Chapitre XXII

Mort de l'abbé Lamontagne. — Mesdemoiselles Rosine et Julie Piccini, filles du célèbre Piccini. — Souvenirs de Rome et de Naples. — Voisins de campagne. — M. Lepelletier de St.-Fargeau. — Botanique. — Plantes rares. — Invasion des troupes alliées. — Siège de Soissons. — La ville prise d'assaut. — Le général Rusca, sa mort héroïque. — Caisses de papiers lacérées. — Vauxbuin. — Sauvegarde. — Retraite de l'armée russe. — Pillage.


Durant la première année de son séjour dans ma modeste propriété, M. de Pougens continua à se livrer aux innocentes distractions dont j'ai parlé ; mais plus tard sa gaieté diminua et il redoubla de travail. Sans cesse occupé du besoin de publier, de son vivant, l'important ouvrage dont la rédaction avait déjà employé une si grande partie de son existence, il luttait contre la fatigue que lui causait souvent un travail forcé.

A cette fatigue se joignit le chagrin qu'il éprouva de la perte de son ancien gouverneur. L'abbé Lamontagne, âgé de quatre-vingts ans, mourut à Soissons d'une paralysie de l'œsophage, le 18 mars 1809. Ce fut alors que nous redoublâmes tous de soins pour le distraire. Nous l'engageâmes surtout à se livrer quelquefois aux charmes de la musique, et nous eûmes vers cette époque de charmans auxiliaires qui nous aidèrent à exécuter le projet de rendre à notre ami son ancien goût pour cet art enchanteur.

Mesdemoiselles Rosine et Julie Piccini, filles de l'immortel compositeur de la musique de Didon, etc., vinrent à Soissons. Elles avaient une lettre de recommandation pour M. de Pougens, et l'on juge si elles furent bien accueillies. Elles faisaient souvent des excursions à Vauxbuin, y passaient même plusieurs jours de suite, et leurs voix si douces, si flexibles, charmaient vivement M. de Pougens ; il nommait les deux sœurs ses fauvettes, était toujours enchanté de les voir embellir notre solitude. Rosine jouait de la lyre et de la guitare ; tantôt elle accompagnait Julie, tantôt l'une et l'autre chantaient des duos italiens dont la mélodie rappelait à M. de Pougens les jouissances de sa jeunesse à Rome et à Naples.

Nous étions entourés de voisins aimables, parmi lesquels je citerai avec plaisir la famille Chadelas, composée alors du père et de ses trois filles : l'aînée, mademoiselle Apolline Chadelas, qui a épousé depuis M. le baron Martenot, lieutenant-colonel dans la garde impériale, habite encore aujourd'hui Vauxbuin ; elle fut un modèle de la piété filiale, elle l'est maintenant de l'amour maternel et elle fait le bonheur du brave, de l'intrépide guerrier qui a uni son sort au sien, ainsi que le charme de toutes les personnes qui savent l'apprécier.

Vers la fin de l'année 1810, M. de Pougens eut le plaisir de voir l'ancien ami de sa jeunesse, actuellement M. le comte George de Gestas, qu'il avait laissé à Paris, marié et heureux père de famille. Au printemps de l'année suivante, M. de Gestas vint s'établir à Soissons où il demeura jusqu'à la restauration. Son amitié seule pour M. de Pougens l'avait engagé à se rapprocher de lui, et ce dernier fut bien sensible à cette marque d'un constant attachement.

Durant les dix premières années de notre séjour à Vauxbuin, le cercle de nos connaissances fut peu étendu, et parmi les familles qui habitaient les environs de notre charmante vallée, nous ne fréquentâmes que celle de M. Amédée Lepelletier de Saint-Fargeau à Berzi et celle de M. de Breuvery sur la route de Soissons. M. de Saint-Fargeau, passionné pour l'histoire naturelle et la botanique, possédait dans son jardin des plantes rares et une belle collection de rosiers. Jamais on n'a réuni plus de bonté à une politesse aussi affectueuse que M. et madame de Saint-Fargeau, et lorsque nous allions les voir à Berzi, c'était toujours pour nous un nouveau plaisir. M. de Pougens nous y accompagnait souvent ainsi que chez M. de Breuvery ; ce dernier, homme de lettres distingué, était son confrère à l'académie des antiquaires de France.

Nous arrivâmes enfin à l'époque désastreuse de l'invasion des troupes alliées. Soissons fut, comme on sait, l'un des plus déplorables théâtres de cette calamité générale. Le 5 février 1814, le bruit se répandit qu'une armée russe s'avançait à grands pas dans notre département ; nous pensâmes qu'il serait plus prudent de nous réfugier à Soissons que de rester à la campagne exposés aux excursions des Cosaques ; nous partîmes donc précipitamment après avoir mis à couvert nos effets les plus précieux et nous allâmes chez madame de Gestas qui nous reçut avec la plus bienveillante hospitalité ; son mari était absent.

Les habitans de Soissons éprouvaient une vive inquiétude, ils craignaient qu'on ne voulût résister à des forces supérieures et qu'alors la ville prise d'assaut ne fût livrée au pillage. Fortifiée par de simples palissades, elle n'avait pour garnison que quatre mille hommes environ de la garde nationale mobile. Le brave général Rusca, commandant de la place, disait que, décidé à se défendre jusqu'à la mort, il ne pouvait néanmoins dissimuler que les faibles fortifications de la ville ne pourraient résister long-temps contre une armée de cinq à six mille hommes, pourvue d'artillerie, et celle des Russes, qui déjà s'avançait vers Laon, paraissait plus considérable.

Cependant la ville prenait de plus en plus un aspect militaire ; on continuait à travailler aux fortifications et l'on exerçait la garde nationale. Enfin le 13, les ennemis se trouvaient à Crouy, village situé à une lieue de Soissons, et le 14, à huit heures du matin, la ville fut investie.

Réfugiés, madame de Gestas et nous tous, dans une chambre au rez-de-chaussée dont les contrevens hermétiquement fermés nous plongèrent dans les ténèbres, nous écoutions en frissonnant l'explosion des bombes qui pleuvaient autour de nous ; un boulet tomba, avec un fracas épouvantable, dans le jardin, à cent pas environ de l'endroit où nous étions, et réduisit en poussière un très gros arbre. Bientôt après et à la suite d'un combat qui dura quatre heures entre des forces si inégales, Soissons fut pris d'assaut, et les Russes se précipitèrent sur les remparts en poussant des cris, ou pour mieux dire, des hurlemens qui faisaient frémir.

Je n'entrerai ici dans aucun détail sur ce terrible évènement ; je dirai simplement que le massacre de nos pauvres soldats et en même temps le pillage, durèrent une heure entière, après quoi nous entendîmes le roulement des tambours ; c'était le signal de la cessation du carnage. Notre brave général Rusca, blessé mortellement par un coup de biscayen qui lui avait traversé la gorge, ne pouvant plus parler, commandait encore par signes lorsqu'on l'emporta expirant. L'armée russe rendit de grands honneurs à sa mémoire et accompagna son convoi avec la même pompe que s'il eût été un de ses généraux.

Heureusement lors du pillage, la maison où nous étions et qui est située dans une rue écartée, échappa à ce malheur. M. de Pougens tremblait qu'on ne dispersât, qu'on ne détruisît ses précieux manuscrits dont les caisses l'avaient suivi à Soissons, et qu'ainsi on ne fît disparaître les fruits de plus de trente ans de travaux. Quelques jours plus tard, ces pauvres caisses furent lacérées par les coups de sabre des Cosaques qui, malgré l'injonction expresse de leurs chefs de ne toucher à rien, voulurent sonder avec leurs armes ce qu'elles pouvaient renfermer, mais n'y trouvant que des papiers ils les dédaignèrent en laissant néanmoins sur plusieurs pages des marques visibles de leur recherche et de leur espoir déçu.

Je passerai aussi sous silence toutes nos inquiétudes, toutes nos angoisses et la fuite précipitée des Russes à la nouvelle qu'un détachement de l'armée française approchait de Soissons. Enfin voyant le même danger de tous côtés, puisque les ennemis avaient atteint le refuge que nous avions choisi, nous nous déterminâmes à revenir dans notre chère vallée. Nous quittâmes donc Soissons le 21 février, et nous jouîmes d'une espèce de soulagement en nous retrouvant chez nous. Mais ce calme dura bien peu, car le 2 mars, six mille Cosaques vinrent fondre dans le village de Vaubuin et établirent leur camp aux environs. Alors, malgré la promesse des troupes alliées de respecter les habitans de la campagne, le pillage commença. M. de Pougens écrivit au comte de Woronzow qui s'était installé au château avec son état-major, pour lui demander une sauve-garde en qualité de correspondant de S.M.I. l'Impératrice de Russie mère. Cette demande fut accordée aussitôt par l'arrivée de sept officiers et de cinq soldats qui s'établirent dans notre maison pour la protéger.

Une forte canonnade que l'on entendit le lendemain du côté de Château-Thierry fit évacuer promptement au Russes le camp qu'ils avaient formé dans notre vallée ; et de notre sauvegarde il ne nous resta qu'un seul Cosaque nommé Ivan, assez brave homme, mais dont l'influence sur ses camarades les traînards, qui rejoignaient leur armée, ne dura que vingt-quatre heures, car Ivan fut obligé à son tour de quitter Vauxbuin.

Ce fut alors que ma maison, d'abord protégée, se trouva à la merci des bandes de Cosaques qui, abandonnant leur bivouacs éloignés du village, n'avaient pu se joindre plus tôt à leurs camarades. Ils calculèrent que la maison ayant eu jusqu'alors une sauvegarde était intacte et serait bonne à piller, et ils se mirent à l'œuvre avec empressement.

Depuis sept heures du matin jusqu'à deux heures de l'après-midi, ils nous dévalisèrent complètement. Néanmoins il respectèrent l'appartement de M. et de madame de Pougens où nous étions réfugiés au nombre de huit ou dix personnes, y compris plusieurs de nos amis qui avaient fui la ville de Soissons et au nombre desquels se trouvaient M. Brayer, président du tribunal de première instance, sa femme, etc.

Ces malheureux pillards ouvraient successivement la porte de l'appartement et, nous apercevant assis en cercle avec une contenance calme et ferme, ils s'avançaient quelques pas, s'arrêtaient, nous saluaient avec une sorte de respect, puis sortaient aussitôt pour dévaster les autres chambres. Enfin quand il ne resta plus rien dans la maison dont ils pussent faire leur profit, ils nous débarrassèrent de leur odieuse présence.


Mémoires et Souvenirs de Charles de Pougens, Chevalier de Plusieurs Ordres, de l'Institut de France, des Académies de La Crusca, de Madrid, de Gottingue, de St-Pétersbourg, etc. ; commencés par lui et continués par Mme Louise B. de Saint-Léon. Paris: H. Fournier Jeune, 1834. Chapitre XXII: pp. 257-265.

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