M. L. Castillon (1765) Essai sur les Erreurs et les Superstitions Chapitre XV (pp. 254-261)

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CHAPITRE XV.

Des différentes opinions sur Mahomet.

DOUTER un peu de tout avant de rien admettre: cette maxime est bonne ; elle est, quoiqu'on en dise, utile & très judicieuse : ce fut celle de Platon ; ce fut celle de Socrate ; ce fera toujours celle de quiconque voudra découvrir la vérité. La vérité que tant de monde cherche, & qui échappe presque à tous, n'est pourtant pas toujours inaccessible ; on peut aller jusqu'à elle ; mais ce ne sera qu'après mille efforts & avec une peine infinie ; ce ne sera aussi qu'en perçant à travers le nuage des doutes qui l'environne, qui la couvrent, qui la dérobent à nos yeux. En effet, comme dit le sceptique Montagne, à bien considérer la branloire de ce monde, de quoi peut-on s'assurer ? Y a-t'il quelque certitude dans les matières sensibles ? Il n'y en a aucune dans les faits : il y en a tout aussi peu dans les questions, ainsi que dans les opinions philosophiques. Eh qui jamais s'est assuré d'un fait ? Qui l'a connu dans son exacte vérité ? Deux ou plusieurs Historiens ont raconté le même événement ; sont ils d'accord entr'eux ? Il s'en faut bien. Demandez à mille personnes quel fut le caractère d'un homme, qui s'est rendu célèbre par ses vertus, ou par ses crimes. Vous en aurez à coup sûr mille différens portraits, & qui n'auront l'un avec l'autre aucun trait de ressemblance. Il en est de même de tout : rien n'est sûr, rien n'est évidemment démontré, unanimement décidé, quoique la vérité existe.

Il y a plusieurs personnages illustres de qui on n'a cessé de dire beaucoup de bien, & plus de mal encore. Ces deux opinions contraires sur le même sujet, sont répandues, & soutenues avec la même chaleur : chacun écoute, & adopte, non celle qui après un examen réfléchi, exact, impartial, lui paroit la plus sûre & la mieux prouvée, mais celle qui s'accommode le mieux à la paresse ou à la vivacité de son esprit, à ses passions, à ses préventions, à son attachement aux anciennes autorités. Nous, par exemple, nés sous un gouvernement sage & modéré, élévés dans les principes d'une religion toute pure, toute sainte, comment oserions-nous ou dire, ou croire que Mahomet n'a pas été le plus méchant & le plus sçélérat des hommes ? On nous l'a si souvent répété pendant que nous ne pouvions faire aucun usage de la raison ; on a pris soin de nous le dire tant de fois, pendant que nous n'avions aucune force pour discerner le vrai du faux ; on nous a tant de fois irrités contre lui, quand il ne nous appartenoit pas d'accuser d'ignorance, de haine, ou de préjugés ceux qui nous instruisoient ? Nous croyions, à cet âge, tout ce que l'on vouloit que nous crussions. Ensuite, les passions, les habitudes de l'enfance se sont emparées de nous, avant que nous ayons eu le tems d'apprécier la valeur de ce qu'on avoit faire entrer dans notre esprit. Depuis, quand la raison toute empreinte des contes dont nous avons été bercés, dans nos premières années, on nous a appris la sçience mensongère à laquelle les hommes donnent si mal-à-propos le nom d'art de penser, art dont on a grand soin de ne nous donner le principes qu'après nous avoir ôté toute justesse de pensée, toute exactitude d'esprit ; alors, dis-je, nous entendons des gens à qui nous supposons de la raison & du bon sens, répéter, comme autant de vérités, les mêmes fables qui ont égaré notre enfance : que faire alors ? Comment échapper à l'erreur, quand tout vient l'étayer, & confirmer nos premiers préjugés ?

Mahomet a été un habile législateur ; il a fondé un vaste empire ; mérite-t'il l'estime ou l'exécration de la terre ? Plusieurs l'on regardé comme un des plus grands hommes qui ayent paru dans le monde ; ils ne voyent en lui qu'un génie sublime, un jugement sain & toujours infaillible, mille excellentes qualités, toutes les vertus morales, toutes les vertus sociales : ses instructions, disent-ils, étoient d'une profonde sagesse, ses principes d'une solidité inébranlable, la religion qu'il annonça, vraie, pure, simple, & auguste par sa simplicité.

Quelques autres moins éblouis des succès de Mahomet, qu'indignés de ses fourberies, le peignent comme un imposteur. Ce fut, s'il faut les en croire, un scélérat couvert de crimes, plein de vices, d'ambition, d'hypocrisie ; il fut cruel, sanguinaire, barbare, audacieux, dissimulé jusqu'aux derniers excès de la perfidie, corrompu, débauché jusqu'au dernier dégré de la dépravation. L'une de ces opinions est certainement fausse ; quelle des deux choisir ; à quelle s'arrêter ? Ni à l'une ni à l'autre : l'enthousiasme a dicté la première, la fanatisme, la seconde.

Mahomet ne fut, à mon avis, ni un monstre, ni un homme de bien. Il fut ambitieux, & pour le malheur du monde, il naquit dans un tems & chez une nation très-favorable à ses hardi projets. Je n'entreprends point de combattre ses principes, sa doctrine & ses instructions ; son édifice croule par sa propre foiblesse. Je ne veux me rétracer quelques traits de sa vie, qu'afin de me convaincre que c'est bien moins à ses talens, à son génie qu'il doit le succès de ses vûes, de ses complots, de ses crimes, qu'à la disposition du peuple qu'il s'étoit proposé de subjuguer, au penchant des Arabes pour la superstition, à la molesse des Grecs, à la décadence de l'empire Persan, à la corruption générale des mœurs de ses compatriotes, à l'ignorance, aux préjugés & aux divisions qui régnoient alors parmi les Chrétiens d'Orient. Car ce furent là les principales causes qui concoururent à l'établissement, aux progrès & à la stabilité de l'Islamisme.



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