Chapitre Premier

Enthousiasme de Ch. Pougens pour les arts. — Le Marquis de Fortia, le chevalier de Gestas. — Société de Miss Cornelia Knight. — Plus d'un immense ouvrage. — M. et Madame Vien. — Voyage à Naples. — Femme des Marais Pontins. — Cour de Naples. — Portici, Herculaneum, excursion au Vésuve. — Cheveux et souliers brûlés. — Retour à Rome. — Dessins au clair de la lune. — Chute d'un fragment de l'entablement du Colysée. — Danger. — Excursion dans les catacombes. La torche s'éteint, frayeur, angoisse. — Maladie de M. de Pougens. — Relation qu'il envoie à ses amis en France.


Charles Pougens en arrivant en Italie était, comme on a dû voir dans les lettres ci-dessus, rempli de cet enthousiasme qu'inspire ou développe le séjour des beaux arts dans une ame sensible et ardente. Uniquement occupé du soin de cultiver les rares talents qu'il possédait déjà en peinture et en musique, on vit ce jeune homme, doué à cette époque d'une charmante figure, dédaigner les succès éphémères des sociétés frivoles pour ne fréquenter que les personnes les plus distinguées dans les sciences, les arts, la littérature.

Il se lia particulièrement avec M. le marquis de Fortia d'Urban et avec M. de Gestas, chevalier de Malte, l'un et l'autre officiers au régiment du roi. M. de Pougens et M. de Fortia unis par les mêmes goûts, les mêmes penchans, étaient dans l'usage de se proposer des questions de morale et d'histoire chez lady Knight, veuve de l'amiral de ce nom. Miss Cornelia Knight sa fille, douée d'un grand mérite, possédait déjà, quoique bien jeune encore, de vastes connaissances pour son âge et son sexe ; elle écrivait très-bien le français et répondait aux questions des deux amis. M. le chevalier de Gestas partit pour Malte environ cinq mois après sa liaison avec M. de Pougens qui regretta sa société ont il m'a vanté l'agrément. « Gestas, me disait-il, avait de l'originalité et un cœur excellent ; sa figure était charmante, et avec ses yeux bleus, sa blonde chevelure, il ressemblait à l'ange Gabriel dans un tableau de l'Annonciation. »

Durant les premiers mois de son arrivée à Rome, le jeune chevalier de Pougens s'occupa, comme de raison, à visiter les chefs-d'œuvre de peinture, de sculpture, les superbes monumens et les ruines imposantes que cette ville fameuse renferme dans son enceinte. Je ne m'étendrai point ici sur toutes les observations qu'il fut dans le cas de faire à cet égard, je me contenterai de dire qu'elles portaient l'empreinte du goût le plus pur ; c'était à la fois l'artiste et l'homme de génie qui recueillait au milieu de cette moisson abondante des sujets dignes d'occuper sa plume et ses pinceaux.

Les travaux qu'il entreprit alors furent considérables. On a peine à concevoir comment un homme à peine sorti de l'adolescence a pu les entreprendre et les continuer avec une constance aussi soutenue, aussi inébranlable. Outre les études auxquelles il se livra sur les arts du dessin et de la musique, son génie embrassa d'un vaste coup-d'œil le plan d'un ouvrage immense fait pour honorer sa patrie. Je veux parler de son Trésor des origines et dictionnaire grammatical raisonné de la langue française, dont le spécimen seul, volume in-4 publié en 1819, a fait une si grande sensation dans l'Europe savante. Hélas ! le jeune Pougens ignorait alors (en 1777) quelle foule d'entraves, de calamités l'empêcheraient de terminer cet immortel ouvrage !

Il commença, la première année de son arrivée à Rome, la recherche des matériaux qui lui étaient nécessaires, à la bibliothèque du Vatican. Depuis lors et malgré la perte de sa vue, il les continua au British Museum de Londres, dans les principales bibliothèques de l'Europe et spécialement à la Bibliothèque du roi. Mais revenons aux premières années de sa laborieuse jeunesse.

Quoique absorbé par des travaux si multipliés, son esprit ne perdit rien de sa vivacité, de sa grace, et il faisait le charme de toutes les personnes qui l'ont connu à cette époque. Je citerai M. le comte et madame la comtesse de Tessé, M. le comte de Mun et M. le chevalier du Theil qui fut depuis son collègue à l'Institut. Il allait aussi quelquefois chez madame Vien, femme du directeur de l'école de peinture et de sculpture à Rome. Madame Vien, extrêmement aimable, jouissait d'une grande considération. J'ai eu occasion de connaître depuis à Paris le vénérable M. Vien, et cet artiste si célèbre ne me parla qu'avec une sorte d'enthousiasme de M. de Pougens.

J'ai toujours remarqué que toutes les personnes qui avaient eu quelques rapports soutenus avec ce dernier s'exprimaient de la même manière sur son compte. L'exquise bonté de son ame, sa bienveillance si affectueuse devaient nécessairement produire cet effet.

Peu de temps après son arrivée à Rome, M. de Pougens fit avec son gouverneur, l'abbé Lamontagne, un voyage à Naples. Il traversa les marais Pontins dont le desséchement, commencé sous le règne de plusieurs papes et continué durant celui de Pie VI, n'était pas encore très avancé. L'aspect de ces tristes lieux dont les habitans disséminés çà et là ressemblaient à des spectres, contrista le cœur sensible de notre jeune voyageur. Il aperçut entre autres une vieille femme qui lui parut âgée d'environ soixante ans ; elle allaitait un enfant. Cette vieille femme n'avait pas encore vingt-six ans.

Je n'entrerai point dans le détail de tout ce que M. de Pougens vit à Naples : il logea rue de Tolède, fut présenté à la cour, eut l'honneur de baiser la main de la reine et reçut l'accueil le plus aimable de toutes les personnes pour lesquelles il avait des lettres de recommandation. On se doute bien qu'il parcourut avec délice les campagnes environnantes, qu'il visita les ruines de Portici, celles d'Herculaneum et qu'il ne manqua point de gravir le Vésuve.

L'abbé Lamontagne qui l'accompagnait dans cette excursion s'arrêta à moitié chemin, mais le jeune chevalier voulut atteindre jusqu'au cratère. Là il s'avança aussi loin que cela lui fut possible, manqua d'être suffoqué par les exhalaisons enflammées qui s'échappaient du sein de la montagne, eut ses cheveux et ses souliers presque brûlés ; il se décida enfin à terminer cette dangereuse contemplation et revint joindre son gouverneur inquiet autant qu'effrayé de la longueur de son absence.

De retour à Rome où l'abbé Lamontagne le quitta pour revenir en France, M. de Pougens, afin de se délasser de ses travaux, allait de temps en temps faire des promenades solitaires, c'est-à-dire dessiner quelques vues pittoresques, ou quelques ruines remarquables. C'était surtout les effets du beau clair de lune d'Italie qu'il se plaisait à rendre. Un soir, parvenu au faîte du Colysée, il s'établit pour dessiner, sur l'une des pierres chancelantes qui couronnaient cet édifice : il regarde, examine et apercevant une autre place d'où il crut pouvoir mieux saisir le point de vue qu'il voulait tracer, il se lève pour s'y rendre. A peine l'eut-il atteint qu'il entend un bruit épouvantable ; la portion de l'entablement qu'il venait de quitter était tombée de plus de soixante pieds d'élévation.


Mémoires et Souvenirs de Charles de Pougens, Chevalier de Plusieurs Ordres, de l'Institut de France, des Académies de La Crusca, de Madrid, de Gottingue, de St-Pétersbourg, etc. ; commencés par lui et continués par Mme Louise B. de Saint-Léon. Paris: H. Fournier Jeune, 1834. Chapitre Premier: pp. 47-52.

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