Chapitre XXIV

Retour à Vauxbuin après dix-huit mois d'absence. — Touchant accueil des villageois ; anecdote. — Le curé, son portrait. — Le marquis et la marquise de Barrin, leurs bienfaits envers les habitans durant le choléra. — Château de Vauxbuin. — Le duc de Mayenne. — Chambre de Henri IV. Ses meubles respectés par la bande noire. — Correspondans de M. de Pougens. Le chevalier de Loizerolles, trait sublime de l'amour paternel.


Près de dix-huit mois s'étaient écoulés depuis que nous avions quitté Vauxbuin : enfin au mois de mai 1819 nous y retournâmes avec un charme inexprimable. Je n'oublierai jamais le jour où la voiture qui renfermait M. et Madame de Pougens parut sur la montagne. J'étais arrivée de Paris environ quinze jours avant eux ; j'allai à leur rencontre ; les habitans du village accouraient en foule au devant de la voiture ; on voyait des vieillards à genoux sur le bord de la route et levant les mains vers le ciel. Quand nous eûmes atteint la maison, la cour était remplie de ces bons villageois ; ils ne poussaient point de cris, ne se permettaient aucune acclamation, mais ils s'efforçaient de toucher les habits de M. de Pougens en disant à voix basse : « Dieu merci ! Dieu merci ! »

Ceci me rappelle une autre circonstance qui prouve à quel point notre digne ami était chéri dans le village. Environ un an après son retour à Vauxbuin un ouvrier de Soissons, qui était venu lui parler et qui s'imagina le trouver plus pâle qu'à l'ordinaire, dit en sortant à un domestique qui l'accompagnait : « Je crains que M. de Pougens ne soit malade. » Quelques villageois passaient dans ce moment, ils crurent entendre, « M. de Pougens est malade ; » aussitôt ce bruit se répand, on se réunit, on prend le chemin de l'église.

Notre curé, M. Daux, le modèle des bons pasteurs, et dont je parlerai plus bas, les ayant rencontrés s'écria : « Eh ! mes enfans, où allez-vous ? » — « Prier le bon Dieu pour M. de Pougens qui est malade, lui répondirent-ils. » M. Daux, alarmé, accourt, monte dans le cabinet de notre ami, et l'ayant trouvé travaillant comme à son ordinaire, il lui raconta ce qu'il venait d'entendre, se félicitant d'en être quitte pour la peur.

Je reviens à notre digne curé : cette épithète n'a jamais convenu à personne plus qu'à lui si, pour la mériter, il faut réunir la pratique des vertus à une constante bonté ; mais après avoir rendu hommage à la vérité sur cet article, je dirai ce qui n'est pas moins vrai, c'est que M. Daux a l'esprit très cultivé, qu'il est bon littérateur,1 et qu'en le voyant, si l'on respect l'homme d'église, on chérit l'homme aimable qui, par sa conversation instructive, fait le charme de la société. Mademoiselle Bailly, sa cousine, ajoute à l'agrément de nos relations avec lui.

Je dirai un mot aussi de M. le marquis et de madame la marquise de Barrin, propriétaires du château de Vauxbuin,2 couple si respectable ! leur touchante conduite dans le temps du choléra est au-dessus de tout éloge : ils ont fait construire un hospice dans le village où les malades étaient parfaitement soignés et ont payés à leur frais les médicamens et les visites des médecins qui venaient chaque jour voir ces infortunés. La crainte de froisser la modestie de M. et de madame de Barrin, me force à ne point m'arrêter davantage sur cet article ni sur la pratique constante de leurs bonnes œuvres dans le village.

M. de Pougens, dont la correspondance était trop étendue peut-être pour les travaux qui l'occupaient, se livrait cependant avec intérêt à celle qu'il forma avec M. Hécart, auteur du dictionnaire Rouchi ou du patois des environs de Valenciennes et d'un assez grand nombre d'ouvrages sur les antiquités de cette ville, homme aussi recommandable par sa profonde érudition que par sa bonté et la sensibilité de son cœur ; le savant M. Duponceau, président de la société philosophique américaine, auteur d'une grammaire de la langue Delaware et de plusieurs autres ouvrages sur les langues en général ; M. Breghot de Lut, de l'Académie de Lyon, à qui l'on doit une excellente édition des poésies de Louise Labé ; M. Ernest Vinet Pajon, aimable jeune homme, du caractère le plus liant, de l'esprit le plus agréable, possédant des connaissances variées dans toutes les branches de la littérature, n'ayant aucune prétention par une raison toute simple, c'est que le vrai mérite n'en eut jamais ; enfin une qualité bien rare le distingue de quelques jeunes gens de nos jours, qui croient tout savoir ; M. Ernest Vinet sait ignorer encore, et sa modestie autant que son zèle pour l'étude le portent à rechercher par la correspondance ou l'entretien des hommes célèbres les lumières que sa jeunesse ne lui a point jusqu'ici permis d'acquérir. M. le chevalier César de Saluces, de l'Académie royale de Turin, aussi distingué par le charme de son style épistolaire que par ses vastes connaissances.

Une correspondance assez suivie existait aussi entre M. de Pougens et M. le baron de Ladoucette de la société philotechnique et ancien préfet du département des Hautes-Alpes et du département de la Roer (Aix-la-Chapelle) ; qui a fait faire dans ses diverses préfectures des fouilles, des travaux pour les antiquités, et a publié sur ce sujet plusieurs ouvrages très curieux. M. de Ladoucette joint à l'aménité des manières une politesse parfaite, et il ressemble, selon moi, à un échappé du Céramique qui serait venu expliquer parmi nous les antiquités gauloises.

Je parlerai encore avec un vif intérêt de M. le chevalier de Loizerolles à qui M. de Pougens a toujours témoigné le plus sincère attachement et qui le mérite par ses vertus, par ses malheurs. Père d'une nombreuse famille, privé de fortune, il vit dans la retraite et se console de sa pénible situation en cultivant les muses. Il a publié divers ouvrages de poésie, entre autres son poème intitulé : La mort de Loizerolles dont son propre père est le héros. Ce digne homme, plongé dans la même prison que son fils sous le règne de la terreur, entendit qu'on appelait ce dernier pour le conduire à l'échafaud ; aussitôt il se présente lui-même, monte sur la fatale charrette et prenant ainsi la place de son enfant, il le soustrait à la mort pour la subir à sa place. Ce trait sublime de l'amour paternel est tracé avec la plus vive sensibilité par M. le chevalier de Loizerolles.

La quantité de personnes plus ou moins recommandables qui recherchait avec empressement à correspondre avec M. de Pougens, accaparant, pour ainsi dire, le temps qu'il consacrait à ses travaux littéraires, il ne se permit plus de se livrer à la société et restait constamment renfermé dans son cabinet. Quelquefois néanmoins il descendait pour partager un instant le plaisir que nous éprouvions à recevoir nos voisins de campagne, tels que M. le général comte Dulauloy et sa belle compagne, l'aimable et intéressante famille Méchin, dont la maison de campagne n'était qu'à un petit quart de lieue de Vauxbuin ; la bonne et sensible madame Pille et son mari, etc.


Notes

1. Il a publié, en 1822, un ouvrage très piquant intitulé : Les Petits hommes, ou Recueil d'anecdotes sur les hommes de petite stature qui se sont fait un nom par leurs vertus, leurs talens, etc. Paris, Pigoreau, place St.-Germain-d'Auxerrois, nº 20. 2 vol. in-12.

2. La terre de Vauxbuin avait appartenu jadis au fameux duc de Mayenne. Henri IV y vint, et l'un voit encore aujourd'hui, dans le château, les mêmes meubles qui garnissaient la chambre occupée par ce bon prince ; ils ont été respectés de génération en génération et même par la bande noire, qui, momentanément propriétaire du château de Vauxbuin, et en dilapidant tous les effets qu'il contenait, n'a point osé toucher à ceux qui avaient été à l'usage de ce modèle des monarques.


Mémoires et Souvenirs de Charles de Pougens, Chevalier de Plusieurs Ordres, de l'Institut de France, des Académies de La Crusca, de Madrid, de Gottingue, de St-Pétersbourg, etc. ; commencés par lui et continués par Mme Louise B. de Saint-Léon. Paris: H. Fournier Jeune, 1834. Chapitre XXIV: pp. 279-284.

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