la reine ; mais je ne lui parlois point. Je causois fort avec Rochefort et l'archevêque de Reims et ne parlois qu'à eux en particulier. Rochefort me disoit : « Je vous trouve brouillée avec M. de Lauzun ; vous ne vous parlez plus. » Je lui disois : « Vous connoissez l'homme : il ne parle que quand la fantaisie lui en prend. »

Le chevalier de Beuvron,2 un des favoris de Monsieur, me vint voir à Chambord,3 et me dit : « Je vous supplie de me donner une audience. — Tout à l'heure, lui dis-je. — Vous croyez que je ne souhaite point votre mariage et que je m'y oppose. Je vous assure que cela n'est point : j'aurois plus d'avantage que ce fût vous qu'une vous qu'une de ces princesses d'Allemagne, qui n'auroit pas un sou de bien, qui fera de la dépense ; et vous vous en avez beaucoup. Ce que le roi donne, Monsieur en pourra faire des libéralités ; ainsi nous y trouerons bien mieux notre compte ; » et force choses aussi peu habiles que cela.

Il me dit encore : « Quand nous aurons fait (il parloit du chevalier de Lorraine) votre mariage, vous nous en aurez l'obligation ; car vous savez bien que nous le pouvons. » Je lui répondis : « Je vous crois, le chevalier de Lorraine et vous, trop habiles pour ne chercher pas l'avantage de Monsieur, et le plus grand qu'il lui puisse arriver, c'est de m'épouser ; mais c'est à savoir si je le souhaite autant que vous le croyez tous ; car chacun à ses intérêts. Je vous remercie de l'affection que vous me témoignez. » Nous nous séparâmes. J'en rendis compte au roi le soir, qui me dit : « Il vous a parlé comme un sot ; cela fait pitié que mon frère s'amuse à des gens comme cela. »

On se divertissoit fort à Chambord : on avoit tous les jours la comédie ; on alloit à la chasse ; on jouoit ; mais comme il n'y a point de promenades à pied, cela me fâchoit fort : car j'aime à marcher. Je ne jouois point à mon ordinaire que des bijoux. Un jour nous jouâmes des montres, madame de Montespan, madame de La Vallière, M. de Lauzun et moi, jamais il ne regarda de mon côté. Un ruban de ma manchette se dénoua ; je lui dis de le renouer. Il répondit qu'il n'étoit pas assez adroit. Ce fut madame de La Vallière : rien n'étoit si plaisant, et je m'étonne comme on ne remarquoit point les affectations qu'il avoit pour ne me pas parler ni regarder.

Il vint des nouvelles que la fièvre avoit repris à M. le Dauphin, qui l'avoit eue longtemps avant que nous allassions à Chambord4 ; cela fit prendre la résolution au roi de s'en retourner et de partir deux jours après. Je ne perdis point mon temps. Le soir j'attendis le roi chez la reine ; je le tirai à part et je lui dis : « Votre Majesté a dit que l'affaire de Monsieur et de moi seroit remise au retour de ce voyage ; je serois fort aise qu'elle soit finie ; j'honore Monsieur comme je dois ; j'ai toute la reconnoissance du monde de l'honneur que Votre Majesté m'a fait de vouloir faire cette affaire. Mais je ne serois point heureuse par mille raisons que Votre Majesté sait ; ainsi je la supplie que l'on n'en parle plus. — Quoi ! voulez-vous que le dise à mon frère ? — Oui, sire. — Comment ! voulez-vous que je lui dise que vous ne vous voulez jamais marier ? — Non, sire, mais que je ne me veux pas marier avec lui ; que nous serons fort bien ensemble, cousins germains, comme Dieu nous a fait naître ; mais qu'il en faut demeurer là. — Je lui dirai, » dit le roi ; et n'en dit pas davantage et ne témoigna pas en être fâché.

Le jour que j'eus cette grande conversation avec le roi à Saint-Germain,5 il me parla de gouvernement et me dit : « Le chevalier de Lorraine ne reviendra jamais, de mon consentement, auprès de mon frère. Quoique j'eusse beaucoup de considération pour feu Madame, il y a eu encore d'autres raisons qui me l'ont fait éloigner de mon frère, et par ces raisons il ne reviendra pas. Si vous le pouvez, ne me priez point de le faire revenir ; car je ne le ferois pas, et il faudroit que vous fussiez bien sotte pour le faire ; mais on vous le feroit faire : on vous promettroit ce que l'on ne vous tiendroit pas. »

Le lendemain que j'eus fait ma harangue au roi le soir en venant chez la reine, il m'appela et me dit : « J'ai dit à mon frère ce que vous m'avez dit ; il a été fort étonné, et m'a dit : Elle vous a donc dit qu'elle ne se marieroit jamais. — Non ; elle ne l'a pas dit ; mais à vous.6 Cela l'a fâché et ensuite il a dit : Je sais bien qui a rompu cette affaire ; il y a trois hommes à la cour qui sont de ses amis et qui ne sont pas des miens. Je n'ai pas voulu lui demander qui ils étoient, ne voulant faire d'affaires à personne. Il m'a dit qu'il vivroit fort bien avec vous ; il boudera peut-être ; ne faites pas semblant de le voir. » Je dis au roi : « Je ne sais pas ceux qu'il accuse de m'avoir conseillé ; car depuis la mort de Madame, je n'ai parlé en particulier à pas un homme qu'à M. de Reims, à Rochefort et à Roquelaure. Je ne sais pas s'il les accuse. » Le roi sourit et dit : « Je ne sais si c'est eux. »

On partit pour Saint-Germain. Dans le carrosse, j'étois auprès de lui. Il faisoit des mines et disoit des choses admirables, comme auroit fait un enfant. Je ne disois rien et souriois au roi. La reine fut au désespoir ; car elle veut que l'on se marie et que l'on ait des enfants et ne songe pas si les mariages sont convenables ou non. Par les chemins, M. de Lauzun me fuyoit.

En arrivant à Saint-Germain, il continua. Je trouvai tous mes gens à Saint-Germain. Guilloire n'étoit pas venu à Chambord, ayant été malade ; il ne désiroit pas le mariage de Monsieur, craignant que ses gens auroient tout fait et qu'il ne se seroit plus mêlé de rien. Il étoit donc fort aise qu'il fût rompu ; mais il ne l'osoit dire. Segrais, qui se donnoit de grands airs dans ma maison, n'avoit pas été non plus pour cela ; il avoit beaucoup de commerce avec des gens de Monsieur. Il me dit qu'il apprenoit qu'il étoit de la plus mauvaise humeur du monde ; que je serois fort malheureuse. On n'avoit que faire de me rien dire pour m'en dégoûter. Je ne voulois pas ; mais plus ils m'en parloient, plus je témoignois le désirer. Segrais étoit venu à Chambord ; il souhaitoit fort le mariage de M. de Longueville. Tous les jours Catillon, qui étoit dans les mêmes intérêts, ne me parloit que de lui, de son mérite, de toutes les choses qu'ils croyoient qui me pouvoient plaire. Je les écoutois et ne disois rien. Je me moquois fort d'eux en moi-même de voir qu'ils prenoient des peines si inutiles.7

On fit un voyage de deux jours à Versailles, où M. de Lauzun me fuyoit comme à l'ordinaire. Cela me déplaisoit. Enfin un jour il étoit sur sa porte, comme je passois, je m'arrêtai et lui dis : « L'affaire de Monsieur est rompue, Dieu merci ; je vous puis parler et je vous veux entretenir. » Il me dit : « Ce sera quand il vous plaira. — Je vous donne rendez-vous demain chez la reine. » Il n'y manqua pas ; je lui contai tout ce qui s'étoit passé, quoique apparemment il en étoit déjà informé. Il approuva fort ma conduite et trouva que tout ce que j'avois fait étoit bien. Je lui contai tout ce que madame de Puysieux m'avoit dit ; il savoit sur quoi cela étoit venu. Je lui dis qu'il falloit reprendre le premier dessein, le suivre et l'exécuter ; que c'étoit une chose que j'avois si fortement dans l'esprit que je ne pouvois douter que ce ne fût le repos de ma vie et la condition dans laquelle Dieu vouloit que je fisse mon salut. Il me conseilla fort de ne me pas hâter, de bien examiner toutes choses. Nous en parlâmes encore une fois ; puis je lui dis que je lui voulois nommer celui que j'avois choisi. Il me disoit : « Ce choix me fait trembler ; car si je ne l'approuve pas, résolue comme je vous vois, vous ne me voudrez jamais voir, et ce me seroit la plus rude chose du monde de perdre l'honneur de vos bonnes grâces. Aussi de trahir mon cœur et de ne vous pas dire ce que je pense, est ce que je ne puis faire ; mais peut-être rendrai-je, sans le vouloir, de mauvais offices au; meilleur de vos amis de lui retarder un si grand bonheur. Enfin je suis si troublé de tout ceci que j'ai quasi envie de vous supplier de ne m'en plus parler. » Plus il se défendoit, plus que je le priois de me conseiller.

Enfin un jour il vint chez la reine : c'étoit un jeudi, après souper, il passoit par l'antichambre pour aller chez le roi. Je l'appelai et lui dis : « Je veux vous dire déterminément qui c'est. » Il disoit : « Attendez à demain. — Cela ne se peut ; car il seroit vendredi. — Ah ! je ne puis vous dire en face ce que j'en penserai. — Si j'avois une écritoire, je vous l'écrirois. Je m'en vais souffler contre le miroir et je l'écrirai. » Nous badinâmes une demi-heure de cette manière. Comme minuit sonna, je dis : « Il n'y a plus moyen de le dire ; car il seroit vendredi. »

Le lendemain, j'écrivis sur une feuille de papier tout au haut : « C'est vous ; » et je le cachetai, et la mis dans ma poche. Ce jour-là je ne le vis qu'en allant souper. Je lui dis : « J'ai le nom dans ma poche ; mais je ne vous le veux pas donner le vendredi. » Il me dit : « Donnez-le-moi ; je vous promets que je le mettrai sous le chevet de mon lit et que je ne l'ouvrirai pas que minuit ne soit sonné ; vous croyez bien que je ne dormirai pas et que j'attendrai cette heure avec beaucoup d'impatience. Je m'en vais demain à Paris, d'où je ne reviendrai que fort tard. — Eh ! bien j'attendrai à dimanche. »

Le dimanche, je le vis à la messe. Il vint après dîner chez la reine ; il causa avec moi au cercle. Quand la reine s'en alla prier Dieu, je demeurai avec lui auprès de la cheminée. Je tirai [cette feuille], où il n'y avoit qu'un mot qui en disoit beaucoup ; je lui montrai ; je la remettois dans ma poche ; je la mettois dans mon manchon. Il me pressoit fort de la lui donner, en disant que le cœur lui battoit ; qu'il ne savoit ce que cela signifioit. Nous causâmes une demi-heure de conversation assez embarrassée et avant que de lui donner, je lui dis : « Vous répondrez dans la même feuille ce que vous trouverez à propos, et ce soir chez la reine nous parlerons ensemble. »

On vint dire : « La reine s'en va aux Récollets. » Je la suivis ; je ne priai pas Dieu sans distraction ; mais je le priai de bon cœur. Il faisoit un fort grand froid ce jour-là. Comme l'on revint, la reine entra chez M. le Dauphin, comme elle avoit accoutumé ; elle alla droit à la cheminée. M. de Lauzun vint un moment après et s'approcha de moi. Nous n'osions nous parler ni même nous regarder. Je me jetai à genoux pour me mieux chauffer. Il étoit fort proche de moi ; je lui dis sans le regarder : « Je suis transie de froid. » Il me dit : «  Je suis bien plus transi de ce que j'ai vu ; mais je ne suis pas assez sot pour y donner ; je vois bien que vous vous moquez de moi. » Je lui dis : « Rien n'est plus sérieux ni plus résolu. » Nous n'en dîmes pas davantage.

Le soir, après le souper, il se présenta à moi deux ou trois fois ; mais je n'eus pas la force d'oser aller à lui ni lui à moi. Il me rendit ma lettre ; je m'appuyai sur lui en me levant. Je la mis dans mon manchon. La reine fut ensuite chez M. d'Anjou, et cependant, je m'en allai dans un cabinet de la maréchale de La Mothe lire la lettre. Je ne me souviens point des termes ; mais en peu de mots il se plaignoit que son zèle à mon service fût récompensé d'une raillerie aussi forte que celle-là et qu'il ne pouvoit point se flatter que ce pût être sérieusement que je pensasse à cela et qu'ainsi il n'osoit y répondre d'une autre manière ; mais qu'il avoit un tel dévouement à mes volontés que je l'y trouverois toujours fort soumis. La lettre étoit fort prudente ; mais au travers de tout cela j'y voyois ce que j'y voulois voir, et il me paroissoit un grand respect, qui n'étoit pas sans amitié.

Un jour ou deux devant, causant le soir avec madame de Nogent à ma chambre, je lui dis : « Devinez lequel c'est de trois hommes que je veux épouser. » J'avois écrit sur une carte en badinant : « Monsieur, M. de Longueville et M. de Lauzun. » Elle se jeta à genoux devant moi et me baisa les pieds une heure durant ; voilà par où elle répondit. Quand j'hésitois à lui dire le nom, il [Lauzun] me nommoit tous les gens de la cour et il me nommoit exprès les plus extraordinaires du monde, et quand je lui disois qu'il se moquoit ; « mais que sais-je ? » Il badinoit ainsi.

Le lendemain, on alla à Versailles, qui étoit le lundi ; j'étois le matin avant que de partir sur la porte de la chambre de la reine ; Charost et le comte d'Ayen vinrent parler à moi. Lui étoit contre le miroir, qui ne s'approchoit pas. Je l'appelai et lui dis : « Mais vous êtes bien sauvage de ne pas approcher des gens. » Il me répondit : « Je ne savois pas si vous n'aviez point d'affaires avec ces messieurs. » J'allois et venois ; les autres s'en allèrent. Il demeura. Je lui dis : « Est-ce que nous ne parlerons point ensemble à Versailles ? — Le moyen [de parler] aux gens qui se moquent des autres ! » Je lui dis : « C'est vous qui vous moquez de moi, vous voyez très-bien que je parle sérieusement. » On alla à la messe.8

On fut un jour entier à Versailles sans le voir. Je me promenois avec la reine dans l'orangerie : M. de Luxembourg9 vint se promener avec moi ; il raille fort ; il regarda des souliers neufs que j'avois, et me dit : « On pourroit dire de vous que vous êtes une demoiselle bien chaussée, sans vous offenser, qui seroit toute propre à faire la fortune d'un cadet de bonne maison. » Je lui dis : « Ne paroissez pas en rire ; si je la faisois un de ces jours, vous seriez bien étonné. » Il me dit : « Point du tout ; j'aime la noblesse françoise, moi qui suis le premier baron chrétien de la nation.10 » C'est que ce fut un Montmorency qui le fut du temps de Clovis.11

Le soir je trouvai M. de Lauzun chez la reine ; Dangeau et lui étoient auprès de feu. Nous causâmes longtemps sans que Dangeau entendit rien de ce que nous disions, quoiqu'il se mêlât à la conversation. Après le souper, Dangeau me dit : « Si je ne savois que vous n'avez nul commerce, M. de Lauzun et vous, je vous croirois dans une grande amitié, et tout autre que moi croiroit que vous vous entendiez bien et que j'en étois la dupe par le plaisir qu'il sembloit que vous prissiez à cette conversation ; mais pour moi, qui ai l'honneur de vous connoître plus que lui, j'admirois comment il pouvoit dire tant de choses qui ne signifient rien et de la manière que vous y répondiez. »

Le jour d'après en sortant de table, je lui dis : « Le peu d'empressement que vous avez de me parler m'étonne ; je n'en suis pas de même : j'ai grande impatience de vous parler. — Ce sera quand il vous plaira. — Tantôt si vous voulez, quand le roi sera sorti. » Dès qu'il le fut, il monta chez la reine, alla dans le salon, et un moment après mes filles se mirent dans une fenêtre, et lui et moi nous nous promenâmes près de trois heures. Je lui dis : « Qui commencera ? » Il répondit : « C'est à vous à commander. » Je lui dis : « Je vous ai dit les raisons qui m'ont donné l'envie de me marier ; mais je crois que la plus véritable de toutes, c'est l'estime que j'ai pour vous ; et comme je vous ai dit sur d'autres choses, on aime aisément ce que l'on estime. Vous pourrez avoir les mêmes sentiments pour moi ; ainsi nous serons heureux. » Il me dit : « Je ne suis pas assez fat pour croire ni pour m'oser flatter que ce puisse être une chose possible que ce que vous me faites l'honneur de me dire ; mais puisque, pour vous divertir, vous voulez que l'on vous réponde, par le respect que l'on vous doit, il faut vous obéir. Je parlerai donc comme si je croyois ce que je ne veux pas croire : quoi ! voudriez-vous épouser un domestique de votre cousin germain ? Car rien au monde ne me pourroit obliger à quitter ma charge ; j'aime tant le roi, et j'y suis si attaché par mon inclination, que je ne le quitterai pas pour l'honneur que vous me voulez faire. » Je répondis : « Mon cousin germain est mon maître aussi bien que le vôtre. Ainsi je ne trouve rien d'aussi glorieux que de le servir et je vous aime mieux d'avoir cet honneur et ces sentiments ; si vous ne les aviez point, je vous les inspirerois, et si vous n'aviez pas une charge je vous en achèterois une, puisque je n'aime rien mieux que le roi. — Je ne suis pas prince. Pour gentilhomme, je crois l'être assurément ; mais ce n'est pas assez pour vous. — Je suis contente ; vous êtes tout ce qu'il faut pour faire le plus grand seigneur du royaume ; j'ai du bien et des dignités à vous donner. — Quand on se marie, il faut connoître l'humeur des gens. Je vous veux dire la mienne : je suis l'homme du monde qui aime le moins à parler, et il me semble que vous aimez fort la conversation. Je suis des trois ou quatre heures enfermé dans ma chambre ; si mon valet entroit, je crois que je le tuerois, et je sens qu'il me seroit impossible de parler le reste du temps. J'ai une si grande sujétion auprès du roi, qu'il ne m'en resteroit guère pour voir ma femme, si j'en avois. Ainsi je serois un mari que l'on verroit guère, et, quand on le verroit, qui ne seroit pas divertissant. Elle n'auroit pas sujet d'être jalouse, si elle en étoit d'humeur ; car je hais autant les femmes que je les ai aimées, et je ne comprends plus comme l'on s'y peut amuser, et j'aurois toutes les peines du monde à m'y raccoutumer. Vous croiriez peut-être que je voudrois avoir une plus grande charge et que l'élévation où je me trouverois me donneroit de l'ambition. Je n'en ai nulle : je ne veux point d'autre charge que la mienne ; j'y ai un goût tout particulier par ce qui en déplairoit aux autres, qui est la sujétion. Je n'en trouve pas encore assez. Quand on me voudroit donner un gouvernement, je n'en voudrois point. Après tout cela me voudriez-vous ? — Oui, je vous veux, et toutes ces manières me sont agréables. — Ne trouvez-vous rien à ma personne qui vous dégoûte ? Car il faut encore regarder cela. » Je lui dis : « Quand vous avez peur de ne pas plaire, c'est que vous vous moquez des gens : vous n'avez que trop plu en votre vie ; mais moi ! Ne trouvez-vous rien en ma figure de déplaisant ? Je crois n'avoir nul défaut extérieur que les dents que je n'ai pas belles ; mais c'est un défaut de race, et cette race en peut faire passer quelques-uns. — Assurément, dit-il. — Mais répondez. — Je ne dirai rien que mes défauts pour montrer que je me connois. — Vous n'en avez point. — Pour les autres choses, je ne dirai rien ; ce seroit de quoi vous moquer de moi toute ma vie. Je conte tout ceci comme des fables ; je suis bien fâché que vous les aimiez et je ne voudrois point en être le sujet ; mais puisque vous les aimez, je n'ai rien à dire ; mais je ne suis ni fou ni chimérique ; plus vous m'en dites et moins j'y crois. »

Je me tuois de le persuader qu'il n'en croyoit rien. Nous fûmes tout le temps que j'ai dit à parler toujours de cette manière. Enfin le froid me saisit de telle manière que je le sentis, et mes filles, de qui la conversation n'étoit pas si échauffée et qui ne les occupoit pas tant, étoient transies. En sortant, il leur dit d'un air fort gracieux : « Mesdemoiselles, avez-vous chaud ? » Je crois qu'elles trouvèrent la plaisanterie mauvaise ; mais il avoit bien d'autres choses à songer.

Après souper, il revint chez la reine, me vint parler et me dit : « Il y a des moments où je crois que ce n'est point une illusion. Je me laisse aller à la joie ; puis je rentre en moi-même et je trouve que cela n'est point. » Nos conversations roulèrent quelques jours ainsi. U:n [jour] il me dit : « J'ai fait réflexion pour un gouvernement. Si vous vous le mettiez bien dans la tête par complaisance, j'en prendrois un pour l'amour de vous, si on m'en vouloit donner, et même je le demanderois peut-être. » Je lui contois les grandes terres que j'avois. Je lui parlois de la beauté de la situation de cette maison [le château d'Eu] : de tout ce que j'y faisois faire ; du plaisir que je croyois qu'il y prendroit à venir. Il me demandoit : « N'est-ce pas du côté de Gisors ? — Oui, il faut y passer pour y aller. — J'irai donc plus aisément : car il faut que j'y aille ce carême visiter un des quartiers de ma compagnie, qui y est, et je pourrai aller jusqu'à Eu. » Il ne pouvoit se rien proposer à faire qu'il n'y trouvât quelque chose, où il y allât du service du roi. Jamais homme n'en a tant aimé un autre.

 

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NOTES

1. C'est-à-dire pour que la fille de Monsieur épouse M. le Dauphin.

2. Charles d'Harcourt, mort en 1688. Il fut dans la suite capitaine des gardes de Monsieur et porta le titre de comte de Beuvron. Voy. sur ce favori de Monsieur les Mémoires de Saint-Simon (édit. Hachette, in-8, III, 181).

3. La cour partit de Saint-Germain le 6 octobre, arriva le 9 à Chambord et y restau jusqu'au 22.

4. On voit par la Gazette de Renaudot que le Dauphin avait eu la fièvre aux mois d'août et de septembre.

5. Voy. plus haut, p. 162-164.

6. C'est-à-dire, qu'elle ne se marieroit pas à vous.

7. Tout ce passage, depuis en arrivant à Saint-Germain jusqu'à si inutiles, a été omis dans les anciennes éditions. Segrais, dans ses Mémoires-anecdotes, p. 139 et suiv., a présenté les faits sous un tout autre aspect. Comme cet ouvrage n'est pas dans les grandes collections de mémoires, je citerai le texte en note ; on y reconnoîtra facilement que les Mémoires de Mademoiselle méritent plus de confiance que que ceux de Segrais : « Après la mort de Madame, sœur du roi d'Angleterre, Monsieur songea de lui-même au mariage de Mademoiselle, disant, quand il n'auroit pas d'enfants d'elle, que ce seroit toujours une grande consolation pour lui de voir périr sa race dans la maison du roi, par le mariage de ses deux filles avec les deux fils que le roi avoit alors : car il se flattoit de ce double mariage. Il ajouta à cela que Mademoiselle avoit beaucoup de bien et qu'il étoit difficile qu'il en pût trouver davantage ailleurs. En ce temps-là j'alla voir M. le maréchal du Plessis, qui étoit auprès de Monsieur, et sachant que j'allois trouver Mademoiselle aux eaux de Forges, il me dit qu'il étoit bien fâché de n'avoir pas le temps de m'entretenir, qu'il me prioit de voir sa belle-fille, qui est aujourd'hui madame la maréchale de Clérembault, et d'y ajouter foi à tout ce qu'elle me diroit, comme s'il me le disoit lui-même. Je la vis, et après m'avoir fait confidence de la disposition où étoit Monsieur, touchant le mariage de Mademoiselle, elle me dit qu'elle ne le souhaitoit pas avec trop de passions ; néanmoins, si le mariage avoit à se faire, que M. le maréchal du Plessis et elle aimoient mieux que Mademoiselle leur en eût quelque obligation, en étant avertie plutôt par leur moyen que d'ailleurs, et qu'elle me prioit de lui en parler. J'allai à Forges, et la curiosité de Mademoiselle à demander des nouvelles de Paris me donna lieu de parler de ce mariage. Jamais elle ne put se résoudre d'en parler la première, voulant que Monsieur fît les avances ; mais, quoique Monsieur se fût déclaré à M. le maréchal du Plessis et à M. le chevalier de Lorraine, néanmoins il ne vouloit pas témoigner un si grand empressement à se marier sitôt après la mort de Madame, à cause des bruits qui couroient. Monsieur, de son côté, ayant su la prétention de Mademoiselle, se refroidit, et tous ceux qui étoient auprès de lui, sachant que Mademoiselle avoit déjà parlé de les faire éloigner au cas que le mariage se fît, l'en détournèrent.

» Avant cela, Mademoiselle avoit proposé d'elle-même à madame de Longueville de prendre M. le prince de Longueville, son fils, en mariage ; et comme madame de Longueville avoit reçu cette proposition avec beaucoup de respect, tenant à grand honneur l'alliance qu'elle lui offroit, lorsqu'elle eut appris qu'on parloit de son mariage avec Monsieur, elle lui témoigna qu'elle seroit bien fâchée que l'honneur, qu'elle lui avoit fait, apportât le moindre empêchement d'épouser Monsieur, et qu'en cette rencontre elle pouvoit prendre un parti si avantageux sans crainte d'aucun ressentiment de sa part sur ce qu'elle lui avoit manqué de parole. Le mariage avec Monsieur se trouvant éloigné, et Mademoiselle voyant bien la difficulté qu'il y auroit d'obtenir l'agrément du roi pour se marier avec M. le duc de Longueville, parce qu'il ne vouloit pas agrandir cette maison, elle se détermina à s'attacher à M. de Lauzun, à cause de sa faveur auprès du roi, espérant que le roi lui accorderoit plus aisément la liberté de l'épouser. »

8. Les anciennes éditions ajoutent ici un passage dont il n'y a pas trace dans le manuscrit. Le voici : Il me dit : « Il faut aller à la messe : si nous entrions davantage en matière, cela nous donneroit des distractions ; cette affaire est d'une nature qui demande une grande application. Il faut prier Dieu de bon cœur ; vous avez à lui demander pardon d'avoir mesuré de ma sincérité, parce que vous vous moquez de moi, et je lui offrirai les ressentiments de vengeance que j'en ai. Après cela il faut espérer que nos prières nous auront si bien réunis que nous en serons mieux ensemble toute notre vie. »

9. Henri de Montmorency-Bouteville, maréchal duc de Luxembourg. Il est désigné dans la première partie des Mémoires de Mademoiselle sous le nom de Bouteville.

10. On sait que les Montmorency s'intitulaient premiers barons de France.

11. Il serait inutile d'insister aujourd'hui sur la fausseté de cette tradition. Les Montmorency étaient les premiers barons, ou vassaux, du duché de France, au commencement de la troisième race. De là le titre de premiers barons de France, auquel on donna dans la suite beaucoup plus d'extension.

 


Mémoires de Mlle de Montpensier, Petite-fille de Henri IV. Collationnés sur le manuscrit autographe. Avec notes biographiques et historiques. Par A. Chéruel. Paris : Charpentier, 1859. T. IV, Chap. XIII : p. 160-180.


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