Chapitre XIVSir Thomas Browne PageMademoiselle Page Chapitre XVI

Deuxième Partie


CHAPITRE XV

(10-20 décembre 1670)

REVENONS donc au samedi, au matin ; il me dit qu'il avoit rencontré un homme, il y avoit sept ou huit jours, chez Guitry, qui lui avoit dit : « Vous serez bientôt un grand seigneur par un mariage. » Je lui dis : « Mais à propos de prédictions, dites-moi à cette heure qui c'est qui avoit fait tirer votre horoscope ; est-ce madame de Monaco ? — Non ; c'est une honnête personne. » Il me dit : « C'est la reine de Portugal1 ; elle sera au désespoir de notre mariage. Elle m'a voulu épouser ; mais cela ne me convenoit pas. » Je le pressai de m'en dire davantage. Il ne voulut point ; mais j'ai appris depuis que les deux sœurs l'aimoient passionnément ; mais qu'elles ne se trouvoient pas assez riches pour l'épouser, si l'une des deux n'eût été religieuse, n'y ayant pas grand bien dans la maison de Nemours. Je crois qu'il n'y avoit que cent mille livres de rente. Elles tirèrent au sort laquelle l'épouseroit, s'estimant malheureuse celle qui ne l'auroit pas ; et ne pouvant [l'épouser], elles ne croyoient pas pouvoir épouser un autre. Elles tirèrent : le sort tomba sur mademoiselle d'Aumale, et elle lui fit proposer. Je ne sais si la force de son étoile, qui devoit être plus heureuse, ou la délicatesse qu'il avoit, fit qu'il ne la voulut point : car pour lors le parti étoit assez bon. Il lui répondit que le roi ne le vouloit pas, et, comme il a paru par sa conduite, les passions qu'elle avoit n'étoient pas de durée. La chose fut sue de peu de gens.

Ce matin donc, qui a tant attiré de choses différentes pour ne pas suivre notre conversation, quoique tout y revint (mais quand on est sur un chapitre qui a beaucoup troublé, on est dans le même trouble quand l'on s'en souvient et surtout quand le cœur n'a pas changé de sentiment et qu'il a toujours la même tendresse, quoique le même objet soit éloignée que cette tendresse ait eu lieu de changer de bien des manières, quoiqu'elle soit toujours égale), il se souvint que Guitry, Vaubrun2 et Langlée,3 qui devoient aller à Paris avec lui, l'attendoient, il y avoit une heure. Il leur envoya dire de le venir trouver dans ma chambre. Il me dit : « Ils seront bien étonnés que je sois ici et que je les envoie querir ; il faut commencer à aguerrir les gens là-dessus. On le saura si fort qu'il n'importe que l'on commence à s'en douter. » Ils vinrent, et Guitry lui dit : « Je ne vous aurois jamais cherché ici. » M. de Lauzun répondit : « Toutes choses ont leur commencement. » Guitry lui dit : « Le Nôtre est là avec le plan de notre bâtiment. » M. de Lauzun lui dit : « Faites-le venir ici. — Quoi ! répondit Guitry, nous ferons nos affaires chez Mademoiselle ! — Elle aime les bâtiments, dit M. de Lauzun ; elle sera ravie de voir Le Nôtre. » Nous en venions de parler, et nous avions dit que ces deux maisons, qu'il faisoit bâtir à Saint-Germain et [qui étoient] à M. de Sully à moitié, nous les acheterions tout entières ; même nous avions parlé de meubler un appartement, où il iroit manger quelquefois. Il me regarda en riant, et moi à lui. Guitry disoit : « Mais qu'est-ce que c'est ? Je n'y entends plus rien ; on se moque de moi. » Les autres regardoient et ne disoient rien. Je dis à Guitry : « M. de Lauzun vous dira à Paris quelque chose que je l'ai prie de vous dire, qui ne se peut dire ici. » Enfin ils s'en allèrent, et la cour partit. L'après-dînée, je le vis un moment en passant chez la reine. Je m'en allai à Luxembourg avec bien du chagrin ; car il me dit : « Je ne sais si je vous verrai demain ; car je serai occupé tout le jour au mariage. »

On maria mademoiselle de Thianges à M. le duc de Nevers.4 C'étoit une affaire que M. de Lauzun avoit ménagée ; il étoit fort de ses amis. On avoit été longtemps : M. de Nevers est un homme assez extraordinaire et qui n'avoit guère d'envie de se marier.5 Elle n'avoit point de bien ; elle étoit fort jeune, n'ayant que treize ans ; mais les Italiens, qui sont naturellement [soupçonneux], ne se prennent guère par l'attente ; mais le savoir faire de M. de Lauzun l'avoit mené au point où madame de Montespan avoit voulu plutôt que sa faveur. Je disois toujours à M. de Lauzun : « Ne concluez l'affaire qu'après la vôtre, afin que madame de Montespan ait besoin de vous » ; mais il étoit si persuadé qu'elle ne lui manqueroit pas et que rien ne pourroit changer le roi pour lui qu'il se tenoit sûr de tout et me disoit : « Je ne me méfie que de vous. »

Le samedi au soir, il me dit : « Je ne sais si j'aurai l'honneur de vous voir demain ; car je serai si occupé pour la noce. » M. de Nevers et les personnes de la noce devoient aller souper chez lui. Le dimanche, je le trouvai pourtant chez la reine avant le sermon et nous nous dîmes adieu pour ne nous plus voir de ce jour-là, madame de Longueville, par un grand extraordinaire, vint au sermon aux Tuileries. Comme elle étoit délicate, je la pris sous le bras et je la menai au sermon. Les amis de Longueville regardoient cela avec plaisir, et en passant M. de Lauzun sourit et pensoit en lui-même : « Ils n'en sont pas où ils pensent. » En arrivant au sermon, je trouvai Guitry. Madame de Sévigné étoit entre lui et moi.6 Je lui demandai : « Vous a-t-on parlé ? » Il me répondit : « Vous a-t-on pas vue ? — Oui ; mais je n'ai pas eu le temps de savoir si on vous avoit dit la nouvelle du jour. — Oui, et j'en suis fort aise. »

Après le sermon, la reine fut aux Carmélites de Bouloi. Remencourt vint à moi et, tout hors de propos, elle me dit : « Je meurs d'envie (en regardant madame de Nogent) de connoître m. de Lauzun : on en dit tant de bien que je voudrois être de ses amies. » Je ne répondis rien. « Faites-nous faire connoissance. — Je ne le connois pas assez pour cela ; » et je m'en allai auprès de madame de Longueville. La reine sortit. Comme j'étois chez M. d'Anjou, il entra, et sans faire aucune réflexion je me laissai emporter au premier mouvement ; je lui criai : « Eh ! vous voilà ! vous m'aviez dit que l'on one vous verroit d'aujourd'hui. » J'allai à lui ; il me gronda, et je lui dis : « Il n'y a plus grand mal ; tout le monde le saura demain. »

Le soir, en arrivant à Versailles, madame d'Épernon me vint voir et me dit d'un ton fort aigre : « Que prétendez-vous de la cour d'y être avec tant d'assiduité ? — Rien que m'y divertir et d'être en un lieu où je dois être naturellement : le roi me traite fort bien ; je l'aime et je suis bien aise de le voir. — Quoi ! à votre âge, n'être pas rebutée de la cour ? — Je suis née pour y être. — On m'a dit aujourd'hui une nouvelle, qui m'a fort mise en colère et qui est ridicule : que vous vous allez marier ; la chose de soi l'est fort, et encore à celui que l'on dit, à M. de Longueville. » Je lui répondis : « On se marie à tout âge ; ce n'est pas une chose ridicule. Je ne trouverois pas que c'en fût une de l'être à M. de Longueville. — Je suis surprise de quoi vous prenez cela de cette manière ; j'en suis même honteuse. » Je lui répondis : « Je n'ai jamais rien fait qui dût faire de la honte à mes amis ; mais quand je ferois celle-là, on n'en doit point avoir. — Vous me surprenez, et je m'en vais avec bien de la douleur de vous voir dans ces sentiments. »

Le lundi, M. de Lauzun m'avoit dit que ces messieurs parleroient au roi et que je vinsse de bonne heure aux Tuileries. Madame d'Épernon vint dîner avec moi et me dit : « Si vous n'allez que ce soir chez la reine, j'irai avec vous ; » mais comme elle [ajouta] : « Je ne me veux pas hasarder à aller dans de seconds carrosses : » je lui dis : « S'il n'y a pas de place pour mes gens dans le mien7 ; mais il faut nécessairement que j'aille de bonne heure aux Tuileries ; j'y ai affaire. » Nous y allâmes de fort bonne heure. La reine, après avoir été un moment au cercle, entra dans son cabinet, et je demeurai dans sa chambre. M. de Lauzun vint et me dit : « Je voudrois bien vous dire un mot ; j'allai à la fenêtre. » Il me dit : « Ces messieurs sont entrés ; le roi est au conseil et il a fait appeler Monsieur. »

La reine sortit et alla aux Récollets. Comme j'étois au sermon, on vint dire : « M. le duc de Montausier vous demande. » J'allai au parloir. Il me dit : « Je vous viens rendre très-humbles grâces de l'honneur que vous m'avez fait et rendre compte de ce qui s'est passé. Le roi a écouté ce que nous lui avons dit et nous a répondu que vous lui aviez déjà parlé ; qu'il vous avoit dit ce qu'il y avoit à dire sur cette affaire et ce qu'il vous auroit pu dire, s'il avoit été votre père ; que voyant que vous le vouliez, il n'avoit qu'à consentir ; que puisqu'il avoit bien consenti au mariage de mademoiselle votre sœur avec M. de Guise, il ne pouvoit pas refuser celui-ci ; que sur cela Monsieur s'étoit fort emporté sur la différence ; que le roi lui avoit dit qu'il n'y en mettoit point ; que pour lui il aimoit les étrangers,8 et qu'il étoit obligé de maintenir les grandeurs de son royaume. » Sur cela Monsieur lui avoit dit : « Dites que vous êtes obligé à maintenir ce que vous avez fait ; car c'est vous qui avez voulu cette affaire ; » et que le roi avoit parlé avec beaucoup de bonté et d'honnêteté pour M. de Lauzun et pour moi, pour les grands seigneurs de son royaume ; que les ministres n'avoient dit mot, et que tous ces messieurs avoient remercié le roi au nom de toute la noblesse de son royaume. M. de Montausier dit : « Voilà une affaire faite ; je vous conseille de la laisser le moins traîner que vous pourrez, et si vous me croyez vous vous marierez cette nuit. » Je trouvai qu'il avoit raison, et je le priai de le dire à M. de Lauzun, s'il le voyoit devant moi.

Guitry vint ensuite, qui me conta les mêmes choses et qui me dit que M. de Lauzun me prioit d'en parler à la reine. Après que le salut fut dit, la reine entra dans une chambre. Je lui dis que j'avois un mot à lui dire. Je me mis à genoux devant elle et commençai : « Je crois que Votre Majesté sera surprise de la résolution que j'ai prise de me marier. — Assurément, me dit-elle d'un ton fort aigre ; de quoi vous avise-vous ? N'êtes-vous pas bien comme vous êtes ? — Je ne suis pas la première, madame, qui se marie, et Votre Majesté trouve cela si à propos aux autres. Pourquoi serai-je la seule au monde qu'elle ne voulût pas qui se mariât ? — A qui ? — A M. de Lauzun, madame, et s'il n'est pas prince du sang, madame, il n'est point de plus grand seigneur dans le royaume, et quand Votre Majesté en saura les coutumes, elle apprendra qu'il ne cède point aux [princes] étrangers, qui n'ont de rang dans les cérémonies que quand le roi leur fait l'honneur de leur donner des dignités. — Je désapprouve fort cela, ma cousine, et le roi ne l'approuvera jamais. — Il l'approuve, madame, et c'est une chose résolue. — Vous feriez bien mieux de ne vous marier jamais et de garder votre bien pour mon fils d'Anjou. — Ah ! madame, quels sentiments Votre Majesté me fait connoître ! j'en suis honteuse pour elle. Je ne vous en dirai pas davantage. »

Elle se leva, et moi aussi ; on s'en alla au Louvre chez M. le Dauphin, où je parlai à M. de Montausier et à MM. de Créqui et de Guitry. La reine s'en alla en chaise et moi en carrosse chez madame de Nevers, qui étoit dans l'appartement de madame de Montespan, qui recevoit ses visites. Je n'y fus qu'un moment. J'y trouvai le maréchal d'Albret, qui me parla, et madame Tambonneau.9 On disoit la nouvelle tout bas. J'allai chez la reine ; madame d'Épernon toujours avec moi, à qui je ne disois rien. En descendant de chez madame de Montespan, je trouvai un page de M. de Lauzun. Je lui dis : « Dites à votre maître que je m'en vais chez la reine et que je le prie de me venir trouver. » En entrant chez la reine, où il y avoit beaucoup de monde, je m'en allai à un coin, où étoient mesdames de Créqui, la duchesse et la maréchale, ne voulant pas parler à des gens que je savois qui n'étoient pas de mon avis. Je ne voulus dire la chose à madame d'Épernon qu'en présence de M. de Lauzun, croyant qu'elle ne diroit rien devant [lui] de malhonnête ; mais la reine sortit pour aller chez M. d'Anjou. En passant, elle me dit : « Je m'en vais, MML ; bonsoir, ma cousine. »

Je trouvai M. de Lauzun, qui me donna la main. Nous fûmes causer à un coin ; je lui dis la manière dont la reine m'avoit traitée. Il me dit : « Il n'importe ; Monsieur et la reine ne gouvernent pas le roi. » Je craignois à trouver Monsieur, n'aimant pas les picoteries. Je lui dis ce que M. de Montausier nous conseilloit, de nous marier tout à l'heure. Il me dit : « Je n'ai garde de faire cela. Je m'en vais remercier le roi de l'honneur qu'il me fait, jouer avec lui à l'ordinaire et montrer que je suis digne de l'honneur que vous me faites par la manière dont je le reçois avec modération. Demain j'aurai l'honneur de vous voir ; mais à quelle heure le pourrai-je sans y trouver du monde ? — Cela seroit mal, lui dis-je, que vous ne voulussiez pas que l'on vous vît : il faut faire comme les autres gens. » Je lui demandai où étoit madame de Nogent. Il me dit : « Comme elle est transportée de joie, si elle alloit chez vous, quelqu'un de vos gens lui diroit peut-être quelque chose ; je l'ai envoyée chez elle, je je lui ai dit de n'en bouger ses premiers jours. » Je lui dis : « Je m'en vais l'envoyer querir. — Elle ne viendra pas assurément. » Il s'en alla jouer.

Je trouvai à mon logis beaucoup de monde, les uns étonnés, les autres aises (ses amis), d'autres fâchés. Guilloire étoit comme un fou ; il montra son peu de jugement. Il entra une femme avec une cape, qui vint se jeter à mes pieds. Je ne savois qui c'étoit. Enfin elle leva la tête : c'étoit madame de de Gesvres,10 qui me remercia comme si c'eût été son fils. Elle avoit beaucoup de bonté pour lui. Cela me réjouit fort. Comme elle a beaucoup d'esprit, elle a dit des merveilles. IL y eut tout le soir du monde chez moi.

On peut croire que je me levai matin et que je ne dormis guère. Il vint encore un monde infini me voir. Il entra comme je me coiffois, se cachant derrière tout le monde ; je m'en allai à lui. Il fit une révérence quasi prosternée. M. l'archevêque de Reims, fils de M. Le Tellier, y étoit, qui nous dit : « Me feriez-vous le tort de choisir un autre que moi pour vous marier ? » Je lui dis : « M. l'archevêque de Paris a dit qu'il vouloit que ce fût lui. » J'appelai M. de Lauzun, et nous l'en remerciâmes. J'allai entendre la messe. Madame Tambonneau, qui étoit dans ma petite chambre, lui dit : « Vous êtes un fripon ; j'ai envie de vous battre. » Il s'écria : « MML, venez à mon secours. » Madame Tambonneau me dit : « C'est qu'il y a trois semaines qu'à la comédie à Saint-Germain j'avois la petite de Ligny avec moi. Je lui ai dit : Monsieur, donnez-moi une place pour cette demoiselle ; elle a cinq cent mille écus vaillant : ce ne seroit pas un mauvais parti pour un cadet de Gascogne. Il m'a répondu : qui voudroit de moi ? d'un ton moqueur. »

J'appris que la reine avoit parlé au roi avec beaucoup d'aigreur contre M. de Lauzun et contre moi ; que le roi s'en étoit mis en colère contre elle et qu'elle avoit pleuré toute la nuit. Monsieur avoit querellé le maréchal de Bellefonds et M. de Montausier même. Le roi l'avoit trouvé mauvais. Le maréchal de Bellefonds me vint voir, et se mit quasi à genoux devant moi, et me dit que toute la noblesse du royaume devoit baiser les pas où je passois, et qu'il avoit eu quelque froideur avec m. de Lauzun ; mais qu'il espéroit qu'il mériteroit ses bonnes grâces. Il étoit présent ; il lui fit de grandes révérences et dit : « Puisque Mademoiselle répond répond pour moi, je n'ai rien à dire ; c'est un bon garant ; on peut croire que je ne la dédirai pas. »

La Feuillade11 vint encore, qui me fit des compliments et qui me dit : « je vous demande de me raccommoder avec lui et de nous faire embrasser ; je veux être son serviteur et son ami. » M. de Lauzun répondit encore par des révérences, et La Feuillade l'alla embrasser. On dit que La Feuillade alla dire au roi : « Sire, je vous remercie pour toute l noblesse de France de l'honneur que vous nous faites. » M. de Charost, le bonhomme, entra dans ma chambre disant : « Je ne donnerois pas ma charge pour deux millions. Quoi ! être la camarade du mari de MML ! » et fit force contes qui me firent rire.12 La matinée se passa de cette manière. Je fus dès que j'eus dîné chez la reine. Ceux, qui étoient ses amis, me firent des compliments ; je ne me souciois pas d'autres.13 La reine boudoit et ne me disoit rien.

M. de Montausier envoya querir M. de Lauzun à sa chambre, et nous avertit que Monsieur avoit été faire un vacarme au roi sur ce que je disois à tous les gens à qui je parlois : « Je fais cette affaire pour plaire au roi ; c'est lui qui me l'a conseillée ; » et que cela avoit fâché le roi. Je priai M. de Montausier d'aller lui dire que j'avois un mot à lui dire et qu'il me fît entrer. Il étoit au conseil ; il n'y avoit que les ministres. Je lui dis : « Sire, il m'est revenu que Monsieur a dit ce que je viens de dire, à Votre Majesté ; ceux qui l'on rapporté à Monsieur sont des menteurs ; il n'y a personne qui ose me dire que je l'aie dit, et si Votre Majesté a la bonté de faire nommer à Monsieur ceux qui [le] lui ont dit et qu'elle les envoie querir, ils pourront le dire. Comme M. de Lauzun est assez malheureux pour ne pas plaire à Monsieur, on aura pris plaisir à l'animer contre lui ; mais cela est faux. Peu de gens osent entrer en matière avec moi pour quoi je me marie ou pour quoi je ne me marie pas. Je n'ai à rendre compte de mes actions qu'à Dieu et à Votre Majesté. Du reste, je ne me soucie guère de ce que l'on dira. J'ai vécu d'une manière à mettre les plus méchants au pis ; ainsi je ne me soucie de rien. Il faut que vous voyiez bien que cela est inventé. »

Je jugeai que je ferois ma cour en disant ce qui s'étoit passé. Je dis : « Votre Majesté ne m'a point conseillé de me marier ; j'aurois tort de le dire. Elle m'a parlé avec toutes les bontés imaginables m'ordonnant d'examiner ce que je voulois faire et de ne me point embarquer [légèrement] dans une affaire de cette importance. Je l'ai fait, et après y avoir bien pensé Votre Majesté, qui a bien de la bonté et de l'accortise, n'a pas voulu me refuser une chose qu'elle a accordée à ma sœur, quoique différente ; car pour lui faire épouser M. de Guise, un enfant qui ne promet pas d'être un fort habile homme, et que l'on n'ose, étant bon François, souhaiter qu'il soit aussi honnête homme que ses pères (tant la mémoire en doit être odieuse à tous les bons François !), Votre Majesté lui a donné des sommes immenses, sans le vouloir, comme elle m'a fait l'honneur de me le dire, mais par l'habileté des gens qui avoient entrepris cette affaire et qui ont surpris Votre Majesté. Et moi, je ne vous demande rien ; j'ai du bien, Dieu merci, pour soutenir l'élévation où Votre Majesté me permet de mettre m. de Lauzun ; il la soutiendra par la grandeur de son cœur et de son courage, qu'il a fait paroître en toutes les occasions, où il a été pour le service de Votre Majesté. Il mangera donc tout mon bien à vous servir. Je me plaindrai toute chose14 pour le voir employé là. Je l'estime plus, votre capitaine des gardes, que tous les souverains du monde. S'il n'avoit cette charge, je [la] lui acheterois demain ; rien de si grand, de si glorieux que d'être à vous, de vous suivre. Ces messieurs les princes étrangers, parce qu'ils sont sujets d'un petit prince, qui ne leur peut pas bien souvent donner du pain, viennent manger le vôtre, l'ôter à vos sujets et disent : Nous tenons notre grandeur de nous mêmes et point du roi. Enfin, sire, M. de Lorraine, qui est un des plus grands souverains de l'Europe, vous le chassez de ses États avec vos compagnies des gardes. Il ne vous en faut pas davantage ; et ses cadets seront plus considérés que les grands seigneurs de votre royaume ! »

Le roi me dit qu'il étoit content de moi ; qu'il savoit tout ce que je disois ; qu'il en étoit persuadé. Je lui parlai longtemps et fort bien à ce que ces messieurs dirent. Quand on est animé de deux passions, on est éloquent ; mais la plus forte, et qui anime l'autre, fait bien parler, à ce que j'ai toujours ouï dire. Je dis encore au roi que j'aurois bien des choses à lui dire sur la grandeur de la maison de Lauzun, mais qu'il seroit mieux à d'autres de le dire qu'à moi.

Je ne puis m'empêcher de dire sur la maison de Caumont, que tout le monde connoître être très-grande, qu'ils vouloient une chimère15 : ils viennent des rois d'Écosse16 ; mais comme je le disois un jour à M. de Lauzun, il me dit : « Je ne me repais point de chimères. Il est ridicule, selon moi, de se faire valoir par ses ancêtres. Il faut le faire par soi-même. Force gens me sont venus trouver pour me montrer des généalogies qu'ils avoient faites de ma maison et je ne les ai pas voulu écouter : j'en étois honteux ; mais j'ai pensé : Il les faut envoyer à MML : elle s'amuse à ces sottises-là ; mais je n' 'ai osé.17 »

 

FIN

 


NOTES

1. Voy. sur cette reine, p. 35-36.

2. Nicolas Bautru, marquis de Vaubrun, tué en 1675 au combat qui se donna au delà du Rhin peu de jours après la mort de Turenne.

3. Voy. sur Langlée les Mémoires de Saint-Simon (édit. Hachette, in-8, t. II, p. 385-387).

4. Gabrielle de Damas, fille du marquis de Thianges et de Gabrielle de Mortemart, épousa le 15 décembre 1670 Philippe-Julien Mazarini Mancini, duc de Nevers.

5. Comparez sur le duc de Nevers les Souvenirs de madame de Caylus et les Mémoires de Saint-Simon.

6. Les anciennes éditions ont supprimé cette phrase sur madame de Sévigné.

7. J'ai reproduit textuellement cette phrase, qui est intelligible quoique incomplète. Mademoiselle sous-entend il faudra que vous alliez dans les seconds carrosses.

8. C'est-à-dire, que Monsieur aimait les princes étrangers, comme ceux de la maison de Lorraine et de Guise, tandis que le roi maintenait dans leur dignité les grands de son royaume.

9. Madame Tambonneau, dont il est souvent question dans les Mémoires du dix-septième siècle, était femme d'un président de la chambre des comptes et sœur de la duchesse de Noailles, qui mourut en 1697. Saint-Simon parle de cette bourgeoise avec une sorte de respect (Mémoires, t. II, p. 439, édit. Hachette, in-8) : « Cette madame Tambonneau étoit riche, bien logée et meublée, et avoit trouvé moyen de voir chez elle la meilleure et la plus importante compagnie de la cour et de la ville, sans donner à jouer ni à manger. Princes du sang, grandes seigneurs dans les premières charges, généraux d'armée, grandes dames, n'en bougeoient. La jeunesse en étoit bannie et n'y étoit point admis qui vouloit. Elle ne sortoit presque point de chez elle, et s'y faisoit respecter comme une reine. »

10. Léon Potier, duc de Gesvres, avoit épousé en premières noces Marie-Françoise-Angélique de Fontenay-Mareuil, qui mourut le 24 octobre 1702. Voy. son portrait dans les Mémoires de Saint-Simon (édit. Hachette, in-8, t. IV, p. 50) : « C'étoit une espèce de fée, grande et maigre, etc. »

11. François d'Aubusson, duc de La Feuillade, mort le 19 septembre 1691. « De l'esprit, une grande valeur, une plus grande audace, une pointe de folie gouvernée toutefois par l'ambition, avec une flatterie et une bassesse insigne pour le roi, firent sa fortune, etc. » Note de Saint-Simon, sur Dangeau à la date du 19 septembre 1691. On sait que ce fut le duc de La Feuillade qui fit élever la statue de Louis XIV sur la place Notre-Dame-des-Victoires.

12. Les anciennes éditions ont ajouté un passage qui n'est point dans le manuscrit ; je le publie en note, parce qu'il est assez étendu : « Pendant que M. Charost me faisoit de ces sortes de plaisanteries, M. de Lauzun s'approcha de moi pour me dire : « Je ne suis pas surpris de voir que tout le monde le soit ; lorsque je pense que je serai le maître du Luxembourg, j'ai besoin de toute ma raison pour m'empêcher de me tourner la tête. Je ne songe pas, me dit-il : peut-être que je ne le serai jamais, et quand même vous m'en auriez donné la direction, vous savez bien que ce sera toujours vous qui en serez la maîtresse. Vous m'accorderez quelques audiences réglées pour vos affaires ; je prendrai vos ordres et j'aurai un grand soin de les faire exécuter. Il vous faudra, dit-il, avoir des dames ;que vous mettrez (menerez) chez la reine faire leur cour ; vous les ferez dîner avec vous de temps en temps ; vous donnerez quelques fêtes à la reine, des comédies, des bals et toutes sortes de divertissements. Tant (tandis) que vous vous occuperez avec soin à divertir la reine et à faire tout ce qui pourra plaire au roi, je traiterai quelques messieurs de mon côté, afin que chacun s'occupe et qu'on ne vous ennuie point. » Je lui dis : « Je veux bien remplir tous mes devoirs auprès de la reine et étudier ce qui la pourra divertir et tout ce qui devra faire plaisir au roi. Lorsqu'il ne sera question que de mes dames, et vous de vos messieurs, je me passerai très-bien de compagnie pour être seule avec vous. » Il me dit qu'il ne me faisoit cette proposition que pour prévenir l'ennui que je pourrois avoir avec lui. Je lui dis : « Ne vous y trompez pas ; je chasserai tout le monde, afin que je sois seule avec vous. » Il me répondit d'un ton souriant : « Si vous ne me tenez le même discours encore une seconde fois, je ne le croirai point ; dites donc, je vous en prie, qu'il ne vous ennuiera pas avec moi. » Après que cette conversation fut finie, il s'en alla, et moi j'allai chez la reine. Ceux qui étoient ses amis me firent des compliments ; pour les autres qui ne l'aimoient pas, je ne m'en souciois guère. »

13. Cette phrase est à peu près illisible dans le manuscrit. Je l'ai restituée d'après quelques mots que l'on peut déchiffrer.

14. Vieille locution ; le sens est : je me refuserai toute chose pour voir mon bien employé à votre service.

15. Les anciennes éditions prêtent ici à Mademoiselle une digression sur l'antiquité et l'illustration de la maison de Caumont. Ce passage est assez curieux comme preuve des altérations que des intérêts de famille ont pu introduire dans les copies des Mémoires de Mademoiselle et par suite dans les éditions faites sur ces copies. C'est ce qui m'a engagé à le donner en note : « Lorsque je fus sortie, je dis à M. de Lauzun ce que j'avois conté au roi. Il me répondit que s'il avoit eu la curiosité de me faire expliquer sur ce que je voulois lui dire de la maison de Caumont, il étoit persuadé qu'il m'auroit fort embarrassée. Je lui dis que c'étoit l'endroit où je me serois trouvée la plus savante ; que je lui voulois apprendre, s'il ne le savoit pas, qu'en l'année 1422, sous Charles VI. Charles, duc de Lorraine, qui ne s'étoit pas encore élevé par les dépouilles des évêchés de Metz, Toul et Verdun, étoit au service du roi pour commander quatre-vingts hommes d'armes, moyennant trois cents livres par moi, pour être à la suite du duc d'Anjou, régent du royaume : cela se voit dans un registre de la chambre des comptes ; que, sous Charles VII, Antoine de Lorraine, comte de Vaudemont, bisaïeul du duc de Guise, servit avec trente et un homme d'armes et trente et un archers ; que, dans le même temps, Jean de Lorraine, son fils, servoit en qualité d'écuyer ; qu'il étoit capitaine de Grandville, petite place en Normandie, sous le duc d'Alençon, prince du sang ; que les seigneurs de Ville et de Grandcour, et ceux de Floringe, de la même maison de Lorraine, ne tenoient range que d'écuyers dans l'armée ; ainsi que les seigneurs de Saint-Py, Hutin, seigneur d'Aumont, Bureau, seigneur de La Rivière, et plusieurs autres, y étoient, avec un pareil titre, dans la même considération que les princes lorrains, qui n'étoient pas pour lors en état de faire des traités de la force de celui que fit Jean Nompar de Caumont, seigneur de Lauzun, avec Jean de Bourbon, général des armées du roi dans la Guienne, en l'année 1404 : cela se voit dans les titres de la maison de Caumont ; il y en a de sept cents ans. Il promettoit, par ce traité, d'entrer dans le parti de la France avec ses terres, forteresses, et un certain nombre de troupes ; qu'outre cela je savois qu'il y avoit titres anciens qui prouvoient que sa maison, et plusieurs autres que je lui nommai, avoient des rangs en France avant que celle de Lorraine se fût élevée par la faveur de deux ou trois rois. M. de Lauzun me dit qu'il me trouvoit bien informée ; que, si je voulois lui apprendre où j'avois vu cela, et lui en faire recouvrir les livres et les papiers, ils les mettroit au feu ; qu'il ne comptoit pour rien ce qu'avoient fait ses pères. » On trouve au t. I des Mémoires de Mademoiselle une note écrite par quelque généalogiste et relative à la maison de Caumont. Elle a service de base à la digression qu'on a intercalée dans le texte. je donne cette pièce à l'Appendice.

16. C'est-à-dire que leur chimère consiste à prétendre descendre des rois d'Écosse.

17. On a intercalé ici dans le texte une nouvelle digression historique, dont il n'y a pas trace dans le manuscrit. Je l'ai conservée en note. « Je lui répondis qu'il avoit raison ; que j'étois de son sentiment ; que je ne lui avois fait cette relation que comme inutile ; que je me mis trouvois d'humeur à lui parler de tout ce que j'avois examiné avant que de me déterminer à l'épouser. Je voulois lui apprendre qu'après m'être entêtée de ce dessein, j'avois cherché tout ce qui me devoit persuader son exécution sans blesser ma gloire ; que j'avois trouvé dans l'histoire que des filles et des sœurs de rois avoient été mariées à des particuliers moins grands seigneurs que lui ; que, selon Grégoire de Tours, rapporté par sainte Marthe, des filles de Dagobert, l'aînée, nommée Adèle, avoit épousé le comte Herman, qui n'étoit pas un homme fort considérable ; que la seconde, nommée Rotelde, avoit été mariée à Lédéric, premier forestier de Flandre ; que Landrade, fille de Charles Martel, épousa Sidromme de Hasbannin : elle fut mère de Godgrand, évêque de Metz et chancelier de France ; Berthe, fille de Charlemagne, épousa Angilbert, gouverneur d'Abbeville, depuis abbé de Saint-Riquier ; des filles de Louis le Jeune, la première épousa le comte de Champagne, et Alix, sa sœur, Thibaud, comte de Chartres et de Blois ; qu'Alix, fille de Charles VII, avoit été mariée à Guillaume, comte de Ponthieu ; qu'Isabelle de France, fille de Philippe le Long, épousa Gui, comte d'Albon ; Catherine de France, fille de Charles VI, se maria, lorsqu'elle fut veuve, avec Owin Tyder, chevalier gallois, qui n'étoit pas considérable par sa naissance. Lorsque j'eus achevé de lui dire à peu près tous ces exemples, il me répondit qu'apparemment j'avois trouvé du mérite à quelques-unes des dames qui avoient voulu se marier à leur fantaisie ; que je n'avois pris la résolution de vouloir faire de même que pour imiter ce qui m'avoit paru extraordinaire ; qu'il voyoit d'où lui venoit son bonheur. » Il n'y a pas trace dans le manuscrit de Mademoiselle de cette érudition que lui ont prêtée les anciennes éditions. J'ai donné le morceau, tel qu'il est dans ces éditions, sans rectifier les noms altérés, par exemple : Owin Tyder pour Owen Tudor, etc.

 


Mémoires de Mlle de Montpensier, Petite-fille de Henri IV. Collationnés sur le manuscrit autographe. Avec notes biographiques et historiques. Par A. Chéruel. Paris : Charpentier, 1859. T. IV, Chap. XV : p. 198-215.


This page is by James Eason, University of Chicago.