Chapitre XXIII

Détresse. — Manque de vivres dans les campagnes. — Cosaques. — Baskirs. — Kalmouks. — Massacre d'un vieillard. — Fuite à Paris. — Maison abandonnée. — Inquiétude. — Coyolles. — Hospitalité et services d'un ami vrai. — L'empereur Alexandre. — Les jeunes grands-ducs. — Retour à Vauxbuin. — La landwehr ; anecdote. — LL. AA. RR. Mgr. le duc et madame la duchesse d'Orléans. — S.A.R. mademoiselle d'Orléans. — Le prince Primat grand-duc de Francfort. — Quatrain. — Voyage à Paris. — Impression du specimen du Trésor des origines, etc. — Le bedeau. — C'est pourtant moi qui l'ai sonné. — Ordres étrangers dont M. de Pougens fut décoré.


Il y aurait de quoi composer un roman de tous les évènemens, de toutes les circonstances qui eurent lieu à cette désastreuse époque ; mais ce n'est point un roman que j'écris ; d'ailleurs ces temps-là ne sont pas tellement éloignés que beaucoup de personnes, surtout dans notre département, ne puissent, en invoquant leurs souvenirs, fournir des chapitres à un semblable roman ; mais ce qui n'est nullement romanesque, c'est qu'après la disposition des pillards, nous restâmes dénués de toute espèce de provision de bouche et des ustensiles de cuisine les plus nécessaires. Il nous arriva un jour entre autres de ne posséder que dix œufs pour la nourriture de dix-sept personnes, et nous serions morts de faim, car il n'y avait aucune possibilité de communiquer avec Soissons pour nous procurer des vivres, si M. Danré, cet ami si vrai, n'avait pris soin de nous envoyer des provisions de la ferme de Coyolles, près Villers-Cotterets, où il se trouvait alors avec sa famille ; et ces secours n'arrivaient jusqu'à nous qu'au moyen des plus grandes précautions pour éviter d'être pillés en route.

Telle était notre triste position lorsqu'un parti de Cosaques, de Baskirs et de Kalmouks fondit sur notre village ; ils maltraitèrent horriblement les malheureux villageois chez lesquels il n'y avait plus rien à prendre, entre autres mon vigneron, vieillard sexagénaire, qu'ils frappèrent d'une manière si barbare que le pauvre homme en mourut deux jours après.

Cet horrible évènement nous engagea à fuir et à nous rendre à Paris ; mais comment, par quel moyen ? Il n'y avait plus de diligences, ni d'autres voitures qui partissent de Soissons, nous étions désolés : mais notre ami, M. Danré, semblable à une second providence, veillait encore sur nous. Il nous envoya des voitures, des chevaux et nous invita à venir chez lui à Coyolles, d'où nous pourrions continuer notre route jusqu'à Paris.

Ce fut son propre neveu, M. Gaillard, digne à tous égards d'un tel oncle, qui vint lui-même nous amener ce secours inespéré. Nous en profitâmes avec autant d'empressement que de reconnaissance, et dès le jour même, 12 mars, nous partîmes tous pour Coyolles.

Dès la veille, Madame Edmon et Madame Pouget, qui depuis trois ans habitaient ma maison, avaient quitté Vauxbuin, ainsi que le président Brayer et sa femme ; ces derniers à pied, n'ayant pu se résoudre à attendre davantage pour se procurer une voiture.

Le temps était déplorable, les chemins couverts de neige et de verglas ; nous traversâmes une partie de la forêt de Villers-Cotterets, non sans risque de verser dans des chemins si glissans. Enfin à la chûte du jour nous arrivâmes à Coyolles.

Avec quelle émotion, quel attendrissement nous serrâmes dans nos bras notre inappréciable ami M. Danré et son excellente femme ! La nuit que nous passâmes ne fut pas très-calme. A une heure du matin, nous fûmes réveillés par de grands coups frappés à la porte de la ferme. « Ah ! s'écria ma mère d'un ton lamentable, voilà sûrement encore des Cosaques ! » Heureusement elle se trompa, c'était la pauvre Madame de Gestas qui, voulant s'enfuir de Soissons à Paris, venait nous joindre à Coyolles où elle savait que nous devions nous arrêter. Nous l'embrassâmes avec joie et nous nous félicitâmes d'avoir pu nous réunir.

Quand il fut question de notre départ pour Paris, M. Danré, toujours lui-même, c'est-à-dire toujours cédant à la plus exquise bonté, voulait que nous prissions de lui sept chevaux et trois voitures pour nous conduire nous et notre bagage jusqu'à Nanteuil, moitié chemin de Paris. « Puis, ajouta-t-il avec son air de bonhomie et de simplicité, si vous ne trouvez pas de voitures dans cette ville, servez-vous des miennes jusqu'à Paris. » M. de Pougens lui fit observer que ses chevaux pouvaient être arrêtés au retour et mis en réquisition par nos troupes qui couvraient les routes : « N'importe, répondit-il avec le même calme, j'en veux courir la chance, mais je ne laisserai jamais, par ma faute, mes amis dans l'embarras. » Il fallut lui obéir. Il ne se borna point à un service aussi essentiel, et nous offrit encore sa bourse : nous eûmes bien de la peine à lui faire entendre que nous avions tout l'argent qui nous était nécessaire.

Arrivés a Nanteuil, nous trouvâmes heureusement des diligences qui partaient le lendemain pour Paris, et nous renvoyâmes à M. Danré les voitures et quatre chevaux, nous ne gardâmes qu'une grande charette contenant nos effets et une partie de nos amis. Ce fut dans cette circonstance que Mademoiselle Marie, maintenant Madame Théodore Lorin, déploya les vertus qui la caractérisent. Les soins affectueux qu'elle prodigua à sa future belle-mère infirme, impotente, sont au-dessus de tout éloge. Un tel spectacle charmait les yeux et reposait le cœur fatigués au milieu de cette scène de désolation. Madame de Gestas, M. et Madame de Pougens, et Mademoiselle Thiery, prirent la poste, ma mère et moi nous les suivîmes par la diligence.

Nous étions enfin à l'abri de tout danger personnel ; mais quelle inquiétude j'éprouvais sur ma maison abandonnée, sur le sort de nos pauvres domestiques si dévoués, si excellens. Deux d'entre eux, le bon et honnête Duflot, jardinier, ainsi que sa femme, étaient au service de ma tante à sa mort ; ils continuèrent à nous être attachés et nous donnèrent, dans toutes les circonstances, des preuves du zèle le plus touchant. Les autres aussi ont constamment suivi leur exemple. Je ne puis m'empêcher de citer ici le nom de la fidèle Annette Levêque, femme de chambre de Madame de Pougens et qui avait épousé Jean Levêque, dont j'ai parlé plus haut ; cette excellente créature, modèle des bons cœurs, possédait la confiance de son maître, c'était elle qu'il chargeait de ses œuvres de bienfaisance dans le village, et tous les soirs, avant de se coucher, il se fesait rendre compte par elle des secours qu'il pouvait accorder aux infirmes et aux nécessiteux. Hélas ! la veille encore du jour fatal, ce fut le dernier acte de sa noble et bienfaisante vie !

Le lieu de la scène de nos angoisses n'avait fait que changer, car arrivés le 15 mars à Paris, nous fûmes témoins le 30 de l'entrée des Russes. La profonde reconnaissance qu'éprouvait M. de Pougens pour les bontés dont S.M. l'Impératrice de Russie mère l'honorait depuis huit ans, ajoutait au vif désir qu'il avait d'être présenté à S.M. l'Empereur Alexandre. Ce prince daigna l'accueillir de la manière la plus gracieuse, ainsi que les jeunes grands-ducs Nicolas et Michel. Je passe rapidement sur cette époque dont tout le monde connaît les détails, et je m'empresse de ramener mes lecteurs dans notre paisible et belle vallée.

J'y retournai avec ma mère le 16 mai pour réparer la maison bouleversée par la présence continuelle et le pillage des ennemis. Jamais dévastation n'a été plus complète, et j'avais à peine remis tout en ordre quand M., Madame de Pougens et tous nos amis vinrent me rejoindre.

Depuis lors, même durant les Cent jours et après la seconde invasion, notre tranquillité fut peu troublée. Je crois devoir faire mention ici d'une circonstance assez singulière.

Après la bataille de Waterloo, un détachement de Prussiens en corps de landwehr passa par Vauxbuin et cinq ou six d'entre eux logèrent chez nous ; ils se conduisirent avec modération et parurent satisfaits de la manière dont nous les traitâmes. M. de Pougens leur parla allemand, ce qui les enchanta. Vers six heures du soir et à la fin de leur dîner, je sortais de ma chambre, lorsque j'entendis en bas les voix de nos Prussiens portant des toasts et répétant à l'envi, vivat, vivat Charles Pougens ! J'entrai précipitamment dans le cabinet de ce dernier : « Venez, lui dis-je, venez entendre les acclamations des Prussiens en faveur d'un Français ! »

Vers la fin du mois d'août, nous eûmes le plaisir de voir arriver Mademoiselle Gallien (depuis Madame Wyttenbach), elle avait fait le voyage de Hollande pour venir passer quelques semaines avec M. et Madame de Pougens. Combien je me félicitai personnellement de cette visite amicale, car les rares qualités de cette excellente personne m'inspirèrent pour elle la plus tendre amitié ; elle y répondit, et notre attachement mutuel dura jusqu'à sa mort. Mais ce qui fut pour nous d'un prix inestimable, c'est que Mademoiselle Gallien nous fit connaître Madame G... avec laquelle elle été liée intimement. Oui, je le répète, cette connaissance fut pour M. et Madame de Pougens et pour moi d'un prix inestimable. Aimable et chère amie, votre modestie s'oppose à ce que je trace ici votre nom, mais quand j'aurai dit qu'il est impossible d'unir à plus de douceur un caractère plus solide ; à l'aménité des manières une raison plus saine, un esprit plus judicieux ; qui pourra vous méconnaître ? Chacun vous nommera tout bas, et moi je dirai hautement que votre touchante conduite envers nous, la généreuse résolution que vous avez formée de ne jamais quitter vos vieilles amies, sont pour elles la plus douce consolation dans l'affreux malheur dont le sort les a frappées.

M. de Pougens, durant les premières années de la restauration, fit plusieurs voyages à Paris et eut l'honneur de faire sa cour à LL. AA. RR. Mgr le duc d'Orléans et Mademoiselle. L'accueil plein de bonté qu'elles daignèrent lui faire, excita sa plus vive reconnaissance, et il leur voua pour jamais un attachement aussi tendre que respectueux. A son retour à Vauxbuin, il nous parlait avec admiration des vastes connaissances en littérature de Mgr le duc d'Orléans : « J'ai cru entendre, disait-il, un des plus savans membres de l'académie des inscriptions et belles lettres qui siégeait aussi à l'académie française. » Les vertus, l'aménité, les manières pleines de charmes de S.A.R. Madame la duchesse d'Orléans et de son auguste belle-sœur étaient aussi le sujet constant de ses vifs éloges. Lorsque Louis-Philippe monta sur le trône, M. de Pougens n'alla point grossir la foule de ceux qui sollicitaient des faveurs ; il resta dans sa retraite et conserva jusqu'à la fin de sa vie une sincère reconnaissance pour le bienfait qu'il avait reçu de monseigneur le duc d'Orléans et de Mademoiselle.

Au nombre des personnages illustres qui ont honoré M. de Pougens de leur bonté particulière, je citerai aussi Mgr le prince Primat grand-duc de Francfort, dont il était depuis plusieurs années le correspondant littéraire. Voici le portrait qu'il en trace dans l'épître inédite sur son retour aux lettres.

Prince lorsqu'il agit, savant lorsqu'il discute, A ses rares vertus son savoir le dispute ; Démosthène au congrès, Périclès au salon, Il suit dans l'étendu et Kepler et Newton.

Toujours constamment occupé de son grand ouvrage, M. de Pougens connut le projet d'en publier le specimen, et il se rendit à Paris pour l'exécuter vers la fin de 1817. Croira-t-on qu'il ne put obtenir la faveur qu'on accorde presque toujours aux académiciens de faire imprimer leurs ouvrages à l'imprimerie royale ? Oui, l'on eut cette injustice et ce fut à ses propres frais qu'il publia en 1819 le gros volume in-4 de 500 pages de son specimen.

Ce fut moi qui copiai cet immense manuscrit, et mon écriture étant assez nette, j'eus le bonheur d'être utile à mon digne ami. Mais je m'aperçois que me voilà comme ce bedeau d'une paroisse de Paris qui, entendant faire l'éloge d'un sermon de l'illustre Bourdaloue, s'écria d'un ton d'importance : « C'est pourtant moi qui l'ai sonné ! »

Quoi qu'il en soit, si M. de Pougens prouva alors la vérité du proverbe, « Nul n'est prophète en son pays, » la sensation extraordinaire que produisit dans toute l'Europe savante la publication de son specimen, le consola de l'indifférence du gouvernement de sa patrie, et il redoubla de zèle pour continuer cet important travail.1


Notes

1. Je dois relater ici que ce fut sous la date du 24 novembre 1818 que le chapitre de l'ordre souverain de St.-Jean de Jérusalem, assemblé extraordinairement à Catane, sous la présidence du lieutenant de Magistère, accorda à M. de Pougens permission de porter la croix quoique marié.

En 1819, le 11 novembre, S.M. Ferdinand VII, roi d'Espagne, lui envoya l'ordre de Charles III, chevalier surnuméraire, et en 1829, 11 février, la croix de commandeur ou de numero extraordinario du même ordre.

L'ordre impérial de Ste.-Anne, chevalier de la seconde classe, lui fut envoyé par S.M.I. l'empereur Nicolas Ier, le 17 janvier 1828.

Enfin, S.A.R. Mgr. le grand-duc de Saxe lui envoya la croix de l'ordre royal du Faucon-Blanc, le 2 février 1829.


Mémoires et Souvenirs de Charles de Pougens, Chevalier de Plusieurs Ordres, de l'Institut de France, des Académies de La Crusca, de Madrid, de Gottingue, de St-Pétersbourg, etc. ; commencés par lui et continués par Mme Louise B. de Saint-Léon. Paris: H. Fournier Jeune, 1834. Chapitre XXIII: pp. 267-277.

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