Chapitre XIIISir Thomas Browne PageMademoiselle Page Chapitre XV

Deuxième Partie


CHAPITRE XIV

(novembre – décembre 1670)

On alla à Paris pour s'établir et y passer l'hiver et pour entendre le premier sermon de l'avent. Il venoit tous les soirs chez la reine, et avant qu'elle sortît nous avions de longues et fréquentes conversations et nous prenions nos mesures pour notre affaire ; mais il n'y avoit pas un jour qu'il ne me dit que j'y songeasse bien ; que je pourrois m'en repentir ; qu'il n'y avoit rien de fait, puisque l'on n'avoit pas encore parlé au roi. Il me faisoit des frayeurs, quand il me disoit : « Mais peut-être que le roi ne le voudra pas ? » Je lui disois : « Il le sait. » Quand je parlois à lui, que le roi venoit, il me disoit : « Ne parlons plus ; si le roi demande ce que c'est, que lui dirons-nous ? » Car il me disoit fort qu'il ne lui en avoit point parlé ; je lui répondois : « Je ne vous le demande pas. Au nom de Dieu, portez-ailleurs vos régularités pour le roi ; mais à moi ne m'en dites rien. »

Quasi toutes nos conversations étoient du roi ; car il en parloit sans cesse. Il avoit peur qu'il ne sortît sans lui ; qu'il n'en eût besoin pour jouer. Je lui disois : « Si l'on voyoit comme vous ménagez votre fortune (car ce lui en étoit une assez grande de m'épouser pour me rendre des soins), on seroit étonné. » Il me disoit : « Je crois que rien ne vous a plu en moi que le grand attachement que j'ai pour le roi, le grand respect, et si l'on ose dire la grande tendresse, et comme je n'ai rien de bon que cela de vous fais mieux ma cour en [la] lui faisant que si je vous la faisois. Avec les personnes non-seulement de votre qualité, mais de votre humeur, on n'en use pas comme avec les autres demoiselles, et même, si je ne me savois contenir, je n'aurois pas l'honneur de vous voir et je ne m'échapperois point à dire des sottises : je m'en repentirois trop, si l'affaire ne se faisoit pas, comme je crois toujours, et comme je commence à craindre ; je m'échappe jusque-là présentement. »

Nous parlions de sa compagnie, il me disoit : « Si cela se fait, ma compagnie sera belle à la revue de mars. Il faut que les quatre brigades soient montées sur des chevaux d'Espagne, des barbes, des hongres, des cravattes, que tous les gardes aient des buffles neufs, avec manches chamarrées d'or et d'argent. » Je lui disois : « Il faut qu'ils aient tous des plumes blanches et vertes et des rubans couleur de feu. » Il étoit ravi de voir que j'y prenois un aussi grand goût, et puis il disoit : « Le roi dira : ma cousine y prend autant de plaisir que vous. » Je lui disois : « L'année qui vient, votre équipage sera bien plus beau que cette année : car vos couvertures de mulets et les caparaçons seront couverts de fleurs de lys. Vous ne ferez pas comme ma sœur qui a pris les livrées de M. de Guise et lui n'a pas mis ses armes ; vous serez bien aise de prendre les miennes et d'avoir mes livrées, qui sont celles de feu Monsieur. »

Il me sembla qu'il étoit temps d'écrire au roi ; car je ne lui voulois pas parler la première fois. Je les pressois tous les jours de consentir ; à la fin, il le voulut. Je devrois avoir gardé la copie de la lettre ; mais comme elle étoit longue et que je craignois toujours qu'il ne vînt quelqu'un, quand j'écrivois, qui ne soupçonnât ce que je faisois, je ne le fis point. En voici à peu près ce que je m'en suis souvenu :

« Votre Majesté sera surprise de la permission que je lui veux demander : c'est de me marier. Sire, je me trouve par ma naissance et par l'honneur que j'ai d'être votre cousine germaine, [tellement] au-dessus de tout, que j'ai lieu de me contenter de ce que je suis. Quand l'on se marie à des étrangers on ne connoît point ni l'humeur ni le mérite des gens ; ainsi il est difficile de se promettre une condition heureuse. La mienne l'est beaucoup ; mais je suis persuadée que celle que je veux prendre la sera encore plus. C'est une chose si ordinaire de se marier, que je crois que l'on ne sauroit blâmer les gens qui le veulent être. C'est sur M. de Lauzun que j'ai jeté les yeux : son mérite et l'attachement qu'il a pour Votre Majesté est ce qui m'a plu davantage en lui. Votre Majesté se souviendra combien j'ai désapprouvé le mariage de ma sœur ; tout ce que j'ai dit en ma vie que la passion de l'ambition m'a pu faire dire mal à propos, je supplie très-humblement Votre Majesté de l'oublier, et, si c'en est une autre qui me fait parler présentement, de croire qu'elle est fondée sur la raison et qu'il y a longtemps que j'examine ce que je veux faire, avant que de l'avoir proposé à Votre Majesté. Je crois que Dieu me veut faire faire mon salut en cet état : il me paroît que le repos de ma vie en dépend, et que sans cela je n'en puis jamais avoir. Ainsi je demande à Votre Majesté, comme la plus grande grâce qu'elle me puisse jamais faire, de m'accorder cette permission. L'honneur qu'a M. de Lauzun d'être capitaine des gardes de Votre Majesté ne le rend pas indigne de moi. M. le prince de Condé, qui fut tué à la bataille de Jarnac,1 étoit colonel de l'infanterie avant que cette charge fût un office de la couronne. Madame la princesse de La Roche-sur-Yon, femme d'un prince du sang, cadet de la branche dont étoit ma mère, étoit dame d'honneur d'une reine ; et moi, sire, je tiendrois à grand honneur d'être surintendante de la reine ; et lorsque la comtesse de Soissons pensa mourir, j'avois dessein de supplier très-humblement Votre Majesté, au cas que madame la princesse de Carignan ne prît pas sa charge et que l'on la vendît, de me permettre de l'acheter. Je dis tout ceci à Votre Majesté pour lui marquer que, plus on a de grandeur, plus on est digne d'approcher de Vos Majestés, et comme rien n'est au-dessous de personne et que toutes les charges honorent, dès qu'il est question de vous servir. »

La lettre étoit plus longue et dans des termes plus pressants ; mais en voilà le sens, je l'envoyai à M. de Lauzun, qui me manda qu'elle étoit bien. On peut juger si celle par où il me donnoit son approbation étoit soumise et reconnoissante. Il écrit bien, de bon sens ; je voudrois avoir ses lettres à cette heure ; elles m'auroient été d'une grande consolation depuis son absence ; mais je les brûlai toutes.

Je l'envoyai à Bontemps,2 qui la donna au roi. Il me fit réponse à l'instant ; j'ai fait la faute de la brûler, dont je me suis bien repentie, aussi bien que de celles de M. de Lauzun. Elle étoit fort honnête. Il me marquoit l'étonnement où il étoit ; il me prioit de ne rien faire de léger ; d'y bien songer ; qu'il ne me contraindroit jamais ; qu'il m'aimoit ; qu'il m'en donneroit toujours des marques en toutes occasions. J'avois mis à la fin de ma lettre que je le suppliois de me faire réponse par écrit et de ne m'en point parler que je ne commençasse.

Ce jour-là je recevois des ambassadeurs de Hollande, qui étoient nouvellement arrivés. Il y avoit une foule de monde horrible à Luxembourg. J'étois au milieu d'un grand cercle. J'avois dit à M. de Lauzun la veille : « Il est ridicule que causant souvent avec moi vous ne me veniez jamais ; voir ; venez-y demain dans la foule. » Il ne manqua pas ; il étoit derrière tout le monde. Après que les ambassadeurs furent sortis, je m'en allai auprès du feu. M. de Longueville y étoit ; je crois qu'ils étoient venus ensemble, et même je pense qu'il me dit qu'il lui avoit dit : « Je m'en vais chez MML ; y voulez-vous venir ? » J'entrai dans ma petite chambre, et lui dis : « vous ne l'avez point vue ; venez la voir. » Je lui lus la réponse du roi ; j'étois fâchée de quoi il ne consentis pas d'abord. M. de Lauzun me dit : « Que voulez-vous qu'il vous dise de mieux ? Vous voulez faire une chose que vous ne devez pas ; il vous le représente, vous prie d'y songer et puis vous assure de son amitié, et qu'il ne vous contraindra en rien. Pour moi je trouve cela admirable. » Je lui voulus montrer mon cabinet. Il me dit : « J'aurai le temps de le voir, et il faut que je m'en aille ; je ne veux pas que l'on me voie si longtemps avec vous. »

M. de Longueville venoit tous les soirs chez la reine, au commencement de son jeu ; il n'y avoit personne. Quand il me trouvoit en conversation avec M. de Lauzun, il ne s'approchoit pas, et M. de Lauzun en s'en allant M. de Lauzun en s'en allant me disoit : « Allez l'entretenir ; cela fait des merveilles. » Et quand il venoit, que j'étois avec M. de Longueville, qu'il n'y avoit personne, il lui disoit : « Monsieur, je vous demande pardon, si je vous interromps ; mais j'ai une affaire à Mademoiselle, et il faut que je m'en retourne jouer. »

Le lendemain de ma lettre, le roi prit médecine. J'allai dîner aux Tuileries ; le regardai toujours entre deux yeux, sans oser lui dire un mot. Je parlai devant lui à M. de Lauzun ; il me sembla qu'il nous regardoit d'un air aimable et de manière que nous en devions être contents. Il me dit : « Il ne m'a pas dit un mot de votre lettre, et je n'avois garde lui en parler. » Je lui disois : « Mais me direz-vous toujours de ces choses ? Je suis sûre qu'il vous en a parlé ; j'en suis bien aise ; mais je la serois fort que vous ne me disiez rien plus tôt.3 »

Madame de Nogent venoit tous les soirs à Luxembourg avec moi, quand je m'en retournois du Louvre, et comme souvent je me souvenois de bien des choses que j'avois oubliées à dire à M. de Lauzun, je lui écrivois ; elle m'envoyoit sa réponse le lendemain. Il m'écrivoit bien aussi sans que ce fût en réponse. Nous avions assez d'affaires pour cela. M. de Guitry, qui étoit son bon ami, ne savoit rien de tout ceci. Il me défendoit tant d'en parler que je croyois que personne du monde ne le savoit, et je n'en parlois à personne. L'affaire étoit trop importante pour ne pas garder le secret ; même je fuyois le monde. J'étois plus assidue que jamais auprès de la reine : j'y allois dîner, et ne revenois que tard ; dès que j'avois soupé, je me couchois. Je ne parlois plus à personne chez moi, tous mes gens m'étant suspects, étant persuadée qu'ils seroient au désespoir de l'affaire. M. de Lauzun le croyoit aussi bien que moi, et je lui disois : « S'il y a quelqu'un de mes gens assez sot pour manquer dans cette affaire à parler de vous comme ils doivent, quand la chose sera déclarée, je les chasserai et ferai maison neuve, si vous voulez. » Il me disoit : « Il leur faudra pardonner le premier mouvement ; car ils auront raison d'être fâchés. S'ils vous servent bien, nous serons bons amis ; ceux qui vous serviront mal, point de quartier. »

Le jour de la Notre-Dame de décembre, comme je sortois du sermon des Tuileries, il dit à mon écuyer : « J'ai un mot à dire à Mademoiselle. » Il se recula, et il me donna la main et me dit : « Guitry a découvert l'affaire et en est venu donner avis à M. de Louvois. Je vous en dirai davantage ; où allez-vous ? » Je lui dis : « Je suis le reine, qui s'en va aux Carmélites du Bouloi ; mais j'irai où vous voudrez. » Il me dit : « Ce sera assez à temps de vous parler au retour de la reine ; je serai ici. » On peut juger de l'impatience où j'étois. Je le trouvai chez M. d'Anjou, où la reine s'en alloit toujours.

En arrivant il me dit : « Guilloire est allé dire à M. de Louvois : Je ne sais si c'est avec la participation [du roi] que Mademoiselle veut se marier avec m. de Lauzun ; mais je vous en viens avertir pour y donner ordre, si on ne le sait pas. » Je lui dis : « Si vous voulez, je le chasserait tout à l'heure. — Gardez-vous-en bien ; mais je vous [le] dis pour vous en garder. » Je lui dis : « Il y a longtemps que je n'ai nulle confiance en lui, même que je connois mal habile ; mais je ne voulois rien changer à mon domestique ni à mes affaires que quand tout seroit fait, afin que vous prissiez des gens à votre [goût] et que vous réglassiez tout de même. » Il me dit : « Il ne faut plus tarder à parler au roi. Demeurez ce soir au coucher de la reine pour cela. — Si vous me vouliez dire ce que je lui dirai. — Si vous me croyez, vous lui direz : Sire, comme les plus courtes folies sont les meilleures, j'ai fait réflexion sur ce que Votre Majesté m'a fait l'honneur de me dire et j'ai changé d'avis. — Quoi ! voudriez-vous que je lui dise cela ? — Ne me faites rien dire ; car je ne veux pas parler ; mais pour vous, parlez selon votre cœur. »

Le roi joua très-tard ce jour-là ; il ne revint qu'à près de deux heures. La reine se coucha, et elle me disoit : « Il faut que vous ayez bien affaire au roi pour l'attendre si tard. — Madame, c'est que l'on doit parler demain au conseil d'une [affaire], qui m'est de la dernière importance. » Le roi vînt ; il me trouva dans la ruelle de la reine. Il me dit : « Vous voilà bien tard, ma cousine. » Je lui répondis : « C'est que j'ai à parler à Votre Majesté. » Il sortit entre deux portes ; il me dit : « Il faut que j'appuie ; car j'ai des vapeurs ce soir. » Je lui dis : « Allons nous asseoir. — Non ; me voilà bien. — Sire, c'est pour dire à Votre Majesté (le cœur me bat) ce que je lui ai écrit. Je ne change point de résolution : plus j'y pense, plus je l'examine, [plus] je trouve que je serai heureuse. J'estime, sire, et j'aime M. de Lauzun ; l'honneur que Votre Majesté lui fait m'a fait naître ces sentiments. J'ai de quoi l'élever plus qu'un prince étranger. L'honneur d'être votre sujet me le fait plus considérer qu'un souverain. C'est Votre Majesté qui l'élève ; ce n'est point moi ; car tout ce que j'ai et moi-même, je dépends de vous. Je ne fair rien pour lui ; c'est vous, sire, qui faites tout et qui ferez aussi le repos et la joie de ma vie. Je ne l'aurois pas cru en une chose pareille autrefois ; tout change. Je ne fais rien dans cette affaire contre mon honneur ni contre ma conscience. A toute chose on y donne un mauvais tour, quand l'on veut. L'approbation de Votre Majesté, la conduite que j'ai eue toute ma vie, me font croire que l'on n'y en sauroit donner un mauvais. Je ne trouve rien de blessé en cette affaire que mon ambition. Il s'en trouve à faire des choses extraordinaires : l'élévation d'un homme qui l'est autant que M. de Lauzun me paroît quelque chose de beau. »

Le roi me dit : « Après vous avoir tant vue blâmer le mariage de votre sœur, j'ai été surpris de votre lettre. Ce n'est pas que je trouve qu'il y ait de différence entre un grand seigneur de mon royaume, comme sera M. de Lauzun, qui l'est déjà par son naissance, et qui le sera par les avantages que vous lui voulez faire, à un prince étranger. — Sire, les grands d'Espagne ne cèdent pas aux souverains. Par le cœur et par le mérite de M. de Lauzun et [par] ce que Votre Majesté voudra que je fasse pour lui, je crois qu'il soutiendra tout. — Enfin, ma cousine, songez-y bien ; ce n'est pas de ces choses à faire légèrement. Je ne vous donne point de conseil : car on croiroit que ce seroit moi qui vous le ferois faire. Vous êtes en âge de voir ce qui vous est bon ; je serois fort fâché de vous contraindre en rien. Je ne voudrois ni contribuer à la fortune de M. de Lauzun, y allant de votre intérêt, ni lui nuire. Aussi en quelque condition que vous soyez, je vous aimerai, je vous considérai toujours à mon ordinaire et ne changerai jamais pour vous. Mais je ne vous le conseille pas ; je ne vous le défendis point ; mais je vous prie d'y songer. L'avis que j'ai à vous donner est que personne ne le sache ; beaucoup de gens s'en doutent ; les ministres m'en ont parlé. Bien des gens n'aiment pas M. de Lauzun. Prenez là-dessus vos mesures. — Sire, si Votre Majesté est pour nous, personne ne nous sauroit nuire. » Je lui voulus baiser les mains ; il m'embrassa ; nous nous séparâmes ainsi. Personne ne vit ni entendit notre conversation.

Deux jours après, on alla à Versailles. Madame de La Vallière dit à Madame de Nogent chez la reine : « Il se faut réjouir avec vous de l'affaire, de M. votre frère. » Madame de Nogent dit qu'elle ne savoit ce que c'étoit. Elle m'en rendit compte, dès que nous fûmes arrivés ; je le contai à M. de Lauzun, qui fut fâché contre madame de Nogent. Il me dit : « je m'en vais renvoyer ma sœur à Nogent ; c'est une causeuse ; elle ne fera que m'embarrasser en tout ceci par un zèle inconsidéré. » Je lui dis : « Je ne le veux pas. — Je le veux moi ; vous me gâterez ma sœur ; je suis sur un pied dans ma famille, que l'on me craint. Je vous prie de ne me les pas gâter. » Je lui dis : Ah ! pour cette fois, vous n'y serez pas le maître ; je veux être la maîtresse. » Il la gronda, et ce fut tout : elle demeura.

Il y avoit un gentilhomme, en qui il avoit la dernière confiance, qui étoit officier dans sa compagnie, nommé Baraille, que je mourois d'envie de connoître. J'en entendois dire mille biens à tous ces officiers des gardes, qui me venoient faire leur cœur ; et comme c'étoit un garçon que M. de Lauzun aimoit fort, je me l'étois fait montrer au voyage de Flandre. Toutes les fois que je le rencontrois, je le saluois, et il faisoit comme s'il eût cru que c'étoit un autre, et ne vouloit pas s'en apercevoir, dont j'étois au désespoir. A Chambord, il servoit auprès du roi ; je lui demandois en passant quelle heure il étoit, et comme j'allois et venois souvent de ma chambre à celle de la reine, il voyoit bien que c'est que je lui voulois parler et que je n'osois lui dire autre chose. Nous en avons bien parlé et en reparlons souvent, lui et moi. Depuis le retour, je me hasardois de lui donner mes gants, quand j'allois dîner ou souper ; mais comme il se reculoit, je jugeai qu'il n'étoit pas à propos : je ne les lui donnai plus.

Madame de Nogent me dit : « m. de Lauzun m'a chargé de vous supplier de trouver bon qu'il garde sa chambre au Louvre, quand l'affaire sera faite. Il n'a osé vous le dire. » Je lui dis que je le voulois bien, et le soir même je lui dis : « Pourquoi m'avez-vous fait dire cela par madame de Nogent ? — C'est que je n'osois vous le dire moi-même. Cela n'auroit pas bon air auprès d'une autre ; mais pour vous, Mademoiselle, je suis persuadé que vous voudriez que l'on fût toujours aux pieds du roi, si l'on pouvoit, et comme je suis tous les jours à son coucher, dont je ne sors, qu'à deux heures, et que le matin il faut se lever à huit heures pour être à son lever, et le chemin qu'il y a des Tuileries à Luxembourg feroit que j'y ferois un très-petit séjour. Ainsi il vaudra mieux que je demeure toujours aux Tuileries, et j'aurai l'honneur de vous voir le plus souvent que je pourrai. » Je lui dis : « Je vais tous les jours aux Tuileries ; quand la reine priera Dieu, je vous irai rendre visite à votre chambre. » Il me répondit : « Mais cela seroit-il dans l'ordre ? n'y trouveroit-on point à redire ? » Je l'assurai que non : car il avoit toujours peur de manquer à quelque chose.

A ce dernier voyage de Versailles, je me mettois souvent derrière lui pour le regarder jouer : le roi rioiot, lui faisoit des mines et à moi de voir comme je m'y intéressois. Quelqu'un me dit : « On dit dans le monde que l'on verra bientôt une chose qui surprendra. » Je dis : « Ce sera que l'on fera une dame d'honneur ; » Car madame de Montausier étoit morte. On me dit : « Non ; on croit que ce sera un mariage. » Je [le] lui dis après le jeu ; il en fut au désespoir. J'allai causer ce jour-là avec Rochefort. Je lui dis : « Il me semble que je ne suis plus si bien avec votre camarade et que nos conversations se tournent d'une autre manière. » Il me répondit : « Je ne sais pas de quoi il vous parle ; mais il me semble que ce n'est plus de la mort. » On vint dire que le souper étoit venu ; notre conversation finit.

Le samedi, qui étoit le lendemain, on devoit retourner à Paris à cause du sermon ; je me souvins le soir que j'avois oublié de lui dire quelque chose. Je lui écrivis ; il vint dans ma chambre. C'étoit la première fois. Nous parlâmes fort de nos affaires : il me dit que le lundi, MM. les ducs de Créqui, de Montausier, le maréchal d'Albret et Guitry iroient trouver le roi de ma part pour le supplier de trouver bon que l'affaire s'achevât et pour le remercier aussi de l'honneur qu'il lui faisoit. Il arriva tant de choses dans ce temps-là que je ne me souviens pas précisément de ce qu'ils dirent ; mais je sais bien que je demandai à M. de Lauzun pourquoi ce ne seroit pas lui et moi qui parlerions au roi. Il me dit que c'étoient des gens de ses amis qui entrant dans l'affaire feroient taire les crieurs; l'autoriseroient par leur manière d'en parler que cela étoit à propos ; qu'il s'en alloit dîner chez Guitry et qu'il lui en parleroit ; que la veille il avoit été tout le jour chez Guitry, où le grand maître, qui est fort son ami, l'avoit extrêmement pressé de se marier, lui disant : « Tout change en ce monde. Si vous tombiez en disgrâce, vous n'avez nul établissement. Vous en auriez tel qu'il vous plaira : vous savez de quels partis on vous parle ; » qu'il ne répondit rien sinon : « J'ai la migraine ; je ne vous parle pas ; » qu'il s'étoit couché sur un lit.

Le grand maître4 le vouloit marier à mademoiselle de Roquelaure, sa nièce,5 et toute la famille le souhaitoit avec passion. La comtesse du Lude,6 femme du grand maître, qui est une héritière qui n'a point d'enfants, lui vouloit dès à présent assurer son bien, qui est de plus de quarante mille livres de rente en fondes de terre, en gros châteaux. L'évêque son grand-oncle, qui jouissoit de cinquante mille écus de rente, tant de bénéfices que de patrimoine, et qui avoit beaucoup d'argent, comme il a paru à sa mort, proposoit de lui faire de grands avantages. M. de Roquelaure, qui lui a donné deux cent mille écus en la mariant au duc de Foix, témoignoit lui vouloir donner davantage, souhaitant passionnément ce mariage ; qu'il étoit le plus embarrassé du monde, quand on lui parloit de ces choses, parce qu'il paroissoit fou de refuser un tel parti. « Je viens, me dit-il, d'écrire une lettre au maréchal de Créqui, qui le persuadera, et avec raison, que je le suis. Il voit le cardinal de Retz, qui est à Commercy, depuis qu'il commande en Lorraine, et il lui parle de me marier avec sa nièce, mademoiselle de Retz ; c'est une héritière de deux cent mille livres de rente. Ils souhaitent cette affaire avec des honnêtetés pour moi incroyables ; ils me donnent la carte blanche, et le maréchal de Créqui me pressoit, il y a trois mois, de rendre réponse. Vous jugez bien que je n'ai pas fait. Enfin aujourd'hui je me suis résolu, après avoir prié de faire mille remerciements à M. le cardinal de Retz de l'honneur qu'il me fait, mais que je ne me veux pas marier.7 Je lui dis qu'entre nous je ne me marierois jamais, ou que je me marierois mieux. Que peut-il croire de moi ? Que la tête m'a tourné ; mais j'espère que dans peu de jours, il verra que je suis sage et encore plus heureux. »

A propos de mademoiselle de Retz, madame de Thianges ne m'avoit plus parlé de M. de Longueville depuis la mort de Madame. Quand l'affaire de Monsieur fut rompue, elle m'en parla. Je lui dis : « Les mariages sont faites au ciel et tel croit ne se jamais marier qui se marie ; il vient une inclination qui prend tout d'un coup, à quoi on ne s'attend point ; on trouve une pierre en son chemin, qui fait broncher ceux qui marchent le plus ferme. Je n'en ai pas encore trouvé au mien. — Vous vous abandonnez bien à la destinée, » disoit madame de Thianges. Je répondis : « Étant ce que je suis née, y ayant eu autant de grands partis qui m'étoient sortables, et me voir, à l'âge que je suis, sans être mariée, rien au monde ne doit y faire ajouter tant de foi, et l'état où je suis m'en doit faire attendre les effets avec tranquillité. » Elle me disoit : « Pour moi j'ai toujours ouï dire que Dieu disoit : Aidez-vous, je vous aiderai. C'est pourquoi il n'y a rien que M. de Longueville et ses amis ne doivent faire pour qu'il parviennent à cet honneur. Seriez-vous fâchée s'il vous venoit de l'amitié pour lui à force de vous en parler ? — Non ; car je croirois que ce seroit un effet de cette destinée, à quoi je crois tant. » Nous parlions d'une affaire sérieuse en badinant ; puis elle me disoit : « Vous ne savez pas un mariage que j'ai encore dans la tête de faire. Toute la maison de Retz souhaite avec des passions fort grandes que M. de Longueville épouse mademoiselle de Retz, et hors vous M. de Longueville ne pourroit mieux faire, à ce que dit tout le monde. Pour moi, s'il n'a pas cet honneur, j'aimerois pourtant moins de bien et une grande alliance étrangère ; mais j'espère qu'il n'en sera pas là. Il a grand crédit dans la maison de Retz : vous épousant, il la mariera à qui il lui plaira, et ils n'oseroient s'offenser que l'on vous préfère à eux. Ce leur sera même un honneur, outre la proximité dont ils sont à la maison de Longueville, de l'avoir proposé. Vous ne savez pas à qui je la voudrois marier, à un homme que j'aime fort et à qui il me paroît que vous faites cet honneur aussi, à M. de Lauzun. Ce seroit son fait ; mais il faudroit que vous lui proposassiez. M. de Longueville est son bon ami ; vous verriez comme il agiroit. » Je lui dis : « Monsieur de Lauzun est de mes amis ; mais ce n'est pas au point de me mêler de le conseiller, et il me paroît qu'il croiroit mal aisément ce que l'on lui diroit et qu'il a aussi peu d'envie de se marier que moi. — Et pourtant, reprenoit madame de Thianges, cela seroit fort bien. »

Quand je [le] lui dis, il me dit : « Il faut qu'ils aient quelque soupçon de me voir parler à vous, et que M. de Longueville sache d'ailleurs combien il y a que l'on me presse pour cette affaire et que je ne rends point de réponse. » Un jour, comme il s'en alloit, il me disoit : « Allez entretenir M. de Longueville pour faire diversion sur ce que l'on pourroit dire ; mais toutefois je ne sais ce que je fais : il est jeune, joli, ajusté ; moi je suis vieux, négligé. Peut-être me trompé-je moi-même ? J'ai envie d'être jaloux et de vous prier de ne lui plus parler. » Cela me réjouissoit fort ; car je voyois bien, à la bonne humeur où il étoit, qu'il ne diroit plus : « Mais je doute encore ; l'affaire ne se fera peut-être pas. »

 

FIN

 


NOTES

1. Louis I de Bourbon, prince de Condé, fut tué, le 13 mars 1669, à la bataille de Jarnac par Montesquiou, capitaine des gardes du duc d'Anjou.

2. C'est-à-dire j'envoyai ma lettre à Bontemps. Ce Bontemps était un valet de chambre du roi, sur lequel on peut consulter les Mémoires de Saint-Simon.

3. La phrase est peu claire ; il semble que Mademoiselle a voulu dire qu'elle ne désirait pas que Lauzun lui annonçât cette nouvelle avant qu'elle eût parlé au roi.

4. Henri de Daillon, comte du Lude, dont il a été question plus haut. Il était grand maître de l'artillerie.

5. La sœur du grand maître , Marie de Daillon, avoit épousé Gaston duc de Roquelaure ; elle avait laissé une fille, dont il est ici question, nommée Marie-Charlotte. Elle fut mariée le 8 mars 1674 à Henri-François de Candale, duc de Foix.

6. La première femme du comte du Lude était Renée-Éléonore de Bouillé, file unique du marquis de Bouillé ; elle mourut le 12 janvier 1681.

7. Phrase irrégulière que l'on a conservé textuellement, parce qu'elle est intelligible.

 


Mémoires de Mlle de Montpensier, Petite-fille de Henri IV. Collationnés sur le manuscrit autographe. Avec notes biographiques et historiques. Par A. Chéruel. Paris : Charpentier, 1859. T. IV, Chap. XIV : p. 181-197.


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