M. L. Castillon (1765) Essai sur les Erreurs et les Superstitions Chapitre I (pp. 9-18)

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ESSAI

SUR

LES ERREURS

ET LES SUPERSTITIONS.


CHAPITRE I.

De l'erreur & de l'incertitude des jugemens.

UN Voyageur trop imprudent s'est égaré dans les sinuosités d'une vaste forêt, dont il ne connoit ni les détours ni les issues. Il s'arrête, il hésite, il délibère, & prenant une route au hazard, il marche, se fatigue, s'excède, & revient, sans s'en apperçevoir, mille fois sur ses pas. Le silence du lieu, l'obscurité de la nuit, la crainte de s'engager trop avant, l'agitent, le tourmentent. Inquiet, abattu, épuisé, il ne sçait où il est, où il va, comment sortir de l'horreur de ce labyrinthe, quand tout-à-coup, une pâle lumière se montre dans l'éloignement : elle lui sert de phare ; il sent renaître dans son ame le calme & l'espérance : il part ; rien ne l'arrête ; il ne lui reste plus que quelques pas à faire; quand s'éteignant aussi soudainement qu'elle s'étoit allumée, cette foible clarté disparoit, & le laisse dans d'épaisses ténébres. Le phosphore perfide l'a conduit au bord d'un précipice; il tombe, roule, & va se perdre dans les profondeurs de l'abîme.

En vain l'amour propre s'efforce de nous persuader que nous n'avons à craindre ni les mêmes dangers, ni le même destin. Interrogeons notre raison, consultons l'expérience, nos sens même ; nos sens qui nous ont si souvent trompés, ne nous disent-ils pas que chacun de nous ressemble à ce malheureux Voyageur ? Etrangers, isolés, égarés dans un monde, & au milieu d'une foule d'objets que nous ne connoissons pas, nous nous trainons péniblement dans ce ténébreux dédale, dans ce monde plein de préjugés & d'erreurs. Guidés par quelques météores, nous marchons dans l'incertitude, tandis que nous croyons suivre la route lumineuse qui conduit à la vérité. Mais bientôt déconcertée par sa propre insufisance, la raison nous abandonne, la lueur qui la guidoit, s'évanouit, & nous restons ensévelis dans l'abîme incommensurable des sistêmes & des erreurs.

Eh, comment pourrions-nous nous flatter de parvenir à quelque certitude ou morale, ou physique ? Nous n'avons que des moyens peu surs & évidemment incertains, pour juger des objets sensibles, & qui nous environnent. Nous n'avons que des idées confuses, imparfaites & très-mal déterminées sur les objets intellectuels. C'est cependant de ces deux sources qu'émanent la physique, la philosophie & toutes les sçiences. Est-il donc étonnant qu'après la plus constante étude, nous ne trouvions en elles qu'erreur, incertitude, faux jour, obscurité ? S'il est vrai, comme on n'en peut douter, que nous ayons reçu de la nature une raison qui doit nous éclairer & nous guider ; avouons de bonne foi, qu'on a prit avec bien du succès d'étranges soins pour la rendre inutile. Les premières étincelles de son flambeau n'avoient pas encore pénétré dans notre esprit, qu'on l'avoit déjà rempli du germe des idées qui nécessairement devoient nous égarer pendant le reste de la vie. Ces idées reçues dès le premiers momens de notre existence, ont jetté dans notre entendement de profondes racines ; elles se sont, pour ainsi dire, identifiées avec nous. Et si notre philosophie, nos principes, nos jugemens sont fondés sur ces fausses idées, ne faut-il pas que nos principes, nos jugemens, notre philosophie soient tout aussi faux qu'elles ?

Nous donnons des noms aux corps, des qualités à la matière: mais quelles règles avons nous pour juger des objets sensibles ? aucune ; il n'en existe point ; à moins qu'on ne donne ce nom à quelques idées disparates, que des impressions étrangères ont indestructiblement liées dans notre esprit, qui y demeureront unies, & qui serent dans la suite la règle de nos jugemens & de nos décisions. L'âge, les passions, l'amour propre nous ont persuadés que malgré leur incompatibilité ces idées sont autant de principes infaillibles: c'est donc sur eux, c'est uniquement d'après eux que nous examinons, que nous définissons, que nous analysons la nature & les propriétés des objets matériels: examen vague, fausses définitions, analyse inexacte. C'est encore d'après ces principes trompeurs que, vains de nos premières connoissances, nous osons nous élancer du monde sensible, qui nous est inconnu, dans le monde intellectuel, région plus inintelligible pour nous que la progression, l'éclat & effets de la lumière pour en aveugle de naissance. Ainsi trop animés par la soif insensée des nouvelles connoissances, nous quittons, pour ne plus y rentrer, la sphère très-bornée de nos lumières naturelles, & nous croyons nous élever à proportion que nous errons dans les espaces ténébreux, dans les déserts immenses des êtres intellectuels. Fatale ambition de connoitre ce qu'une obscurité profonde dérobe à nos yeux, c'est à toi qu'il faut rapporter l'origine de la philosophie, art cruel, science pernicieuse, qui au lieu d'éclairer les peuples, les a précipités dans un vaste océan de préjugés, d'erreurs & de superstitions ; superstitions qu'un philosophie & plus vraie & plus pure s'éfforcera vainement dans la suite & de combattre & de détruire.

Ne pas se tromper, dit le Sage, c'est découvrir d'une manière claire, intime & convaincante la vérité d'une proposition, la nature, la forme & les qualités d'un objet. Reconnoitre quelqu'autre manière de juger sainement, c'est marcher dans l'obscurité, c'est se jetter dans le torrent des illusions humaines. Mais, depuis que l'on cherche, a-t'on fait quelque découverte ? existe-t'il quelque proposition dont la vérité soit universellement connue, irrévocablement fixée ? On se perd dans la confusion & la variété des opinions des Philosophes sur toutes les parties de la physique & sur toutes les branches de la morale. Chacun d'eux s'est flatté d'avoir pris, comme l'a dit M. de Fontenelle, la nature sur le fait ; chacun d'eux s'est flatté de lui avoir arraché ses secrets: toutefois, chacun la vûe sous des aspects différens ; & de cette diversité d'opinions se sont formées ces sectes innombrables de Physiciens, de Philosophes, opposés les uns aux autres, & dont les combats, les disputes n'ont servi qu'à repandre l'incertitude sur la science même dont ils ont prétendu connoitre les principes.

Toutes les causes de l'erreur, observe Locke, se réduisent à quatre ; au défaut de preuves, au défaut de pénétration pour s'en servir, au défaut de volonté pour en faire usage, aux fausses règles de probabilité. Examinez tous les sistêmes, & vous verrez que ceux qui les ont inventés, comme ceux qui les ont suivis, se sont toujours livrés, même sans le sçavoir, à ces quatre défauts, & qu'ils n'ont eu dans leurs décisions ni preuves, ni pénétration, ni volonté, ni règles. Aussi les mêmes questions agitées, discutées depuis tant de siècles, sont-elles aujourd'hui tout aussi neuves que la première fois qu'elles ont été proposées. Comment auroit-on pu les décider, ou seulement les approfondir ? On a commencé par vouloir connoitre les objets sensibles, avant que de sçavoir quel est en nous cet être intelligent qui juge & définit. Pleine ensuite des fausses notions que les sens lui avoient transmises, l'ame a voulu se replier sur elle-même, développer sa nature & le monde intellectuel auquel elle appartient; & elle n'en a pu juger que d'après la fausseté des principes, l'incertitude des règles & l'imperfection des idées dont l'esprit subjugué par les sens, l'avoit obligée de se servir à l'égard des objets du monde matériel. Ainsi trop ambitieux d'acquérir des connoissances, l'homme est resté inconnu à lui-même. En effet que sçait-il ?


James Eason, or not this one; use the other one.