M. L. Castillon (1765) Essai sur les Erreurs et les Superstitions Chapitre XXI (pp. 297-316)

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CHAPITRE XXI.

Premières impostures de Mahomet favorisées par la superstition des Arabes.

CE fut l'esprit de sa femme que Mahomet crut devoir le premier essai de l'empire qu'il se proposoit d'exercer sur la crédulité publique. Cette expérience lui parut d'autant plus importante, qu'il étoit assuré, s'il pouvoit réussir, d'avoir bientôt pour prosélytes tous ceux qui composoient sa nombreuse famille. Il se retira donc avec Kadija dans une caverne de Mont-Hara, dans le voisinage de la Mecque. Ce fu là, où après avoir passé la nuit, il confia, le lendemain, à sa femme le secret de sa mission, en lui jurant par la sublimité de sa mission même, que l'Ange Gabriel lui étoit apparu, & l'avoit assuré qu'il étoit l'Apôtre de Dieu. Il s'est montré à moi, lui dit-il, sous sa forme naturelle ; elle étoit si brillante, que je suis tombé en foiblesse ; ce qui l'a obligé de prendre une forme humaine : alors il s'est approché de moi ; nous nous sommes avancés jusqu'au milieu de la montagne, où j'ai distinctement entendu une voix venant du ciel, & qui disoit : ô Mahomet ! tu es l'Apôtre de Dieu, & moi je suis Gabriel. Les Mahometans croyent que ce fut aussi pendant cette nuit même, que l'Alcoran descendit du ciel pour la première fois tout entier, & qu'il y remonta ; car depuis, suivant eux, il n'en descendit plus que par parties, durant l'espace de vingt-trois ans.

Khadija étoit vieille, elle idolâtroit son époux, & elle jura par celui qui tenoit son ame en ses mains, qu'elle étoit convaincue qu'il seroit le Prophète de la nation Arabe. Transportée de joye & toute glorieuse d'être la femme d'un Apôtre, Khadija courut faire part de ce qu'elle venoit d'apprendre à son cousin Waraka, mauvais chrétien, qui, quoiqu'instruit, deshonnoroit ses connoissances par l'excès de sa superstition & les vices de ses mœurs. Waraka crut, & dit à sa cousine qu'il ne doutoit pas un instant que Mahomet ne fut le grand & vrai Prophète, prédit autrefois par Moise, fils d'Amram.

Encouragé par ce premier succès, Mahomet s'attacha à se faire des prosélytes par la voye de la persuasion ; il réussit beaucoup dans sa famille ; & quand il crut pouvoir s'expliquer plus ouvertement, il fit préparer un festin, auquel il invita les enfans & les descendans d'Abd'hal-Motalleb, son grand-pere : ils ne vinrent pas tous ; environ quarante seulement s'y rendirent. J'ai quelque chose de plus précieux qu'un repas à vous offrir, leur dit Mahomet, c'est le bonheur dans ce monde, & la certitude de la félicité dans l'autre. C'est par un ordre exprès de Dieu que je dois vous conduire, vous & tous les hommes au ciel : qui d'entre vous aura l'ambition, le zèle & le courage d'être mon Wazzir, ou mon aide, mon frere & mon Kalife, ou mon lieutenant ? Ils restoient tous dans le silence ; Ali seul répondit ; Ali le plus jeune de tous, prosélyte fanatique de Mahomet, qui depuis plusieurs jours l'instruisoit en secret : c'est moi, s'écria-t'il, ô Prophète de Dieu, qui veux être ton Wazzir : je casserai les dents, j'arracherai les yeux, je fendrai le ventre, & je romprai les jambes à tous ceux qui te résisteront. Ali étoit impétueux, bouillant de fanatisme, jeune & très-vigoureux : pas un des convives n'eut garde de s'opposer à Mahomet. Ce doux Ali est regardé par les Persans comme au-dessus du grand Prophète, ils ont même une si grande vénération pour lui, que plusieurs l'adorent comme un dieu, ou dumoins comme très-peu inférieure à la divinité.

Soutenu par un tel Lieutenant, Mahomet ne se borna plus à des exhortations secrètes ; il se mit à prêcher publiquement. D'abord il ne se déchaîna que contre la corruption des mœurs, l'oubli & le mépris de la religion : on l'écouta paisiblement. Mais quand il reprocha à ses auditeurs leur idolâtrie, la folie & l'impiété de leur culte, leur endurcissement, & le goût qu'ils avoient pour des superstitions plus sacrilèges encore qu'elles n'étoient absurdes, le peuple s'irrita, les chefs des tribus s'indignèrent, la plûpart des habitans de la Mecque, à l'exception d'un petit nombre qui embrassèrent sa doctrine, se déclarèrent ouvertement ses ennemis. Abu-Taleb, quoique forcement ébranlé par l'éloquence de son neveu, ne laissa pas d'être allarmé du soulèvement général des Koréishites : il conseilla sérieusement à Mahomet de renoncer à ses vues de réformation, & de se contenter des prosélytes qu'il avoit faits dans sa famille. Je ne 'en contenterai pas, répondit l'imposteur, Dieu est pour moi, je ne crains ni mes concitoyens, ni les Arabes, ni tous les hommes ensemble, quand ils poseroient contre moi, le soleil à ma droite & la lune à ma gauche, je ne démordrai point de ma sainte entreprise. Abu-Taleb frappé de cette fermeté, ne douta plus que son neveu ne fut inspiré d'en haut ; il crut à ses révélations, & lui promit de le protéger contre quiconque oseroit le troubler dans le cours de sa mission.

Dès-lors le nouveau Prophète ne se contraignit plus ; il bravoit le murmure, méprisoit les clameurs de ses ennemis, rassembloit presque chaque jour le peuple de la Mecque, confirmoit sa vocation par le récit des visions qu'il prétendoit avoir toutes les nuits, & par le compte qu'il rendoit de ses conversations avec l'Ange Gabriel. La chaleur de ses discours, le zèle qui paroissoit l'embraser, l'activité du fanatisme dont la contagion est si rapide, le penchant si naturel à tous les hommes pour la nouveauté, en entraînèrent plusieurs ; & Mahomet comptoit déjà environ cent disciples, lorsque les Koréishites & les principaux habitans de la Mecque imaginèrent d'opposer la force, les défenses & la sévérité des chatimens à la propagation de la nouvelle secte. Ce fut alors que Mahomet ne douta plus du succès de ses espérances ; il se flatta dès cet instant de régner dans peu sur l'Arabie, & de faire servir les Arabes soumis à la conquête de la Perse, de l'Empire Romain & de tout l'Orient. Peut-être il n'eut séduit que quelques femmes par ses superstitions, des enfans par ses fables, & quelques têtes foibles par les récits de ses visions, si la rigueur des proscriptions ne fut venue au secours de sa religion naissante. Furieux, en effet, & plus jaloux peut-être que scandalisés des succès de Mahomet, les Koréishites proscrivirent tous ceux qui embrasseroient l'Islamisme : ils persécutèrent violemment ses partisans, & le poursuivirent lui-même avec tant d'acharnement, qu'il prit la fuite, accompagné de quatre-vingt-trois hommes & de dix-huit femmes, sans compter les enfans. Cette troupe fugitive alla chercher un azile dans les Etats de Najaski, Roi d'Ethiopie, qui la reçut avec bonté, refusa de la livrer aux Koréishites, dont il rejetta les présens & méprisa les menaces.

L'accueil que Najaski avoit fait à Mahomet, pénétra les Koréishites de la plus vive indignation : ils s'engagèrent par un décret authentique, & qui fut solemnellement déposé dans la Caaba, à ne jamais contracter d'alliance avec les prosélytes du fils d'Abd'allah, & à n'avoir aucun commerce avec eux, ni avec le fondateur de la nouvelle religion.

La rigueur de ce décret n'inquieta pas Mahomet, qui dans le décret même trouva quelques tems après, un moyen infaillible de confondre ses ennemis, & de grossir la foule de Musulmans, qui devenoit chaque jour plus considérable. Il avoit des intelligences secrètes à la Mecque, où ses parens avoient formé, en faveur de l'Islamisme, une puissante faction : enfin il s'étoit assuré, avant que de prendre la fuite, de la fidélité & du dévouement de tous ceux que le service des idoles attachoit à la Caaba. Avec de telles précautions qu'avoit à craindre Mahomet de la part des Koreishites ? Leur décret ne servit qu'à ajouter un triomphe de plus à la gloire de celui dont ils avoient juré la perte, & ce triomphe ne couta qu'une imposture à Mahomet ; imposture grossière à la vérité, s'il eut eu à tromper toute autre nation que celle des Arabes : mais une fourberie auroit été conduite bien mal-adroitement, si elle n'en eut pas imposé à ce peuple. Exactement informé de ce qui se passoit à la Mecque, de la haine mutuelle des deux factions opposées, de la ferme résolution des chefs des Koreishites à ne jamais se départir de la sévérité du décret, Mahomet fit passer ses ordres aux gardiens de la Caaba, & quand il sçut que ses intentions étoient remplies, il envoya prier son oncle Abu-Taleb d'assembler les Koreishites & tous les habitans de la Mecque, & de leur dire de la part du Prophète de la nouvelle religion, que Dieu venoit de donner une prouve évidente de son mécontentement au sujet du décret, en envoyant un ver qui avoir rongé tout l'acte, à la réserve du nom de Dieu. Abutaleb avoit une très-grande idée de la sainteté de son neveu, mais il craignit que cet avis ne partit d'un excès de confiance, & il ne parla qu'en tremblant aux Koreishites du ver destructeur du décret. Si le fait est faux, ajouta-t'il, ô Koreishites je m'engage à vous livrer mon neveu ; mai si cet acte est réellement rongé, promettés à votre tour d'ouvrir les yeux à la lumière, de renoncer désormais à toute animosité, & d'annuller votre décret. Assurés de l'intégrité de l'acte, & convaincus de la fidélité de ceux qui en étoient dépositaires, les Koréishites ne balancèrent point à accepter les conditions qui leur étoient proposées. Ils allèrent en foule à la Caaba, ouvrirent la cassette où étoit le décret, & furent saisis de terreur à la vue de cet acte, qui n'étoit plus qu'un monceau de poussière, & dont il n'existoit en entier que ces mots : en ton nom, ô Dieu ! Ce grand miracle, dont il est fort aisé de découvrir le méchanisme, produisit les plus grands effets ; le décret fut annulé, la mission de Mahomet fut reconnue par le plus grand nombre des spectateurs, qui dès lors restèrent attachés à l'Islamisme.

Il étoit tems que Mahomet fit quelque heureux prodige qui fortifiât le foi de ses disciples, & qui lui en attirât de nouveaux : car il fit, quelque tems après, deux pertes irréparables, & qui eussent porté la plus cruelle atteinte à sa doctrine, encore mal établie. Abu-Taleb mourut, & jusqu'alors Abu-Taleb avoit été l'appui le plus fort de l'Islamisme. Mahomet eut encore la douleur de voir périr Kadija qui avoit si généreusement fait sa fortune, & qui mourut âgée de soixante-cinq ans. Kadija pénétrée de l'apostolat de son époux, faisoit beaucoup de prosélytes, surtout parmi les femmes, auxquelles elle rendoit compte des visions de son mari, & de ses entretiens avec l'Ange Gabriel. Kadija étoit fort respectée à la Mecque, & dans tout autre tems sa mort eut peut-être arrêté la propagation de l'Islamisme. Mais alors Mahomet étayé d'un miracle, n'avoit plus qu'à laisser agir le zèle de ses disciples, irrités par le ressentiment & les persécutions de quelques Koréishites, qui, soit qu'ils eussent démêlé l'imposture, soit qu'ils fussent intéressés à défende l'idolâtrie, ne cessoient pas de s'opposer aux innovations, d'effrayer, par les proscriptions, les partisans du nouveau culte, & de former des factions puissantes contre celui qui vouloit l'introduire.

Mahomet n'avoit employé jusqu'alors d'autre armes contre ses ennemis, que celles de l'éloquence & de la persuasion ; le succès du prodige opéré sur le décret des Koréishites, l'engagea à tenter un miracle nouveau, ou pour parler plus juste, une imposture encore plus grossière que la première. Il choisit parmi ses disciples ceux qui lui parurent les plus propres à croire aveuglement tout ce qu'il leur diroit, même à se persuader d'avoir visiblement distingué ce qu'il leur ordonneroit de voir. Quelques momens avant une éclipse de lune, il leur montra cette planète, & leur dit, qu'en vertu du don des miracles qu'il avoit reçu de Dieu, il alloit partager la lune ; & en effet, au moment de l'immersion, Mahomet fit un signe de la main, & bientôt une partie de la lune disparut, & l'autre resta. Les disciples témoins de ce grand prodige, se prosternèrent aux pieds de Mahomet, & allèrent publier que le grand Prophète avoit partagé la lune, & que même ils avoient distinctement vu le mont Hara entre les deux fractions. Les Arabes qui s'étoient apperçus de l'éclipse, & qui étoient trop ignorans pour en connoître la cause, ne manquerent pas de l'attribuer à Mahomet, qui le lendemain prétendit avoir reçu du ciel le chapitre de l'Alcoran, intitulé, la Lune, & qui commence par ces mots. « L'heure approcha, & la Lune fut fendue. S'ils voyent quelque signe, ils se retirent, & disent c'est un prestige. Ils prétendent que c'est une imposture. Ils suivent leur passions ; mais toute chose est immuablement établit, &c.

Ce grand événement n'empêcha pourtant pas les Koréishites d'insulter Mahomet, de le traiter publiquement d'impie & d'imposteur. Sa douceur & la patience ne lui réussirent pas ; aussi prit-il bientôt une route opposée : le parti de ses ennemis fut plus fort que celui de ses partisans, il fut contraint pour la seconde fois de s'enfuir, & de se retirer à Tayef, ville distante de la Mecque de 60 milles à l'orient. Il fut d'abord reçu très-froidement, & même avec quelque mépris, par les habitans de Tayef ; mais ses exhortations, l'attrait de sa doctrine & la châleur de ses déclamations contre l'idolâtrie, lui ramènerent quelques-uns de ceux qui avoient paru le plus opposés à ses dogmes. La populace eut moins de complaisance ; elle se souleva contre lui, & l'obligea de reprendre au plus vite le chemin de la Mecque. Il eut plus de succès à Yathreb, où il fit adopter sa religion aux deux tribus qui habitoient dans cette ville ; en sorte que l'imposteur se vit suivi d'une innombrable foule de prosélytes, prêts à le soutenir, pour si peu qu'on les eut échauffés, contre quiconque eut osé l'attaquer.

Instruit par l'expérience, & peut-être excité par son inclination naturelle à la perfide & à la cruauté, Mahomet crut qu'il ne lui seroit pas possible de remplir les projets de son ambition, tant qu'il n'opposeroit à ses persécuteurs que la constance & la modération. Sa doctrine étoit assez accréditée pour faire de rapides progrès, si désormais elle étoit annoncée par la force des armes, au défaut de la vérité. Mais l'Apôtre étoit perdu, son édifice élevé avec tant de peine, & très-imparfait encore, ne pouvoit manquer de s'écrouler, s'il n'étoit soutenu que par le foible appuis de l'imposture, des fables & des visions. Ces moyens n'avoient réussi jusqu'alors que sur les plus foibles, qui même à chaque instant étoient prêts à l'abandonner au plus leger revers. Il étoit donc essentiel pour lui de changer en armée invincible cette foule timide de prosélytes ignorans. Mais avant que d'en faire des Guerriers, il falloit les convaincre de l'intérêt que le ciel même prenoit à celui qui les conduisoit ; il falloit leur persuader que, chargés de la cause sacrée de la religion, ils marcheroient sous les drapeaux de l'Envoyé de Dieu ; il falloit éteindre dans leur cœur tout sentiment d'humanité, de paix & de vertu ; il falloit les animer de l'esprit de haine, de rage & de férocité. Ce n'étoit plus le tems de rendre compte des visites de l'Ange Gabriel ; ces récits trop usés auroient cessé de paroître merveilleux. Ce n'étoit plus le tems de prouver la folie des anciennes superstitions, l'absurdité du culte des idoles, l'impuissance & la grossièreté des dieux reçus en Arabie, la supériorité de la nouvelle religion sur les erreurs du paganisme : ces discours fréquemment répétés n'auroient plus eu ni l'attrait ni la force de la nouveauté. Il falloit pour échauffer les cœurs, accabler les esprits sous le poids de quelque événement inattendu, surprenant, extraordinaire, & qui donnât du grand Prophète la plus sublime idée. Si cet incroyable récit étoit reçu, s'il pouvoit être crédité au point de devenir un des principaux articles de la foi Musulmane, tout obstacle étoit franchi, toute difficulté surmontée, & il ne restoit désormais qu'un pas à faire, qu'un crime de plus à commettre pour voler à la conquête & à l'empire de l'Orient. Voilà, ce me semble, comment Mahomet raisonna, & voici par quel moyen, en subjugant ses prosélytes, il terrassa ses ennemis.



James Eason or Please use the first address: this one's special.