Chapitre XXV

Lettre de la marquise de Villette (Belle et Bonne). — « L'ennui naquit un jour de l'uniformité. » — Réflexion de la baronne de Saluces sur cet adage. — Dona Cecilia de Luna Folliero, célèbre Napolitaine. — Le 19 décembre. — Voile d'Agamemnon. — Fragmens de nécrologie.


Cette vie studieuse, ce travail continu influèrent sur la santé et même sur le caractère de M. de Pougens ; il perdit une partie de sa gaieté en songeant aux obstacles qu'opposait son peu de fortune au prompt achèvement de son grand ouvrage ; mais alors comme dans toutes les circonstances pénibles de sa vie, faire le bien était toujours pour lui une bien douce consolation.

En 1821, il eut occasion de connaître une famille qui excita son plus vif intérêt. S'occuper du bien-être de tous les individus qui la composaient devint sa constante sollicitude, et il eut le bonheur de leur être utile en aidant le père et la mère à améliorer leur sort ainsi que celui de leurs enfans. L'aîné était capitaine d'artillerie et vivait de ses appointemens ; les deux filles, c'est-à-dire la plus âgée d'entr'elles, madame F... s'était efforcée jusqu'alors par son travail et l'emploi de ses talens à soutenir son père, sa mère et sa jeune sœur. M. de Pougens les recommanda vivement à madame la marquise de Villette. Voici copie textuelle de la réponse que fit Belle et Bonne à une lettre qu'il lui avait adressée à ce sujet.

Je suis bien en arrière, mon bon Pougens, en fait de lettres, mais non en fait de sentiment, car je ne vous oublie point et vous me rappelez presque toute ma vie et le temps où l'on était aimable, où nous donnions le ton de la bonne compagnie, où l'on avait pour les femmes un culte respectueux, etc., etc. ; on peut dire que vous en avez conservé le feu sacré et l'on en trouve encore la tradition dans votre conversation et vos écrits. Vous direz que cela est un compliment ; mais ce n'est qu'une vérité. Vous croyez que nous sommes encore dans ce siècle quand vous m'adressez de jeunes personnes pleines de graces et de talens. Hélas ! je ne peux que les admirer. J'en ai beaucoup parlé, je voudrais bien leur rendre quelques services puisque vous vous y intéressez. Ne viendrez-vous pas nous voir ? Je suis toujours dans les tourmens avec mon fils. Tant qu'il aura quelque chose, les gens d'affaires s'attacheront à lui comme des sangsues.

Ne comptez pas avec moi, cher Pougens, donnez-moi des nouvelles de votre santé et de toutes ces dames qui contribuent à la douceur et au bonheur de votre vie.

Agréez l'assurance de tous les sentimens affectueux que vous me connaissez pour vous et pour ce qui vous entoure.

La marquise de Villette.

La piété filiale de madame F..., le courage avec lequel elle avait soutenu l'adversité, les privations personnelles qu'elle s'était imposées pour secourir sa famille avaient fait naître en M. de Pougens une profonde estime pour cette jeune femme ; dès lors il lui voua une affection paternelle qu'il lui a conservée jusqu'à la fin de sa vie. Madame de Pougens avait partagé ce sentiment, elle l'éprouve toujours pour celle qui en fut l'objet. Et moi, bonne et chère Félie, vous connaissez l'attachement maternel que j'ai pour vous. Ah ! je vous le conserverai aussi comme l'être chéri que nous regrettons avec tant d'amertume, c'est-à-dire, jusqu'à la mort.

Dans le nombre des personnes qui entretenaient une correspondance avec M. de Pougens, je ne dois pas oublier la belle sultane indienne, madame Alina d'Eldir, mon illustre compatriote ; il se présenta chez elle au dernier voyage qu'il fit à Paris, et reconnut dans sa conversation l'esprit, la grace, la tournure orientale des idées qui distinguent un ouvrage qu'elle a publié en 1828, intitulé : Méditations en prose par une dame indienne, 1 volume in-8º.

Le prince de L. C.... J m'arrête avec d'autant plus d'intérêt sur ce correspondant de mon vertueux ami, que je n'ai connu personne qui eût avec lui plus de traits de ressemblance : c'est la même bonté, le même besoin d'être utile aux infortunés, la même amabilité dans les manières, et certes il devait nécessairement exister de la sympathie entre deux êtres si dignes de s'apprécier l'un l'autre. Puisse M. le prince de L. C... trouver en France, dans cette nouvelle patrie qu'il a adopté, sinon le bonheur, car en existe-t-il pour une ame profondément sensible, du moins le courage nécessaire, afin de supporter avec résignation les coups, souvent si pénibles, dont nous frappe la destinée !

Depuis la restauration, nous eûmes le plaisir à diverses reprises de posséder dans notre retraite un cousin de madame de Pougens, M. Robert Sayer, et sa charmante compagne. Lorsque ce jeune couple arrive dans notre vallée, son apparition devient pour nous un véritable jour de fête.

Un auteur prétend que « l'ennui naquit un jour de l'uniformité. » Nous étions loin d'adopter cet adage ; car le temps passait pour nous avec la rapidité de l'éclair, quoique nous suivissions constamment et d'une manière méthodique la distribution des heures de la journée. Plusieurs de nos amis qui venaient passer quelques semaines dans notre retraite faisaient la même remarque, entre autres cette aimable et chère Jenny Millo depuis Baronne de Saluces, dont M. de Pougens a peint avec des couleurs si sensibles l'esprit supérieur et les qualités séduisantes.1 « Partout, disait-elle, le temps passe, se traîne quelquefois bien lentement ; ici il galope toujours. »

Parmi les personnes distinguées qui sont venues visiter M. de Pougens dans son ermitage, je citerai la célèbre Dona Cecilia de Luna Folliero, que Naples doit s'honorer d'avoir vue naître. Les couleurs que je pourrais employer pour peindre cette femme si admirable sous tous les rapports seraient insuffisantes. J'aime mieux renvoyer mes lecteurs à la note de la page 177 des lettre philosophiques publiées par M. de Pougens et que j'ai déjà citées ; lui seul était digne de tracer un portrait ressemblant de Dona Folliero. Aimable Cecilia ! laissez-moi seulement vous appliquer ici ce vers que fit notre vertueux ami, pour être gravé du buste de J.-J. Rousseau.

« Son cœur est le foyer d'où jaillit son génie. »

Oui, c'est dans votre cœur rempli de l'amour filial, de l'amour maternel, de toutes les plus douces vertus, que vous avez puisé ces poésies si belles qui placeront à jamais votre nom au temple de mémoire.

Qu'on me permette encore quelques détails sur diverses personnes dignes de figurer dans leurs rapports avec M. de Pougens. A leur tête je placerai M. Mercadier, d'abord professeur dans une maison d'éducation à Soissons, et maintenant principal du collège de Laval par suite de la persévérante recommandation de M. de Pougens. La vive reconnaissance que lui avait inspirée son zélé protecteur s'est changée en une sorte de culte, et il ne prononce son nom qu'avec enthousiasme. Certes, si des démonstrations aussi touchantes font l'éloge de celui qui les inspire, elles le font plus vivement peut-être de celui qui les éprouve.

Je parlerai ensuite de M. Frédéric Winke, sculpteur à Hambourg. Ce jeune homme arrivé en France pour s'y perfectionner dans son art et porteur d'une lettre qui le recommandait à M. de Pougens, en reçut l'accueil le plus flatteur et tous les services qu'il pouvait lui rendre : il le produisit dans les ateliers des plus célèbres sculpteurs de Paris et lui procura des protecteurs zélés dans divers membres de l'Institut. Le jeune Winke, semblable au vertueux Maximilien Habicht, après s'être conduit d'une manière honorable en France et y avoir perfectionné son talent, remporta dans sa patrie une vive reconnaissance pour M. de Pougens, et célèbre tous les ans au sein de sa famille l'époque où pour la première fois il avait vu son généreux protecteur.

Lorsque l'on consulte ses souvenirs et qu'on passe, pour ainsi dire, en revue les diverses circonstances de sa vie, si l'on gémit des évènemens pénibles qui l'ont traversée, avec quel charme ne s'arrête-t-on pas sur les courts momens de plaisir et de douces jouissances qu'on a éprouvés ! A la suite de cette réflexion se place naturellement dans ces mémoires le nom de l'aimable et si intéressante madame Florence Morlay, car nous lui devons la seule consolation qui nous reste dans l'affreux malheur qui nous a frappés ; c'est elle qui a fixé sur la toile les traits si parfaitement ressemblans de l'objet de nos éternels regrets.

Hélas ! je touche à la fin de la douloureuse tâche que je me suis imposée, et je demande qu'il me soit permis de n'entrer dans aucun détail sur le funeste évènement qui nous a ravis un véritable ange sur la terre. — Depuis le commencement de l'année 1833, sa santé était chancelante ; le 17 décembre, M. Missa,2 notre médecin, ordonna des sangsues qui furent appliquées le lendemain. Elles le soulagèrent un peu.... Le 19, à six heures un quart du matin, une apoplexie foudroyante.... Je m'arrête . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Voici quelques fragmens de l'article nécrologique publié dans un journal intitulé L'Observateur Soissonnais, 26 décembre 1833. La profonde sensibilité qui règne dans cet écrit prouve que l'auteur, M. Achille François, jeune professeur au collège de Soissons, a su employer les seules couleurs convenables à l'être dont il trace les vertus.

Le monde savant vient de perdre Marie-Charles-Joseph de Pougens....

Nous ne parlerons pas de sa naissance, imitant en cela sa réserve et sa circonspection ; d'ailleurs les titres d'un savant dans ses ouvrages, et quand à des talens supérieurs, il a su réunir les qualités de l'homme vertueux, il a montré au monde le spectacle le plus grand et le plus beau, son souvenir commande le respect, et l'on ne va point chercher s'il est né dans une cabane ou dans un palais ; mais on compte ses vertus, on admire ses talens, l'on surprend une larme dans sa paupière, et l'on dit en gémissant : Il n'est plus !

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et la mort n'a point attendu, pour le pousser dans la tombe, que ses contemporains lui décernassent la couronne de gloire que lui avaient méritée tant d'immortels travaux ! La mort !!! elle est venue l'arracher brusquement au monde, aux sciences, à l'amour et à l'affection de ceux qui l'entouraient !

Ah ! que de vraies larmes j'ai vues couler lundi dernier, quand la terre a reçu dans son sein la dépouille mortelle du savant que nous pleurons ! c'était un spectacle attendrissant que la douleur de tous ces vieillards aux cheveux blancs, que les sanglots de tant de femmes, que les larmes de tant d'enfans qui avaient bégayé le nom de Pougens aussitôt que celui de Dieu ! Ce n'était point l'homme de génie, le savant, le grand homme que regrettaient si amèrement ces bons paysans : c'était leur père commun, c'était l'homme de bien qui les avait élevés, nourris ; c'était le philanthrope dont les aumônes étaient inépuisables comme sa charité ; c'était celui qui n'avait jamais rejeté leurs demandes, qui, pauvre lui-même, se serait privé de tout pour ne point entendre murmurer autour de lui les mots hideux de misère et de souffrance : voilà l'homme qu'ils pleureront long-temps.

Puis quand un jeune ami des muses est venu rendre un dernier hommage à la mémoire du savant, vous pouviez entendre les gémissemens qui redoublaient, voir les pleurs qui coulaient de tous les yeux ! Oh ! c'était de la douleur !!

Heureux encore dans notre infortune, nous pourrons aller chercher quelques inspirations sur la tombe de Pougens, nous pourrons aller recueillir pieusement sa docte cendre et la conserver comme un dépôt précieux.... Désormais les pélerins seront nombreux au cimetière de Vauxbuin, et plus d'une fois, sans doute, l'étranger venant payer son tribut au génie dans le champ du repos, entendra les sanglots de quelque veuve agenouillée entre ses enfans, et il ira redire au loin : Il fut savant et vertueux !! honneur à lui !! son passage sur la terre ne fut marqué que par ses bienfaits !!! pertransiit benefaciendo.

fin des mémoires et souvenirs de
charles pougens.


Notes

1. Voyez lettre VII. de ces Souvenirs.

2. Je citerai ici avec reconnaissance la manière pleine de zèle et d'affection avec laquelle M. Missa s'est conduit envers M. de Pougens il y a neuf ans. Un accident grave et qui pouvait menacer la vie d'un ami qui nous était si cher, nous avait causé les plus vives alarmes. M. Missa vola à Vauxbuin à 10 heures du soir, passa la nuit près du malade, et lui prodigua non-seulement les secours de son art, mais aussi ceux d'une véritable affection, et le lendemain, quand nous n'eûmes plus à craindre pour des jours si précieux, M. Missa mêla des larmes de joie à elles qui nous répandions. Comme médecin, il n'a pas besoin d'éloge, mais comme homme sensible il acceptera ce tribut d'une sincère gratitude.


Mémoires et Souvenirs de Charles de Pougens, Chevalier de Plusieurs Ordres, de l'Institut de France, des Académies de La Crusca, de Madrid, de Gottingue, de St-Pétersbourg, etc. ; commencés par lui et continués par Mme Louise B. de Saint-Léon. Paris: H. Fournier Jeune, 1834. Chapitre XXV: pp. 285-295.

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