Ch. Clermont-Ganneau (1977) "Horus et Saint-Georges". Extrait de la Revue Archéolgique.

HORUS

ET

SAINT GEORGES

I II III IV V VI VII
VIII IX X XI XII XIII Appendice

XI - XIII et Appendice

XI.

Khidhr, apparenté, comme nous venons de le voir, aux divinités telluriques, semble en effet se rattacher encore plus étroitement peut-être aux divinités marines. De même qu'il touche à la Déméter-Chloé (et au Dagon-Siton), de même il confine au Glaukos hellénique dont le mythe se superpose à la légende de Khidhr avec d'extraordinaires coïncidences.

Glaukos, scindé en plusieurs personnes, apparaît comme un pêcheur d'Anthédon;(59) il est le génie de la mer par excellence, le Qala/ssioj. Suidas dit que quand un orage éclatait on s'adressait à lui en criant: e!cw Glau=ke! Il est surnommé Pontios et est fils de Poseidon, d'Anthédon ou de Polybos. Son nom sert d'épithète au dieu marin Triton. On disait proverbialement de lui: Glaukos qui mange de l'herbe habite dans la mer. Chaque année, accompagné des animaux marins (kh/tesi), il fait une tournée d'inspection dans la Méditerranée, visitant les côtes et les îles, et prophétisant, invisible, en langage éolique, tout ce qui doit arriver de mauvais. Dans l'expédition des Argonautes, son rôle prophétique est nettement accusé.

Il est le prophète de Nereus, le dieu véridique.

Strabon en fait tout simplement un monstre marin et le qualifie de kh=toj.

Glaukos est immortel, c'est un dai/mwn a)qa/natoj. On entend sa plainte éternelle, il crie qu'il ne peut mourir; il se lamente de cette immortalité, qu'il doit soit à une herbe divine qu'il a mangée, soit à une certaine source dans laquelle il s'est baigné.

Un autre Glaukos, différencié du premier par sa généalogie, nous fait passer de plain-pied dans le mythe de Bellérophon(60) dont il est le père; parfois Bellérophon est dit fils de Poseidon: Glaukos s'échangeant ici encore avec le dieu de la mer est donc bien toujours notre Qala/ssioj.(61)

Dans ce rôle, Glaukos revêt un caractère équestre et équivaut au Poseidon Hippios (cf. Hipponoos, nom primitif de Bellérophon); les chevaux de Glaukos le mirent en pièces.(62) Il était l'objet d'un culte spécial sous le nom de Tara/cippoj, l'épouvantail des chevaux.

Ce second Glaukos s'est dédoublé en un troisième, fils d'Hippolochus, descendant de Bellérophon, et héros lycien de la guerre de Troie, dont le bouclier d'or protège Diomède contre le dragon.

Proteus est dans Homère ce que Nereus (71Aray ! Li/buj) est dans la légende d'Hercule, ce que Glaukos est dans celle des Argonautes, dit Pauly. Bien des traits qui les caractérisent individuellement leur sont donc communs: d'anciennes légendes font de Proteus un sage roi d'Égypte appelé Ke/thj, un fils de Poseidon; les hymnes orphiques lui attribuent les clefs de la mer. Il réside, entre autres lieux, dans l'île de Pharos, à une journée de marche du fleuve d'Égypte ou de la côte d'Égypte; il est appelé pour cela Ai)gu/ptioj. Il avait le don de prophétie, et quand on était parvenu à le saisir et à tirer de lui la vérité, il se replongeait dans la mer.

Comparons maintenant Khidhr à Glaukos (et partiellement à ses deux substituts). Son nom veut dire vert comme celui de Glaukos.(63) Les musulmans croient que Khidhr-Elias ne constituent qu'un personnage, mais que le second est invoqué sur la terre, tandis que le premier est invoqué en mer.(64) Ils parcourent incessamment, l'un la surface de la terre, l'autre la surface de la mer, et ils se rencontrent une fois l'an à Mina, aux environs de la Mecque, le jour de la station des pèlerins: ils sont les protecteurs et les dieux tutélaires des voyageurs, Élias sur la terre et Khidhr sur la mer.

Le 23 avril, le jour de la Saint-Georges, était l'époque du départ de l'escadre ordinaire des Ottomans destinée à croiser dans l'Archipel.

Khidhr est le gardien des mers: c'est à lui qu'incombe le soin de recueillir les noyés; il lave leur corps et il prononce sur eux les prières obligatoires.

Khidhr est le plus savant des êtres;(65) sa science dépasse même celle de Moïse; on pourrait dire de lui comme du pasteur de Neptune:

Novit namque omnis vates
Quæ sint, quæ fuerint, quæ mox ventura trahantur.

Aussi Moïse, accompagné de Josué, se rend-il auprès de lui pour le consulter, exactement comme Ménélas et Aristée vont consulter Proteus le Cæruleus (cf. Hercule et Nereus).

Moïse, après la sortie d'Égypte, va chercher Khidhr soit au confluent des deux mers, soit dans « une île des îles de la mer »; après diverses aventures, il finit par le trouver soit assis sur la pierre au bord de la mer, soit au milieu même de la mer.(66)

Khidhr a subi chez les musulmans, entre autres assimilations, celle avec Jonas, qui est bien significative.

Voilà donc un Khidhr marin incontestable.(67)

Le Khidhr hippique, nouvelle face du Glaukos, est suffisamment indiqué par le cheval de saint Georges, patron des cavaliers, par le Maïmoun d'Aly, par le cheval de feu d'Élias. Il est d'ailleurs positivement question, dans les traditions musulmanes, de la jument (faras) de Khidhr.

Enfin Khidhr jouit comme Glaukos de l'immortalité, et il la doit à une pareille cause: il a mangé du fruit de l'arbre de la vie ou il a bu de l'eau de la source de la vie.(68)

Le Khidhr marin rentre naturellement dans le domaine du Neptune phénicien, si magistralement déterminé par M. A. Maury; mais alors nous nous retrouvons en face de la singularité signalée plus haut: ce Khidhr s'amorce à Dagon et peut devenir à son tour le vaincu du combat typhonien, en même temps que sous un autre aspect il en est le vainqueur;(69) c'est, en un mot, à la fois Horus et Typhon.

XII.

Khidhr est donc tout ensemble chthonien et neptunien.(70) Il a en outre, comme équivalent immédiat de saint Georges et des personnages lumineux similaires, une troisième face complémentaire: il est céleste.

Il n'est peut-être pas inutile de faire observer à ce propos que dans certains cas Glaukos a une notable tendance à se rattacher à Apollon; suivant Aristote, il habitait à Délos, où il rendait des oracles; son pouvoir prophétique était plus grand que celui d'Apollon, qui sous ce rapport est appelé son disciple.

Comment cette idée du ciel s'est-elle confondue avec celle de la terre et de l'Océan? Il serait aisé d'accumuler les explications pour rendre compte plus ou moins logiquement de cette triple conception symbolique; on peut faire observer, par exemple, que le ciel est constamment perçu et décrit comme vert (!) par les Orientaux;(71) qu'il n'est pas plus difficile de passer de l'image de la mer à celle du ciel — ou réciproquement — que du Varuna sanscrit à l'Ouranos hellénique,(72) etc.

Mais la logique a si peu de choses à voir dans toutes ces combinaisons fabuleuses qu'il n'est pas besoin de recourir à de telles explications, quoiqu'on puisse leur y réserver cependant une certaine place.

Khidhr(73) est la terre, il est la mer, il est le ciel; il est bien autre chose encore: cette individualité multiple et compliquée, où vient se perdre la fable du saint Georges apocryphe, est bien plus large que tout cela.

On peut dire — et nous avons vu que ce n'était pas une pure métaphore — que Khidhr est un véritable Protée. Il prend toutes les formes, ou plutôt, c'est comme un vase où la légende populaire aurait jeté les résidus de mythes de toute provenance. Cette hétérogénéité se trahit bien quand on voit Khidhr identifié à la fois avec saint Georges, Élie, Élisée, Pinehas, Jonas, Lot, Jérémie, etc.(74)

Il y aurait un intérêt majeur à reconstituer dans son ensemble, d'après les éléments arabes, l'histoire fabuleuse de ce personnage en qui se reflète comme en un microcosme grossier le monde mythologique syrien tout entier.

Khidhr est l'âme même, l'âme errante mais immortelle des vieilles religions sémitiques, s'incarnant dans tous les corps et les quittant avec une égale facilité.

Il faut donc s'attendre à rencontrer un peu de tout(75) dans cette espèce de magma, et il serait oiseux de vouloir rétablir, entre les éléments disparates et contradictoires qui le constituent, des transitions qui n'ont jamais existé. La seule méthode possible doit consister à dégager un à un les fragments dont il est formé, et à essayer de les classer suivant leurs origines diverses.(76) Ce n'est pas dans une aussi rapide esquisse que je puis songer à entreprendre ce travail; je n'ai même pas à en fournir des indications, car cela m'éloignerait tout à fait de mon sujet, qui est seulement la légende sémitisée d'Horus et de Typhon, ou plutôt un épisode de cette légende; j'ai dû pénétrer, en le poursuivant, dans le complexe de Khidhr, où il tend à se perdre; mais je ne saurais m'y arrêter sans perdre de vue l'objet de cette recherche.(77)

Parmi les divers rapprochements que nous venons de faire, il en est certes qui peuvent sembler fort aventureux, mail il ne faut pas oublier que dans ce genre d'opérations la théorie reste souvent comme hardiesse et invraisemblance bien au-dessous de la réalité. Nous assistons dans l'intérieur de la mythologie indo-européenne à de non moindres transformations et confusions. Les procédés humains sont les mêmes partout; le fait de créer des fictions, de les combiner, de jouer avec les mots, c'est-à-dire avec les idées, comme fait un enfant d'un kaléidoscope, n'est pas le monopole d'une race, c'est un anthropisme.

Ce que nous entrevoyons de la mythologie sémitique nous fait même espérer que nous trouverons là, pour ce genre d'études, un terrain moins accidenté peut-être, mais plus ferme, plus circonscrit; un horizon moins étendu, mais aussi moins brumeux; des appuis chronologiques, géographiques, iconographiques, qui manquent aux fables ariennes pures; des points fixes enfin, déterminés par l'intersection de traditions hétérogènes se recoupant sous des angles différents et dans des temps donnés.

La région la plus obscure et aussi la plus intéressante de ce domaine, jusqu'ici trop négligé, est assurément celle où a lieu la pénétration réciproque du monde oriental et du monde hellénique.

En résumé, en faisant, tout le premier, bon marché de plusieurs conjectures émises en passant dans cette ébauche, et insuffisamment justifiées jusqu'à présent, je ne désespère pas de voir accueillir favorablement quelques-unes des propositions qu'elle contient. Il ne faudrait pas considérer cet ensemble enchevêtré comme un fil, et croire que c'en est fait de sa continuité dès qu'il est rompu en un point; c'est un tissu où cinq, six, dix mailles peuvent manquer sans que la solidité générale en soit sérieusement compromise.

Je m'estimerai heureux si l'on veut bien retenir de tout cela quelques résultats essentiels:

— Identité de Persée et du dieu phénicien Reseph, apparentés à Horus.

— Identité d'Andromède et d'Anat (à un degré de probabilité moindre).

— Origine de la ville d'Arsouf, mentionnée sous le nom de Reseph dans la Bible, et ville du dieu Reseph.

— Souvenir de Dagon conservé dans le Dadjdjâl musulman.

— Origine de la légende apocryphe de saint Georges.

— Caractère compliqué de l'être fabuleux désigné par les Syriens sous le nom de Khidhr, et répondant particulièrement au Glaukos hellénique et à une ancienne divinité maritime phénicienne.

XIII.

Revenons encore pour un instant, après ce long détour, au bas-relief qui nous met en main d'une façon si inopinée les deux bouts de cette longue chaîne commençant à Horus pour finir à saint Georges.

Le costume militaire romain donné à Horus dans cette scène ne doit point nous surprendre. L'habitude de traiter ainsi à la romaine les anciens dieux de l'Égypte commence assez tôt; je n'en veux pour preuve que certaines monnaies des nomes égyptiens frappées sous Trajan, Hadrien, Antonin, Marc-Aurèle et Domitien,(78) et particulièrement une monnaie d'Apollonopolis, la ville d'Horus, monnaie où ce dieu est figuré en costume militaire romain, tenant la haste de la main gauche. Il a une tête humaine, seulement l'épervier, dégagé de sa personne, se montre sous la forme de l'oiseau complet posé sur sa main droite.

J'ai dit en commençant que notre monument appartenait évidemment à une basse époque, plus basse, certes, que celles de ces monnaies; c'est ce qui fait, à mes yeux, une partie de sa valeur, car il descend assez pour toucher la légende de saint Georges. Je ne voudrais rien préciser à cet égard; je crois cependant qu'on pourrait, sans trop d'efforts, le ramener jusqu'au IIIe, peut-être jusqu'au IVe siècle, c'est-à-dire vers le temps même où les nuages de la fable ont l'air de s'être condensés et résolus sur la tête du saint Georges que nous révèlent les Actes apocryphes.

Le martyre du saint est placé sous Dioclétien; l'iconographie du combat de saint Georges contre le dragon, qui a pris ultérieurement une si considérable extension, remonte au moins à Constantin. L'empereur s'était fait représenter en personne dans le rôle d'adversaire du dragon. Ce fait, enregistré par Eusèbe, confirmé par la numismatique, est également attesté par les historiens orientaux qui mentionnent, parmi les statues d'airain de Constaninople, un cavalier armé d'une lance et perçant un serpent.

Notre monument peut donc appartenir à cette époque si trouble de fermentation religieuse, où flottaient les sectes dites gnostiques, derniers débris des mythologies orientales, et germes des hérésies nouvelles.

C'est certainement sous cette influence qu'ont été produites ces deux intailles d'hématite de la Bibliothèque nationale où l'on voit un cavalier perçant de sa lance un ennemi à terre, avec le nom de Salomon(79) et une allusion directe à l'Apocalypse par ces mots: sfragi\j Qeou=, le sceau de Dieu.(80)

On pourrait également en rapprocher une autre intaille publiée par Lévy dans ses Siegel u. Gemmen, où l'ennemi est remplacé par le serpent, et qui est accompagné d'une légende nabatéenne,(81) ainsi que d'autres monuments analogues.

Cependant il ne faudrait pas traiter un bas-relief relativement important, qui avait une destination architetural évidente, comme de simples pierres gravées, où la fantaisie pour ainsi dire individuelle pouvait se donner carrière en se livrant aux plus arbitraires rapprochements. Il se peut néanmoins qu'il y ait à tenir compte dans notre monument soit de ce goût pour les combinaisons hybrides, goût si répandu en Égypte et en Syrie — ces grandes manufactures de religions — avant la constitution officielle du christianisme; soit de tendance païennes franchement hostiles au christianisme, telles que celles qui se sont fait jour sous Julien.(82) Nous avons peut-être là, en un mot, autant un Horus fait à l'image d'un saint Georges, qu'un saint Georges fait à l'image d'un Horus. Je ne serais même qu'à moitié surpris si l'extrémité supérieure de la lance, malheuresement brisée, s'était terminée par la croix comme dans les représentations similaires.(83)

Si l'on pouvait au moins établir l'existence dans ce bas-relief d'une sorte de revendication intentionnelle par le paganisme de certaines conceptions chrétiennes, il n'en possèderait qu'un interet de plus.


NOTE ADDITIONNELLE

En me livrant à diverses recherches au British Museum, où j'avais été envoyé en mission par le Ministre de l'instruction publique, je viens de rencontrer un monument qui apporte aux conclusions de ma dernière note une prompte et intéressante confirmation.

Ce monument, dont je donne ci-joint la gravure, consiste en une statuette de bronze (de basse époque), haute d'un pied six pouces anglais, et représentant un Horus hiéracéphale en costume militaire romain.

Engraving of Horus in Roman Military Costume

Le dieu est à pied, debout; sa tête d'oiseau est coiffée d'une espèce de klaft qui encadre la face et dont les deux bords retombent sur les clavicules. La cuirasse est retenue par deux pattes ou bretelles affectant une forme quadrangulaire. Les ptéryges de la jupe frangée s'arrêtent au-dessus du genou.

Autour du bras gauche, à moitié plié horizontalement, s'enroule un pan d'étoffe flottante appartenant probablement au paludamentum.

Le bras droit a disparu; il consistait en une pièce rapportée qui venait s'emboîter immédiatement au-dessous des ptéryges de l'épaule, dans une feuillure circulaire ménagée à dessein et très-visible.

A en juger par la position de l'épaule, le bras droit devait être plus haut que celui de gauche; je pense qu'il était en même temps infléchi pour permettre à la main de tenir verticalement une lance qui a disparu avec le membre.

Les pieds sont chaussés de brodequins du type endromis, lacés sur le devant et laissant passer les orteils.

Tous ces détails caractérisent suffisamment l'uniforme du tribun militaire, à l'épée près, dont l'absence peut être le résultat d'un accident.

J'ai trouvé, dans les mêmes collections, deux fragments de figurines, également en bronze, beaucoup plus petites, mais absolument analogues.

L'une, toujours avec les bras droit levé comme pour tenir une lance, est brisée juste au-dessous des ptéryges de la cuirasse.

L'autre, encore plus petite que la précédente, ne montre plus que la tête et les épaules du dieu avec les bretelles de la cuirasse.

Il est maintenant permis de conclure de la connaissance de ces quatre monuments similaires, que le bas-relief du Louvre n'est pas un fait isolé, mais que cette représentation d'Horus hiéracocéphale en officier romain devait être courante en Egypte après l'ère chrétienne.

L'on s'explique bien dès lors comment saint Georges, le grand saint égyptien, a pu se dégager sans effort d'un type iconographique aussi populaire.

Je me permets d'appeler l'attention des conservateurs des divers musées d'Europe sur l'existence de pareilles représentations, et je leur serais extrêmement reconnaissant s'ils voulaient bien me les signaler.

Il serait de la dernière importance de savoir l'exacte provenance de tels monuments, car l'on pourrait peut-être arriver ainsi à déterminer avec quelque précision le foyer même où s'est opérée cette curieuse fusion qui d'un dieu égyptien a fait un saint fabuleux.


Je profiterai de cette occasion pour noter quelques particularités qui peuvent être encore portées à l'actif de l'équation Khidhr = Typhon (marin):

Il y avait dans le territoire d'Ephraïm un endroit appelé Baal-Hasor (où Absalon possédait des troupeaux et où fut tué Ammon).

Le mot Hasor, rwux, est de la même racine que Khidhr: rux (cf. ryux, herbe verte).

La Vulgate transcrit ce nom de lieu: Baalhasor, et les versions grecques: Belasw&r et Bedlasw&r.

Or Josèphe substitue à ce mot celui de Belsefw&n, nom identique à celui d'un endroite d'Egypte voisin de la mer, etc., station des Israélites: Baal-Sephon (Beelsepfw&n des Septante).

Il remplace danc Hasor (Khidir) par Sephon, Nwpu (Typhon)!

On peut toujours, il est vrai, mettre cette substitution au compte d'un copiste; mais cette erreur, si erreur il y a, ne peut s'expliquer par une faute ordinaire; elle est, en tout cas, issue d'une assimilation erronée dans l'espèce, si l'on veut, mais conforme à celle dont j'ai essayé d'établir l'existence.

Je crois aussi pouvoir relever une trace très-nette du nom et des fonctions de notre Khidhr marin dans un fragment de la cosmogonie des Pérates, secte hérétique dont les doctrines, mélange bizarre de christianisme et de paganisme sémitique, ont été étudiées avec beaucoup de soin par M. Ph. Berger, dans son travail sur les Ophites.

Ce fragment, qui nous a été conservé par l'auteur des Philosophoumena (Ed. Miller, pp. 128-129), est une citation textuelle d'un ouvrage pérate original, ce qui lui donne une valeur considérable.

Après nous avoir montré, à l'origine des choses, une première puissance (du/namij) cosmique Thalassa, dont l'ignorance (a)gnwsi/a) fit Kronos, et à l'image de qui (kat' ei)ko/na) furent créés Kepheus, Prométhée et Japétos; l'auteur inconnu de cette étrange genèse mentionne une autre puissance à qui est confiée la mer (qa/lassa).

Cette puissance est mâle et femelle (a)r)r(eno/qhluj); elle contient l'impétuosité des flots agités (? a)nafora/n), leur fixe leurs limites, empêche leurs attaques, etc.

Elle a une fille typhonienne, gardienne fidèle des eaux aux formes multiples (quga/thr tufwnikh\ pisth\ fu/lac u(datw\n pantoi/wn).

Elle s'appelle Khorzar, Xorza/r, et l'ignorance lui a donné le nom de Poséidôn, à l'image de qui furent faits Glaukos, Mélikertès, Iè, et Nébroè (?).

Nous voilà de nouveau en face de l'être marin dont nous avons essayé de saisir les aspects changeants; nous le retrouvons avec les mêmes adhérences: Poséidôn, Glaukos, Mélikertès, Typhon: les mêmes fonctions: gardien des mers; et, ce qui est bien plus frappant que tout cela, avec un nom de physionomie non hellénique, un nom inexpliqué jusqu'ici et qui ressemble singulièrement à celui de Khidhr.

Les personnes quelque peu familiarisées avec les langues sémitiques ne sauraient en effet manquer de voir au premier coup d'œil que les deux mots se correspondent presque littéralement.

A l'époque basse à laquelle nous avons affaire, le X est l'équivalent normal du khet ou du kha arabe; on a des exemples du sad hébreu rendu par un Z, et cette lettre convient particulièrement au dhâd (Z emphatique) de Khidr.

Les voyelles n'offrent aucune difficulté; elles sembleraient nous ramener spécialement vers la forme Khodhara, la mer, que j'ai déjà citée.

La seule objection qu'on puisse faire à ce rapprochement c'est la présence du premier r, qui est superflu.

On pourrait l'expliquer soit par une faute de copiste, bien excusable dans un mot d'allures si barbares, soit par cette circonstance que le nom aurait été puisé à la source perse où tout ce mythe, comme je l'ai montré, semble avoir trempé à un certain moment. Nous aurions alors peut-être dans cette forme hybride le résultat d'une espèce de réaction de Haurvatat-Khordad, l'Amshaspend, frère plus ou moins légitime du démiurge Khidhr.

Je me réserve de revenir sur cette question; je n'ai pas besoin de faire remarquer que cette conjecture peut réclamer, s'il y a lieu, le bénéfice de tous les rapprochements proposés avec le démiurge Chousoros, qui est la Prôtè taxis, l'anoigeus, ce qui nous rappelle notre Prôteus-Khidhr, le protogenes qui a les clefs de la mer. (84)

Nous entrons alors dans la série compliquée qu'a établie Movers, de Chousoros, Chousarthis-Harmonia et Chrysaor.

Movers rattachait tous ces êtres par le lieu d'un nom emprunté à une racine rsx, absolument différente de rux; dans quelle mesure convient-il de rejeter ou de maintenir l'hypothèse du savant allemand? C'est que j'examinerai une autre fois.

Quoi qu'il en soit, si Chrysaor doit être réellement affilié à Chousor et à Chousarthis, il est curieux de constater qu'il en diffère précisément comme Khorzar de Khidhr, par la superfluité d'un r.

Ce Chrysaor nous ramène droit à nos mythes de Persée et de Glaukos:

Chrysaor, le fils de Méduse, le frère de Pégase, a pour père soit Poséidôn, soit Glaukos.

Le Chrysor de Sanchoniathon ne dément pas cette origine neptunienne, bien qu'il soit identifié par Philon de Biblos avec Héphaistos: il est, avec son frère innomé, l'inventeur du fer (= le métal de Typhon), de l'hameçon, de l'appât, de la ligne et de la barque (cf. Glaukos qui est un pêcheur d'Anthédon); le premier des hommes il osa naviguer, ce qui lui valut après sa mort les honneurs divins (!) .(85)


Nous avons des preuves positives que d'assez bonne heure le syncrétisme des sectes hérétiques sémitiques a sollicité le mythe de Persée (Reseph) dans le sens apocalyptique que j'ai indiqué.

L'auteur des Philosophoumena, passant en revue quelques superstitions astrologiques, nous en signale une qui voyait, dans Kepheus, Adam; dans Cassiopé, Eve; dans Andromède, l'âme (yuxh/) de ces deux personnages; quant à Persée, c'était le Verbe (Lo/gon), le fils ailé de Jupiter (pterwto\n Dio\j e!ggonon), qui se précipitait pour délivrer Andromède exposée aux attaques du ketos, de la bête insidieuse (to\ e)pi/boulon qhri/on).

Le cavalier au cheval blanc de l'Apocalypse, dont nous avons vu la parenté avec le Jésus musulman et le saint Georges de la tradition chrétienne, apparaît exactement dans le même rôle que ce Persée symbolique: il est le Verbe de Dieu, o( lo/goj tou= Qeou=!

La verge de fer qu'il tient à la main (86) (cf. le chebet et la lance), la flamme de feu (flo\c puro/j, Reseph) qui forme ses yeux; les nombreux diadèmes qui couronnent sa tête (cf. la double couronne d'Horus); les troupes célestes qu'il commande (cf. le grade du tribun hiéracocéphale); l'épée acérée, r(omfai/a o)cei=a, qui lui sort de la bouche (cf. le bec tranchant de l'épervier), sont autant de traits complétant ce tableau, qui semble peint d'après quelque modèle facile à reconstituer et dont les singularités apparentes s'expliquent ainsi à merveille.

Mais ce n'est pas tout. Le cavalier apocalyptique a pour noms (kalou/menoj): pisto/j et a)lhqino/j, le fidèle, le sincère, le véridique; il doit juger et combattre dans l'équité (dikaiosu/nh|).

Eh bien, nous avons dans la mythologie phénicienne un personnage qui porte exactement le même nom, c'est le Sudu/k (87) de Sanchoniathon, mot que le texte grec traduit lui-même par di/kaioj, et qui n'est autre chose que l'hébreu Sadoq ou Saddîq (qwdu, qydu), juste, équitable (en arabe, sincère, véridique, fidèle).

Ce Sydyk de Sanchoniathon, frère d'un certain Misôr (88), est le père des Diocures, Cabires, Corybantes ou Samothraces (sic), qui trouvèrent la navigation (89), et particulièrement le père d'Asklépios, le huitième des Cabires, l'Echmoun phénicien, qu'il eut d'une Titanide ou d'une Artémide.

Cette paternité tend à rapporter Sydyk à la fois de Zeus (90), le père des Dioscures (91) (cf. Zeu\j dikaio/sunoj, pi/stioj), et d'Apollon, le parèdre d'Artémis, le père d'Asklépios-Echmoun (par Coronis ou Arisnoé); cette bifurcation mythologique ne doit pas nous dérouter après tous les croisements que nous avons déjà rencontrés sur notre chemin.

L'aspect apollonien de (Horus) Sydyk concorde bien avec l'attitude du Pisto/j apocalyptique et le rôle de la série à laquelle il appartient.

C'est encore la tradition arabe qui va nous éclairer, sinon sur les tenants, du moins sur les aboutissants de ce nouveau personnage, faisant son entrée sur la scène pour servir un moment de doublure à notre acteur principal.

La légende syrienne musulmane a conservé le souvenir d'un Neby Sadîq (92), qui appartient à la race de ces prophètes fabuleux, fils et héritiers des dieux sémitiques. Voici comment:

Le géographe arabe Moqaddesy consacre un chapitre aux montagnes saintes (El-djibâl ech-cherifé) de la Palestine, qui était son pays natal.

L'on sait que les montagnes étaient adorées par certains groupes de Sémites comme de véritables dieux individuels. Tel était le cas, par exemple, pour le Casius, le Liban et l'Antiliban (93), le Carmel (94), etc.

Après les monts sacrés des Oliviers, du Djaulan, du Liban, Moqaddesy mentionne le mont de Siddîqa (95) situé entre Tyr, Qedes, Banias et Sidon, et, suivant la variante d'un autre manuscrit, adjacent au Liban.

Nous sommes en pleine Phénicie.

Là se trouve le tombeau (quelque Memnonium) de Siddîqa, auprès duquel est une mosquée (Mesdjid) extrêmement vénérée et objet d'un grand pèlerinage annuel à la Mi-Cha'bân.

La légende dit que le chien qui poursuit la bête fauve, lorsqu'il atteint la limite de ce sanctuaire, s'arrête.

Passage in arabic

Erratum: Il faut rétablir le kaf et le lam dans le mot kelb, et remplacer par un le ghain qui précède idha.

Or le sanctuaire de l'Apollon chypriote adoré à Curium, du Reseph phénicien, jouissait, suivant Élien, du même privilège! Les cerfs relancés trouvaient dans le bois sacré, entourant le sanctuaire un refuge assuré contre les chiens qui n'osaient y pénétrer à leur suite (96).

Cette prérogative apollonienne transférée à Neby Siddîqa confirme bien ce que j'ai dit de la nature du Sydyk de Sanchoniathon.

Mais voici qui accentue encore davantage ces rapports.

Un autre géographe arabe, Yaqout, parle d'un tombeau de Siddîq fils de Sâlêh (97), en en précisant mieux la position; il le place à un village de Palestine (sic) qu'il appelle Chadjara (98), où l'on montre aussi une caverne où sont, d'après la légende locale, quatre-vingts martyrs, Thamânîn Chadîd (99).

Les sanctuaires des quarante martyrs courent les rues en Syrie; ceux des quatre-vingts martyrs sont plus rares et ce nombre exceptionnel nous cache quelque mystère. Ce mystère le voici:

Sydyk-Saddîq est le père des Dioscures ou Cabires, c'est-qa-dire des huit frères dont Asklépios (Echmoun) complète le nombre: oi( e(pta\ Sudu\k pai=dej Ka/beiroi, kai\ o!gdooj au)tw=n a)delfo\j 'Asklhpio/j.

C'est ce nombre mythique de huit, chemônè, constituant le nom même d'Asklépios, Echmoun, qui est devenu nos Thamânîn ou quatre-vingts martyrs associés à Siddîq; thamânîn, qui est d'ailleurs l'équivalent littéral du mot hébreu cité à l'instant, est suivant la règle sémitique formé tout simplement du pluriel de huit (= 80): thamân! Cf. le dieu égyptien Sesun, le dieu Huit, qui pourrait bien être le Sousim ou Sesum des inscription phéniciennes.

Avons-nous affaire tout bonnement à un pluriel dit de majesté? L'esprit populaire a-t-il cédé à cette tentation qui lui permettait à l'aide d'une combinaison très-simple, — l'addition d'une désinence plurielle, — de passer à son chiffre favori de 40 + 40 = 80? Est-ce enfin le mot huit, senti comme chiffre, ou comme nom d'Echmoun, qui a été l'objet de ce travestissement?

Il est délicat de se prononcer. Je croirais toutefois volontiers que les auteurs de ces naïves métamorphoses visaient principalement le nom même d'Echmoun, qui n'avait pas cependant perdu pour eux toute transparence étymologique, comme dans les Arbaïn ou les quarante martyrs ils avaient particulièrement en vue le nom du géant mythique Arba' ou Arba'al (?) (l finale = n ), père des Anakites. (100)

En voilqa assez pour nous autoriser à faire au Sydyk de Sanchoniathon, à côté du Pisto/j cavalier de l'Apocalypse, une place dans la grande famille des Resephs aussi nombreuse peut-être que celle des Baals.


NOTES

(59) En Béotie; cf. l'Anthédon syrienne, près de Gaza.

(60) Ce qui nous fournit déjà une adhérence, Bellérophon faisant l'intérim de Persée et par conséquent celui de saint Georges-Khidhr.

(61) Sanchoniathon rapproche, avec une évidente complaisance, Sidw&n et Poseidw=n; dont il fait le frère et la soeur; or le Zeus sidonien porte le même surnom que Glaukos, qala/ssioj, et Thrasyllus identifie expressément Glaukos avec Melikertes, qui ressemble fortement au Melikorthos, ou le Melqarth, dieu de Tyr. Melikertes qui se serait jeté dans l'Océan avec sa mère, était immortel; il était adoré à coté de Poseidon comme protecteur des marins; il se montre quelquefois comme l'éromène de Glaukos. L'histoire bizarre du Glaukos, fils de Minos et de Pasiphaé, qui périt dans un vase de miel, me semble inspirée par le désir d'expliquer Me/li(+ke/rthj).

(62) Cf. les cavales de Diomède et le contact de Glaukos avec Diomède l'Argien.

(63) Ce nom de Glaukos, qui n'est qu'une épithète, a été donné à divers fleuves et était porté par un des chevaux de Neptune. Il appartenait aussi, comme celui de Perseu/j, à une espèce de poisson. Cf. la Delphiné d'Apollon, et le tunn ou thon (tannîn, tinnîn) qui, pour les Arabes, est un hout ou cétacé, comme le poisson de Jonas (le dragon de Persée est quelquefois figuré comme un simple poisson); le thon, le grand poisson méditerranéen (consacré à Artémis!) tient, comme je le montrerai, une place considérable dans la mythologie ichthyomorphique des Phéniciens.

(64) Cf. le mot arabe khodhâra, la mer, de la même racine que Khidhr. Les marins arabes (?!) de Beyrouth, à l'approche de la tempête, crient encore aujourd'hui Yu Khidhr! cf. l'e)cw Glau=ke des Grecs. J'imagine que les matelots phéniciens invoquaient quelque chose de ce genre; les traditions maritimes qui errent encore dans le bassin de la Méditerranée, et qu'il serait bien désirable de voir recueillir, doivent certainement beaucoup aux superstitions phéniciennes; la Méditerranée, avant d'être un lac romain et un lac grec, fut un lac phénicien et le demeura longtemps: « vous admettez les médecins égyptiens, vous vous servez de timoniers phéniciens, kubernhtai\j xrh=sqe Foi/nixin » dit une lettre d'Anacharsis aux Athéniens. Un exemple: de nos jours encore les matelots méditerranéens, de toute race, sont convaincus qu'un moine montant à bord d'un navire lui porte malheur; pour conjurer l'influence fatale, il faut, dès que l'on aperçoit le jettator, toucher le premier objet en fer qui vous tombe sous la main: le fer passait,dans l'antiquité, pour l'os de Typhon, c'est-à-dire du maître de la mer, du dieu qui apparaît dans Sanchoniathon flanqué de Pontos et de Nereus; th/n sidhri=tin li/qon o)ste/on 73Wrou, Tufw=noj de\ to\n si/dhron, rapporte Plutarque d'après Manéthon. L'aimant était par contre considéré comme l'os d'Horus, de l'antagoniste naturel de Typhon; il était aussi appelé 7(Hra/kleion, 7(Hra/kleia li/qoj, ce qui peut aussi bien signifier la pierre d'Hercule que la pierre d'Héraclée (cf. Magnès et Magnésie); et Hercule touche de très-près à Horus ou à Osiris. Sans aller jusqu'à faire un rapprochement étymologique entre Her et la première partie du nom d'Héraklès (la pierre d'Hercule serait alors la pierre d'Horus), on peut rappeler à ce propos que pour certains auteurs grecs Typhon, l'adversaire d'Horus, était un dieu phénicien qui passait pour avoir tué l'Hercule Tyrien, c'est-à-dire Melqart.

(65) Cf. sofo\j u(pe\r to\n Prwte/a. Proteus est o( Ai)gu/ptioj sofisth/j.

(66) Cette histoire est racontée avec diverses variantes, dont quelques-unes sont du plus haut intérêt. Moïse et son compagnon ont pour guide un poisson qui se tient debout à la surface de l'eau; à un certain moment il plonge dans la mer et les voyageurs en concluent que là doit demeurer Khidhr. Ils ne tardent pas, en effet, à voir une grotte (cf. la grotte de Proteus), au-dessus de la porte de laquelle est écrite la formule islamique: Bismillah er-rahman er -rahim. Ils y entrent et aperçoivent Khidhr sous la forme d'un homme, aussi jeune et aussi fort qu'un adolescent de dix-sept ans, mais ayant en même temps une barbe blanche qui lui tombe jusqu'aux pieds (Proteus-Nereus-Glaukos apparaissent toujours comme des vieillards: ge/rwn a#lioj, grandoevus Nereus, etc.).
Ce serait aussi le lieu de passer en revue les nombreuses légendes musulmanes relatives à des êtres marins fabuleux à formes humaines; ce sont généralement des vieillards à barbe blanche, qui poussent des gémissements: tantôt c'est un poisson de la mer d'Égypte à forme humaine; tantôt c'est le vieillard juif qui sort de la merla nuit du sabbat; tantôt le vieux de la mer (cheikh el-bahr), qui habite dans la mer de Syrie et dont l'apparition est un joyeux présage d'abondance. Qazwini, Damiri, etc. sont pleins de ces récits où se trouve mainte trace de l'influence grecque.

(67) Le Khidhr maritime se révèle encore nettement dans l'existence de nombreux welis ou sanctuaires musulmans placés sous son vocable et répandus tout le long de la côte syrienne; celui de Sarba est particulièrement fameux. Non-seulement les femmes stériles s'y rendent en pèlerinage, comme l'a remarqué M. Renan, mais encore les matelots arabes viennent y faire spécialement leurs dévotions.

(68) Dans l'iconographie byzantine, saint Georges à cheval, combattant le dragon, porte toujours en croupe une petite figure de femme tenant une amphore; sur les représentations plus modernes, ce pastiche d'Hébé est devenue une manière de Ganymède: la jeune fille est remplacée par un garçon parfois coiffé du fez ottoman!

(69) Il est très-remarquable que, dans la tradition musulmane pure, Khidhr n'apparaît pas directement comme vainqueur; au contraire, il est tué par le Dadjdjâl, tué à son tour par Jésus; mais il ressuscite ensuite; suivant d'autres Jésus aide seulement le Mehdi à triompher du Dadjdjâl. De même, chez les Grecs, Typhon commence par l'emporter sur Zeus, il lui arrache la harpé des mains, et il se rend maître de sa personne; c'est Hermès qui délivre Zeus de la caverne où il était enseveli.

(70) Le goût populaire pour les assonances les plus risquées, qui nous a ménagé tant de surprises, n'a peut-être pas laissé échapper une nouvelle occasion de jouer sur le nom de Khidhr tout en restant dans le même ordre d'idées: 73Udwr, l'eau (divinisée, une des huit puissances qui gouvernent le monde), et 73Udra, le monstre de Lerne tué par Hercule. La fortune faite par ce nom de Khidhr est peut-être justement due à tous ces miroitements phonétiques qu'il offrait.

(71) Khadhra, « la verte » (même racine que Khidhr et Khodhâra), désigne le ciel. [The dividing lines between colors and color names in different languages are notoriously difficult. Even within the same language: take the color purple, for instance, which ranges from a royal blue to a bluish red.]

(72) Sérapis, selon Macrobe, a le ciel pour tête, la mer pour pieds, la terre pour corps, le soleil est son oeil.
Horus est souvent le ciel même dans les conventions symboliques égyptiennes. Les musulmans disent expressément qu'Elias participe à la fois de la nature céleste et de la nature terrestre. M. Renan a noté en Phénicie une église consacrée à un Saint Georges surnommé el-azraq, le bleu.

(73) On pourrait justifier d'une autre manière les origines païennes de Khidhr, et faire la comparaison suivante: les cinq lieutenants du roi Djemchîd, Yagouth, Sowa', Ya'ouq, Wadd et Nasr, deviennent (sic!) des idoles, comme le reconnaissent les musulmans eux-mêmes; or Khidhr joue un rôle tout à fait analogue: il est le serasker du fabuleux Alexandre Zoulqarnein; il peut donc, par symétrie, prétendre à la même transformation, ou plutôt à la même origine.

(74) Khidhr porte encore les noms d'Aboul Abbas, d'Ahmed, de Belia fils de-Malkan, etc. Ces deux derniers noms d'aspect bizarre pourraient bien masquer quelques appellations mythologiques grecque et phénicienne.

(75) Ainsi il n'est pas impossible que la légende de Khidhr, rapprochée de la Perse, comme nous l'avons vu, par différents traits fort précis, n'ait reçu un notable appoint iranien. Il est certain que Khidhr, par endroits, offre de remarquables analogies avec les deux amshaspands Hourvatat et Ameretat, le saint immortel à qui appartient la croissance des plantes (cf. l'arbre divin le gaokerena qui empêche de mourir celui qui en mange, etc.). Il y aurait à suivre de ce côté toute une nouvelle piste. Je me borne à l'indiquer pour aujourd'hui.

(76) Un exemple entre autres, bien fait pour montrer la nécessité d'une telle enquête: Un simple dictionnaire, le Qamous turc, nous dit que le signe particulier de Khidhr consiste dans le médius et l'index réunis. Qui ne reconnait là le symbole égyptien dont les spécimens se comptent par dizaines dans nos musées et qui consiste en deux doigts accouplés, caractérisés par leur inégalité? Ces deux doigts, que l'on rencontre le plus souvent à l'intérieur des momies, n'ont pas encore reçu d'explication satisfaisante; ils devaient avoir un rôle dans les rites funéraires et il n'est pas impossible qu'ils aient quelque rapport avec Osiris, dont nous avons marqué les affinités particulières avec Khidhr. Je recommande ce point à l'attention des égyptologues. De très-anciens monuments chrétiens nous font voir la bénédiction par le médius et l'index de la main droite, à côté des deux autres modes: pouce-index-médius et index-médius-auriculaire.

(77) Au sujet de la partie de Khidhr qui correspond plus spécialement à saint Georges et à Horus, je signalerai un passage de Moqaddesy. L'auteur arabe, après avoir dit que c'est dans la Haute-Égypte, et particulièrement à Sardous, que l'on rencontre le plus de crocodiles, cite au nombre des principaux sanctuaires de l'Égypte le Mesdjid de Khidhr auprès de Sardous. Khidhr, l'héritier d'Horus, était-il invoqué là comme protecteur contre le crocodile? L'est-il encore aujourd'hui? Le fait vaudrait la peine d'être vérifié. En tout cas, Moqaddesy dit que la frayeur des habitants de Sardous au sujet des crocodiles était proverbiale et qu'ils craignaient l'eau même dans un seau(qadous allitération avec Sardous).

(78) Je dois ces renseignements à l'obligeance de M. Delaberge.

(79) L'intervention de Salomon dans cette scène ne doit point étonner outre mesure. Les légendes musulmanes, particulièrement persanes, admettent l'existence de 40 ou de 72 (cf. les 72[!] alliés de Set et les Eloïm alliés de Kronos) Salomons préadamites et leur prêtent des formes monstrueuses semblables à celles des dieux assyriens et égyptiens. Ces divers Salomons luttaient de père en fils contre les démons, et étaient armés de l'épée flamboyante, de la cuirasse et d'un bouclier qu'ils se transmettaient par héritage.
Le British museum possède également plusieurs exemplaires de cette scène, identiques pour le sujet et les inscriptions. Les légendes orientales prêtent à Salomon un cheval ailé.

(80) Un détail qui prouve jusqu'à l'évidence que la tradition musulmane relative au Dadjdjâl s'inspire immédiatement de reminiscences apocalyptiques: Jésus après avoir tué le Dadjdjâl (avec trois pierres, suivant une variante), doit tuer aussi les juifs; les pierres et les arbres (chadjar, à cause de l'allitération avec hadjar) diront: O croyant! il y a sous moi un juif ! viens et tue-le. L'Apocalypse nous montre les rois de la terre, les chefs, les puissants, etc., se cachant dans les cavernes et les rochers des montagnes, à la fin du monde, et disant aux montagnes et aux rochers (pe/traij): pe/sete e)f 0h(ma=j kai\ kru/yete h(ma=j a)po\ prosw&pou tou= kaqhme/nou e)pi\ tw|= qro/nw| kai\ a)po\ th=j o)rgh=j tou= a)rni/ou.

(81) Le cavalier est nimbé comme Bellérophon et saint Georges. La même planche représente un cavalier combattant un quadrupède chimérique; cette scène, qui rappelle tout à fait l'exploit de Bellérophon, est accompagnée d'une inscription phénicienne, assurément antérieure de plusieurs siècles à notre ère.

(82) Julien lui-même est représenté par les chrétiens comme le monstre tué par le cavalier divin.

(83) Cf. une intaille donnée par Montfaucon, IV, p. 173.

(84) Proteus, comme Khorzar, est père d'une fille, Eidothéa ou Théonoè, qui apparaît ailleurs comme une Océanide, comme une sœur de Cadmus.

(85) « Il y a des gens, ajoute Philon de Byblos, qui attribuent à ses frères (?) l'invention des murs de briques. » Voilà qui est bien bizarre. N'y aurait-il pas dans ces murs quelque allusion à la racine à laquelle se rattachent le nom de Khidhr et probablement celui de Chrysor: rux, circumvallavit, sepsit?
Quant aux briques, dont le nom sémitique est Lebena (littéralement blanche, cf. Lebanon), il ne serait pas absolument impossible que leur introduction dans cette énigmatique légende se rattachât au nom du frère inconnu de Chrysor. Je ne risque, bien entendu, cette hypothèse qu'avec la plus extrême méfiance, mais je ne puis cependant m'empêcher de faire remarquer combien nous nous rapprochons alors par cette voie de la déesse marine Leukothéa-Ino, la déesse blanche de la mer, dont le culte était répandu dans toute la Méditerranée (la mer-blanche des Orientaux), et dont l'association antithétique avec un dieu vert posidonien serait bien naturelle; au lieu de deux frères nous aurions un frère et une soeur conjugués, représentant le double aspect de la mer.
Leukothéa a d'ailleurs des attaches phéniciennes très-étroites: elle est fille de Kadmus et mère de Palémon-Mélikertès. Or Palémon-Mélikertès, comme nous l'avons déjà vu, est ou Glaukos lui-même, ou son éromène! Nous voilà donc encore une fois retombés juste sur nos points de repère.

(86) Plus haut, le cavalier au cheval blanc est armé de l'arc; plus loin, le fils de l'homme trônant sur les nues nous apparaît armé de la harpé ou faucille tranchante (dre&panon o)cu/); toujours les trois armes de Reseph.

(87) Variantes Su/dukoj, Sa/duk, Su/dekk, Se/dek; Sa/dukoj de Damascius.

(88) Sanchoniathon traduit Misw&r par eu!lutoj; il convient de comparer ce nom au Mi/sur que les Philosophoumena placent entre Triptolème (substitut de Persée à Tarse) et Praxidikè; ce dernier nom (= Perséphoné) pourrait bien cacher Sydyk, dont la présence dans ces groupes mythiques serait fort naturelle.

(89) Invention attribuée tout à l'heure par le même auteur à Chrysaor.

(90) Sedeq est chez les rabbins le nom de la planète Jupiter!

(91) Comme le cavalier de l'Apocalypse, les Dioscures ont pour montures des chevaux blancs; ils sont leuko/pwloi. Le saint Georges de l'iconographie byzantine est aussi sur un cheval blanc.

(92) Le surnom de Siddîq est donné par les Arabes à divers personnages fameux: Joseph, Siméon, Abou-Bekr, etc. (cf. Osiris-Makheru, le Véridique).

(93) Le Casius, le Liban et l'Antiliban et le Brathy (? Thabor?) étaient, suivant Sanchoniathon, fils de Fw=j, de Pu=r et de Flo/c, ce qui nous induirait, d'après ce que j'ai démontré sur l'origine mythologique de cette triade symbolique, à concevoir le Casius comme un El, le Liban et l'Antiliban comme un Baal, et l'incompréhensible Brathy comme un Reseph. La vérification partielle de cette conjecture vient de m'être apportée par une inscription phénicienne de la plus haute importance dédiée au Baal-Liban (Lebanon).

(94) « 71Oroj i(ero\n Dio\j… — Carmelus; ita vocant montem deumque. — Oraculum Carmeli dei. » Aujourd'hui le Carmel est la montagne d'Elie, Djebel Mar Elias, confondu, comme nous l'avons vu, avec El.

(95) Intéressant archaïsme araméen de Siddiq. Cette montagne, qui paraît correspondre au Djebel-Amila, est parfaitement inconnue aux géographes modernes occidentaux ou orientaux. Elle semble, comme je le ferai voir dans une notice spéciale, comprendre au moins la région montagneuse du Chaqîf.

(96) Elien assure gravement que des troupeaux de cerfs passaient à la nage de Syrie en Chypre! Voilà des cerfs continentaux qui m'ont tout l'air d'avoir initié leurs confrères insulaires aux immunités mythologiques des sanctuaires d'Apollon.

(97) Ce prophète (le bon, le vertueux), célèbre dans l'Islam a dans beaucoup d'endroits, comme je le prouverai, pris la place d'Osiris et de ses congénères; il a notamment à Saint-Jean-d'Acre ou Ptolémaïs, ville phénicienne par excellence, un sanctuaire renommé dont il passe pour la constructeur; cf. le Memnonium célèbre de Ptolémaïs, et les Sépulcres d'Osiris-Adonis.

(98) L'arbre. Peut-être faut-il voir dans l'origine du nom de ce village quelque trace d'un bois sacré primitif analogue à celui de l'Apollon chypriote.

(99) Dans la même caverne serait enterré Dihyat el-Kalby. Ce personnage, compagnon de Mahomet, a des allures équivoques et qui sentent fortement la fable: l'ange Gabriel avait emprunté ses traits pour apparaître à Mahomet; son tombeau était montré en divers lieux: dans la vallée de Chinâr, à Damas, au Caire, etc.

(100) Peut-être le quatrième des Cabires? (cf. 71Anaktej et Anaqim).


This page is part 3 (my division) of Ch. Clermont-Ganneau (1877) Horus et Saint Georges, Paris: Librairie Académique Didier et Cie. The article appeared originally in Revue Archéologique.

It is part of the notes on St. George for Chapter XVII of Book V of Browne's Vulgar Errors.

This page is maintained at the University of Chicago by James Eason , who (nearly) always welcomes comment, correction, and criticism.