Chapitre XXI

Voyage en Hollande. — Réunion. — Le Professeur Daniel Wyttenbach de Leyde. — Mademoiselle Gallien, sa nièce et depuis sa femme. — Le nom de cette dernière gravé à côté de celui de lord Byron sur la colonne érigée par les Grecs. — Sa réception comme docteur en sapience à l'Université de Magdebourg. — Le docteur Brugmanns. — Cabinet d'histoire naturelle. — Collection de crânes humains. — M. Luzac, sa mort tragique. — M Schimmelpenning, grand pensionnaire de la république batave. — Amsterdam, M. Van-Swinden. — Visites des établissemens publics. — Documens recueillis sur le régime des prisons. — Mariage de M. de Pougens. — Arrivée à Vauxbuin. — M. Danré, son portrait. — Promenades pittoresques dans la belle Vallée. — Projet exécuté de s'y établir. — Caractère de M. de Pougens. — Sa gaieté. — Sobriquets. — Mystification ; anecdote. — Correspondance littéraire avec S.M.I. l'impératrice de Russie, mère, et avec S.A.I. le grand-duc Constantin. — Continuation d'un grand travail. — Opinion de Louis XVIII sur cet ouvrage. — Réponse de M. de Pougens.


M. de Pougens en 1805 fit un voyage en Hollande pour y aller joindre mademoiselle Sayer que la guerre entre l'Angleterre et la France avait empêchée de débarquer dans un de nos ports. Cette réunion si vivement désirée eut lieu vers la fin de mai et le mois suivant 29 juin le mariage fut célébré à Paris. Jouir du bonheur de revoir en Hollande celle qui allait devenir la douce compagne de sa vie, pénétra le cœur de M. de Pougens de la joie la plus pure ; il se livra à la société et fit usage des lettres de recommandation qu'on lui avait données en quittant Paris.

Dans le nombre de ces lettres il y en avait une pour le professeur Daniel Wyttenbach, le plus savant helléniste de la Hollande et qui habitait une maison de campagne près la ville de Leyde. Il vit chez lui sa nièce, la célèbre et néanmoins la si modeste mademoiselle Gallien1 que moi-même j'ai connue plus tard. Amie tendre et zélée, généreuse sans ostentation, elle cachait sa bienfaisance comme elle cachait son érudition, bien rare dans les personnes de son sexe, car elle possédait parfaitement les langues grecque, latine, et parlait avec une égale facilité le français, l'anglais, l'allemand et le hollandais. Elle a publié divers ouvrages en français2 qui lui ont mérité la réputation dont elle a joui. Les Grecs à qui elle avait envoyé successivement plusieurs sommes, ont gravé son nom à côté de celui de lord Byron sur la colonne qu'ils ont érigée à leurs bienfaiteurs, et dans l'année 1827 elle fut reçue, à sa grande surprise, docteur en sapience à l'université de Magdebourg. Je quitte à regret l'article de cette femme intéressante, mais j'y reviendrai plus tard, car madame Gallien Wyttenbach a été l'une des personnes que M. de Pougens a le plus tendrement chéries.

Il vit aussi à Leyde M. le docteur Brugmanns, qui joignait à de vastes connaissances une grand aménité de caractère. Ce savant docteur possédait un fort beau cabinet d'histoire naturelle, et entr'autres une collection très curieuse de crânes humains rangés par ordre de nations.

L'infortuné M. Luzac, publiciste célèbre et qui périt depuis d'une manière si affreuse à Leyde,3 était une des personnes que M. de Pougens se plaisait à fréquenter.

A son passage à la Haye il alla voir M. Schimmelpenning, alors grand pensionnaire de la république batave, qu'il avait connu à Paris et qui lui fit l'accueil le plus agréable : il l'invita à dîner à sa maison du Bois près de la Haye. M. Schimmelpenning à cette époque était presque aveugle.

Enfin à Amsterdam il fut présenté à M. Van-Swinden, savant très célèbre et correspondant de l'Institut. C'est avec lui qu'il visita dans cette capitale de la Hollande les divers établissemens publics, tels que l'école de marine, la maison des orphelins, la maison de travail où il recueillit des documens précieux sur le régime des prisons, dont il a fait usage dans son Abel, ou les trois frères.

J'étais depuis deux mois à la campagne avec ma mère chez une de mes tantes qui possédait une petite maison et un très joli jardin dans la charmante vallée de Vauxbuin à trois quarts de lieue de Soissons. M. et madame de Pougens accompagnés de madame et de mademoiselle Thiery vinrent nous y trouver et passèrent le reste de l'été avec nous.

Madame de Pougens paraissait enchantée du pays pittoresque que nous habitions et se plaisait à faire de longues promenades dans les bois et sur les collines qui environnent la maison de ma tante. Notre voisin M. Danré, propriétaire à Vauxbuin, excita son intérêt et elle partagea bientôt la profonde estime ainsi que l'attachement de M. de Pougens pour lui.

M. Danré ne faisait point de complimens, mais il savait obliger, et il rendait un service comme un autre rend une visite sans y attacher plus d'importance ; sa conversation n'était pas celle des gens du monde, il ne parlait que de ce qu'il savait, et il avait en agriculture de vastes connaissances tant théoriques que pratiques ; il ne s'extasiait pas au récit d'une bonne action, mais il se contentait alors d'essuyer furtivement les larmes qui mouillaient ses yeux. La famille de M. Danré se composait à cette époque de sa femme, bonne et obligeante comme lui, de sa belle-mère, madame Lolliot, d'un caractère si franc, si jovial, et de deux enfans. Ces derniers sont mariés maintenant et ont aussi deux enfans.

Nous retournâmes ensemble à Paris vers la fin d'octobre, et M. de Pougens reprit ses travaux ordinaires. Trois ans s'écoulèrent : durant cet intervalle je perdis ma tante ; étant son unique héritière je fus mise en possession de sa maison de campagne de Vauxbuin, dans laquelle M. et madame de Pougens étaient revenus passer quelques mois chaque été. Je voyais avec charme que madame de Pougens se plaisait de plus en plus dans cette agréable retraite, et il fut convenu entre nous en 1808 que M. de Pougens, retiré du commerce et ayant liquidé ses affaires, viendrait avec tous nos amis passer deux ans à Vauxbuin, tant pour rétablir sa santé dérangée par une vie trop active, que pour se livrer avec plus de calme à ses travaux littéraires.

Ces deux années s'écoulèrent rapidement ; d'autres leur ont succédé, sans qu'aucun de nous songeât à retourner à Paris. Ah ! nous étions heureux, aussi heureux qu'il est possible de l'être quand on a des goûts simples et des amis sincères.

Avant de parler des évènemens qui eurent lieu depuis notre établissement à Vauxbuin, je veux donner ici de nouveaux détails sur le caractère et la manière d'être de M. de Pougens. Jusqu'ici je n'a retracé que ses vertus, sa bienfaisance, ses brillans succès dans le monde ; je chercherai maintenant à peindre le sage au milieu de la solitude, et ne faisant que le charme des heureux amis qui l'environnaient.

On sait, et il l'a dit lui-même, que son caractère était mélancolique ; oui, mais il avait une gaieté dans l'esprit qui se communiquait rapidement autour de lui. Les idées les plus originales, les saillies les plus plaisantes donnaient à ses entretiens avec nous une grace toujours nouvelle. Semblable à plusieurs hommes de génie, il avait quelquefois l'enfantillage dans sa gaieté : par exemple, il nous donnait à tous des noms les plus baroques, et s'amusait quand il nous appelait à nous voir répondre de la meilleure foi du monde aux sobriquets dont il nous gratifiait et dont madame de Pougens avait sa bonne part. Le sérieux comique qu'il mettait quelquefois dans ses mystifications et ses espiégleries, me rappelle une anecdote qui eut lieu durant le séjour qu'il fit à Marly en 1790.

Nous étions, lui, mademoiselle Thiery et moi sortis un jour du parc pour nous promener sur le chemin de Roquencourt à Versailles. La pluie qui survint tout à coup nous força de nous réfugier dans une auberge située sur la route où trois marchands de bestiaux assis autour d'une table vidaient quelques bouteilles de vin ; ils offrirent poliment à M. de Pougens une place auprès d'eux, il l'accepta avec bonhomie et cordialité. Mademoiselle Thiery et moi restâmes sur le seuil de la porte guettant le retour du beau temps ; mais nous ne perdions pas un mot de la conversation qui s'était établie entre les marchands de bestiaux et M. de Pougens.

D'après les connaissances qu'il possédait en histoire naturelle et dans l'art vétérinaire, il parvint à persuader à ces braves gens qu'il faisait lui-même le commerce de bestiaux. Dès lors ils l'écoutèrent avec une profond attention. L'un d'eux s'écria : « Ah ! monsieur not' confrère, ce que vous dites là est ben vrai, j'en ferons not' profit. » Enfin la pluie ayant cessé, nous sortîmes de l'auberge et nous félicitâmes en riant M. de Pougens de la gravité avec laquelle il s'était laissé donner le titre de confrère par ces bons marchands de bestiaux.

Il y eut quelque chose de plus plaisant dans la suite de cette aventure. Madame la duchesse de Beauvilliers nous ayant proposé à tous les trois, la semaine suivante, une promenade en voiture, donna l'ordre d'arrêter précisément à cette auberge pour y faire déposer un paquet que le messager de Versailles devait prendre.

L'aubergiste, son bonnet à la main, sortit de la maison pour recevoir quelques ordres de madame de Beauvilliers. Mais à peine eut-il aperçu M. de Pougens dans le carrosse, qu'il resta ébahi, stupéfait, de voir un marchand de bestiaux voyageant familièrement avec une duchesse. Il ne pouvait parler et toujours les regards fixés sur M. de Pougens, il ne faisait que balbutier quelques mots sans suite et ne répondait nullement à ce que lui demandait madame de Beauvilliers. Celle-ci donne enfin l'ordre de continuer notre promenade, s'imaginant que le pauvre aubergiste était ivre ; mais voyant que nous étouffions de rire, elle nous demanda la cause de notre gaieté, et quand elle l'eut apprise elle rit d'aussi bonne cœur que nous. Je reviens à notre cher Vauxbuin.

M. de Pougens, après son installation à la campagne, eut le plaisir de voir son ancien gouverneur, l'abbé Lamontagne, venir se fixer à Soissons d'où il pouvait chaque jour communiquer avec lui. Bientôt madame Edmon, cette chère Lucie, amie de son enfance, et dont il parle avec tant de sensibilité dans sa lettre deuxième, au commencement de ces souvenirs, suivit l'exemple de l'abbé Lamontagne ; elle se décida à venir habiter Soissons avec son inséparable compagne, madame Pouget, qui avait été, ainsi qu'elle religieuse à l'abbaye d'Hières, près Paris.

On juge si la réunion de si anciens amis avec ceux qu'il possédait déjà autour de lui, augmenta les jouissances d'un cœur aussi aimant que le sien. Ah ! j'ose l'affirmer, cette époque fut peut-être une des plus heureuses de sa vie, ou du moins une des plus calmes, une des plus exemptes de cette effervescence involontaire qui entraîne l'homme né pour la méditation et l'étude, dans le cercle étroit et souvent si puéril des intérêts des gens du monde.

M. de Pougens se remit avec un charme inexprimable à l'immense ouvrage qu'il avait entrepris, et secondé de son secrétaire, ou pour mieux dire, de son élève chéri, M. Théodore Lorin, le travail avançait autant que pouvait le permettre une semblable, une si colossale tâche.4

A une occupation si intéressante pour M. de Pougens, il ajoutait sa correspondance littéraire avec S.M.I. l'Impératrice de Russie mère qui, depuis l'année 1806, l'avait chargé de lui rendre compte, chaque mois, de tous les ouvrages nouveaux publiés en France.5 Enfin ses entretiens avec ses amis, des promenades champêtres et les petits services qu'il pouvait rendre aux bons villageois de Vauxbuin qui venaient le consulter comme un oracle, complétaient ses journées. Sa santé se rétablit entièrement ; il reprit de l'embonpoint malgré une toux assez opiniâtre, mais qui, d'après la décision des médecins, n'était nullement dangereuse.


Notes

1. Elle a épousé depuis son oncle le professeur Wyttenbach.

2. Théagène ; le Banquet de Léontis ; les Symposiaques ; Alexis, etc.

3. Son corps fut enlevé et mis en pièces par suite de l'explosion qui renversa un quartier de la ville, le 12 janvier 1807.

4. Louis XVIII, à qui M. de Pougens fit hommage, en 1819, du spécimen de son Trésor des origines, etc., ainsi que d'une partie manuscrite, suite de cet ouvrage, s'écria : « Eh, mon Dieu ! ce n'est point là le travail d'un seul homme, c'est celui d'une congrégation. » — « Oui, sire, répondit M. de Pougens, et je m'appelle Congrégation. »

5. En 1821, il fut nommé aussi correspondant de S.A.I. le grand duc Constantin Cesarewitsch, qui lui témoigna toujours une bonté remarquable, et eut, dans cette circonstance, des rapports avec l'aimable, le spirituel général comte de Moriolles, aide-de-camp de ce prince ; rapports qui ajoutèrent aux momens agréables de sa vie.


Mémoires et Souvenirs de Charles de Pougens, Chevalier de Plusieurs Ordres, de l'Institut de France, des Académies de La Crusca, de Madrid, de Gottingue, de St-Pétersbourg, etc. ; commencés par lui et continués par Mme Louise B. de Saint-Léon. Paris: H. Fournier Jeune, 1834. Chapitre XXI: pp. 247-256.

This page is by James Eason.

Valid XHTML 1.1 Valid CSS