M. L. Castillon (1765) Essai sur les Erreurs et les Superstitions Chapitre XXII (pp. 317-336)

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CHAPITRE XXII.

Vision de Mahomet. Progrès de l'Islamisme.*

ELLE est assurément fort ridicule, fort absurde cette vision de Mahomet ; mais c'est par cela même qu'elle fit la plus grande impression sur les Arabes, qui ne pouvoient pas croire qu'un homme eut été capable de créer un si long tissu de fables, de mensonges & d'images disparates, s'il n'eut pas réellement assisté au spectacle dont il leur rendoit compte. Aujourd'hui les Mahometans ont deux fortes raisons pour vouer à l'exécration éternelle quiconque ne croit pas à cette vision. La première, parceque ce beau conte leur a été fait par leurs peres, qui le tenoient de leurs Ancêtres, à qui leurs prédécesseurs l'avoient dit, autorisés & convaincus par les assertions de ceux qui avoient reçu cette fable immédiatement de la bouche du Prophète. Or, un récit transmis de race en race, & d'ailleurs consigné dans un livre dont, malgré leur extrême ineptie, tous les articles sont regardés comme écrits de la main de Dieu-même ; un tel récit a, dis-je, beaucoup plus de force encore que la vérité la plus évidente, mais qui ne seroit point étayé du double titre de l'écriture céleste & de la tradition des hommes. La seconde raison de crédibilité pour les Musulmans, & qui ne me paroit ni la moins forte, ni la moins déterminante, c'est que, malgré le délire qui régne dans cette vision, elle ne laisse pas d'être fort amusante, d'égayer l'imagination, & d'être on ne peut pas plus analogue au génie des têtes orientales, par le merveilleux outré dont elle est remplie, & l'empire du merveilleux qui s'étend sur toute la terre, a, comme on sçait, des droits plus forts sur les peuples orientaux que sur le reste des nations. Voici en abrégé quel fut le récit de Mahomet à ses imbéciles disciples.

« Il étoit nuit, j'étois couché à l'air entre les deux collines d'Alfasar & de Merwa, quand j'ai vu venir à moi Gabriel accompagné d'un esprit céleste. Les deux immortels se sont inclinés sur mon corps, l'un d'eux m'a fendu la poitrine ; l'autre en a trié mon cœur, l'a comprimé entre ses mains, en a fait sortir la goutte noire, ou le péché originel, & l'a remis à sa place. Cette opération ne m'a point causé de douleur. Ensuite Gabriel déployant ses cent quarante paires d'aîles, brillantes comme le soleil, m'a amené la jument Al-Borak, plus blanche que le lait, à face humaine, &, comme tout le monde sçait, à mâchoire de cheval. Ses yeux étincelloient comme des étoiles, & les rayons qui en partoient, étoient plus chauds & plus perçans que ceux de l'astre du jour dans sa plus grande force. Elle a étendu ses deux grandes aîles d'aigle ; je me suis approché : elle s'est mise à ruer : Gabriel lui a dit : tiens toi tranquille, ô Borak, & obéis à Mahomet : Borak à répondu : le Prophète Mahomet ne montera pas sur moi, que tu n'ayes obtenu de lui qu'il me fera entrer en paradis au jour de la résurrection. J'ai dit : Borak, sois en repos, tu viendras avec moi dans le paradis. Alors Borak, a été fort paisible ; je me suis élancé sur son dos, elle s'est envolée plus vite que l'éclair, & dans l'instant je me suis vu à la porte sacrée du temple de Jérusalem, où j'ai trouvé Moïse, Abraham & Jésus. Une échelle de lumière est descendue tout-à-coup devant nous. J'ai laissé là Borak, &, à l'aide de cette échelle, nous nous sommes élevés Gabriel & moi jusqu'au premier ciel. L'Ange a frappé à la porte, a prononcé mon nom, & la porte, plus grande que la terre, a tourné sur ses gonds. Ce ciel est d'argent pur ; c'est là qu'à une belle voute sont suspendues les étoiles par de fortes chaînes d'or. Dans chacune de ces étoiles est un Ange en sentinelle, pour empêcher le diable d'escalader les cieux.

Un Vieillard décrépit est venu m'embrasser, en me nommant le plus grand de ses fils : c'étoit Adam : je n'ai pas eu le tems de lui répondre ; mon attention s'est fixée sur une multitude d'Anges de toutes formes & de toutes couleurs ; les uns ressemblent à des chevaux, les autres à des loups, &c. Au milieu de ces Anges s'élève un coq d'une blancheur plus éclatante que la neige, & d'une si surprenante grandeur, que sa tête touche au second ciel, éloigné du premier d'une telle distance, qu'il faudroit au plus rapide Voyageur cinq cens ans pour la parcourir. Tout cela m'étonnoit beaucoup ; mais l'Ange Gabriel m'a dit que ces Anges sous la forme d'animaux, intercèdent auprès de Dieu pour toutes les créatures de la même forme, qui vivent sur la terre ; que ce grand coq est l'Ange des coqs, & que sa fonction principale est d'égayer, tous les matins, Dieu par ses chants & par ses hymnes.

Nous avons quitté le coq, Adam, les Anges animaux, & regagnant l'échelle de lumière, nous nous sommes rendus au second ciel, éloigné du premier de cinq cens années de chemin. Ce ciel est d'une espèce de fer dur & poli ; là, j'ai trouvé Noë, qui m'a reçu dans ses bras, Jean & Jésus qui m'ont appellé le plus grand & le plus excellent des hommes. Nous ne nous sommes point arrêtés, & d'échellon en échellon nous sommes arrivés au troisième ciel, plus éloigné du second que celui-ci ne l'est du premier.

Il faut être aumoins Prophète pour supporter l'éclat éblouissant de ce ciel, tout formé de pierres précieuses. Parmi les êtres immortels qui l'habitent, j'ai distingué un Ange d'une taille au-dessus de toute comparaison : il avoit sous ses ordres 100000 Anges, chacun plus fort lui seul que 100000 bataillons d'hommes prêts à combattre. Ce grand Angle s'appelle le Fidelle de Dieu ; sa taille est si prodigieuse, que l'espace qui sépare ses deux yeux est au moins aussi étendu que 70000 journées de chemin. Devant cet Ange étoit un énorme bureau, sur lequel il ne cessoit d'écrire & d'effacer. Gabriel m'a dit que le Fidelle de Dieu étant en même tems l'Ange de la mort, il est continuellement occupé à écrire les noms de tous ceux qui doivent naître ; à calculer les jours des vivans, & à les effacer du livre, à mesure qu'il découvre qu'ils ont atteint le terme fixé par son calcul.

Le tems pressoit, Gabriel m'a averti : nous avons pris la route de l'échelle, & nous sommes montés avec une inconcevable rapidité au quatrième ciel. Là j'ai trouvé Enoch, qui m'a paru tout transporté de joye de m'y voir. Ce ciel d'un argent fin & plus transparent que le verre, est le séjour d'une innombrable foule de créatures angéliques ; l'une d'elles moins grande que l'Ange de la mort, touche pourtant de sa tête au ciel supérieur ; c'est-à-dire, que débout, elle a d'élévation cinq cens journées de chemin. L'emploi de cet Ange est triste & fatiguant ; il est uniquement occupé à pleurer sur les pêchés des hommes & à prédire les malheurs qu'ils attireront sur eux. Ces lamentations accabloient trop mon cœur pour les écouter plus longtems. Nous nous sommes rendus promptement à la porte du cinquième ciel : elle s'est ouverte ; Aaron est venu à nous, & il m'a présenté à Moïse, qui s'est recommandé à mes prières. Ce ciel est tout d'or pur ; les Anges qui l'habitent ne sont pas aussi joyeux que ceux des autres cieux ; ils ont raison : car c'est là même que sont déposés les trésors des vengeances divines, le feu dévorant & éternel de la colère céleste, les supplices des pêcheurs endurcis, & surtout les tourmens destinés aux Arabes qui refuseront d'embrasser l'Islamisme. Ce spectacle affligeant m'a fait hâter ma course, &, toujours escorté par mon guide Angélique, je suis monté au sixième ciel. Là, j'ai encore rencontré Moïse qui, en m'appercevant, s'est mis à pleurer ; parceque, disoit-il, je conduirois en paradis plus d'Arabes qu'il n'y entreroit de Juifs. J'ai consolé, autant qu'il a été en moi, le pere des Israélites, &, à mon grand étonnement, je suis arrivé, d'un vol plus prompt que la pensée, au septième & dernier ciel : ce devoit être là le but de mon voyage.

Je ne puis, fidelles Croyans, vous donner une idée de l'ineffable richesse de la matière dont ce ciel est formé ; qu'il vous suffise de sçavoir qu'il est fait de lumière divine. La première des créatures qui m'a frappé, surpasse la terre en étendue ; elle a 70000 têtes, chaque tête a 70000 faces ; chaque face a 70000 bouches, chaque bouche 70000 langues qui parlent continuellement, & toutes à la fois, 70000 langages différens, dont cette vaste créature se sert pour célébrer, sans interruption, les louanges de Dieu. je considérois en silence cette énorme & céleste figure, lorsque je me suis senti enlever rapidement : j'ai traversé un espace incommensurable, & je me suis trouvé assis auprès du Sédrat immortel. Ce bel arbre placé à la droite du trône invisible de Dieu, sert de barrière aux Anges mêmes. Sous ses branches, plus étendues que le disque du soleil n'est éloigné du globe de la terre, est une multitude d'Anges prodigieuse, & qui surpasse infiniment en nombre la quantité de grains de sable de toutes les mers, de tous les fleuves, de toutes les rivières. Cette foule infinie pour des yeux mortels, est prosternée sous le feuillage du Sédrat qui la couvre de son ombre ; sur ses rameaux sont perchés des oiseaux occupés à considérer les passage sublimes du divin Alcoran. Les fruits de ce bel arbre ressemblent aux aiguières de Hajir, & ses feuilles a des oreilles d'éléphant ; ses fruits sont plus doux que le lait ; un seul suffit pour nourrir toute les créatures de Dieu, depuis la création des tems jusqu'à la destruction des choses. Du pied de ce merveilleux Sédrat sortent quatre grands fleuves ; deux se répandent en torrent dans les plaines du paradis, les deux autres descendent sur la terre, & forment le Nil & l'Euphrate, dont personne, avant moi, n'avoit connu les sources. Ici Gabriel m'a quitté, parcequ'il ne lui est pas permis de passer jusqu'aux lieux où je devois pénétrer. Israsil a pris sa place, & m'a conduit à la maison divine d'Al-Mamur, ou du Visité : ce nom lui est donné, parcequ'elle est chaque jour visitée par 70000 Anges du premier ordre. Cette maison ressemble dans toutes ses parties exactement au temple de la Mecque ; & si elle tomboit perpendiculairement du septième ciel, où elle est, sur la terre, ce seroit nécessairement sur le temple de la Mecque qu'elle tomberoit. A-peine ai-je mis les pieds dans Al-Mamur, qu'un ange est venu m'apporter trois coupes ; la première étoit pleine de vin, la seconde de lait, la dernière de miel. J'ai choisi celle où étoit le lait, & j'ai bu ; aussitôt une voix aussi forte que dix tonnerres, a fait rétentir ces paroles : ô Mahomet, tu as bien fait ; car si tu avois bu le vin, ta nation se seroit pervertie, & elle échoueroit dans toutes ses entreprises.

Quel spectacle, ô Croyans, quel spectacle nouveau est venu éblouir mes yeux ! Toujours précédé d'Israsil, j'ai traversé, plus prompt que la pensée, deux mers de lumière & une toute noire, d'une immense étendue ; je me suis comme senti attiré auprès du trône & de la présence immédiate de Dieu. La terreur s'est emparée de moi : une voix plus bruyante que celle des flots agités, m'a dit : avance, ô Mahomet, avance ; approche toi du trône glorieux. J'ai obéi. Sur le côté du trône j'ai lû le nom de Dieu & le mien écrits ainsi : La Alla Illah Allah, wa Mohamed, Rasoul Allah, c'est-à-dire, il n'y a point d'autre Dieu que Dieu, & Mahomet est son Prophète. Au même instant où je lisois cette inscription sacrée, Dieu a étendu ses bras, & a mis sa droite sur ma poitrine, & sa gauche sur mon épaule. Un froid aigu s'est fait sentir par tout mon corps, & m'a glacé jusques dans la moële des os : mais dans le même tems une douceur inexprimable & inconnue aux fils des hommes, s'est répandue dans mon âme, qui s'en est enivrée. A ces transports a succédé une conversation familière & très-longue entre Dieu & moi, dans laquelle, après m'avoir dicté les préceptes que vous trouverez écrits dans l'Alcoran, Dieu m'a expressément ordonné de vous exhorter à soutenir, à défendre par les armes, la force & le sang, la sainte religion que j'ai fondée, & que vous avez eu le bonheur de connoître. Dieu a cessé de me parler, & j'ai songé à redescendre sur la terre pour sanctifier mes disciples. J'ai trouvé l'Ange Gabriel qui m'attendoit au même endroit où je l'avois laissé. Nous sommes revenus par les sept cieux ; mais arrêtés à chaque pas par les concerts des esprits célestes qui chantoient mes louanges. Parvenus à Jérusalem, l'échelle de lumière s'est réployée dans la voute des cieux. Al-Borak m'attendoit ; je suis monté dessus : il étoit nuit encore, & les ténèbres fort épaisses. Al-Borak m'a fait voir du haut des airs l'Arménie & Adherhijan, & de son second vol elle m'a rapporté jusqu'ici. En mettant pied à terre, je me suis tourné vers Gabriel : je crains bien, lui ai-je dit, que mon peuple ne me regarde comme un imposteur, & ne refuse de croire le récit que je lui ferai de mon voyage dans les cieux. Rassure-toi, m'a répondu l'Ange Gabriel ; ton peuple doit ajouter foi à tout ce qui sortira de ta bouche : en tout cas, Abubecr, ton témoin fidelle, & Ali, ton Wazir, le fier & saint Ali soutiendront & justifieront toutes les circonstances de ce grand & merveilleux événement. »

Si tout autre que Mahomet eut osé hasarder cette fable insensée ; si quelqu'autre que lui eut entrepris d'accréditer ce monstrueux délire, il est très-vraisemblable que les Arabes, quelque grossiers qu'on les suppose, n'eussent vû dans l'Auteur d'une telle vision, que l'extravagance d'un fou qu'il falloit enfermer, & tacher de guérir, ou l'audace d'un fourbe qui vouloit se jouer de la crédulité publique, & dont les impostures méritoient d'être réprimées. Mais la facilité que cette nation avoit montrée jusqu'alors à croire tout ce qu'il avoit plu à Mahomet de lui persuader, étoit pour lui un garant assuré du succès de cette fiction.

L'ignorance des Arabes & les fausses idées qu'ils s'étoient formées de la divinité pendant tant de siècles, avant la mission de leur nouveau Prophète, avoient fait recevoir, presque sans aucun obstacle, les premières superstitions que Mahomet avoit substituées aux anciennes erreurs. Un peuple accoutumé à voir, à adorer l'être suprême dans une pierre informe, à donner à un cheval, à un lion, &c., le nom sacré de Dieu, à invoquer les corps célestes & leurs représentations comme autant de divinités, avoit eu peu de répugnance à adopter une religion fausse à la vérité, mais moins grossière, & plus propre à séduire des êtres raisonnables. Ce même peuple une fois bien persuadé que l'Apôtre d'une doctrine si différente de l'ancien culte, étoit le protégé, le confident, l'ami de l'Ange Gabriel, le lieutenant sur la terre, le prophète & l'envoyé de Dieu ; il étoit, dis-je, naturel qu'un tel peuple se trouvât très-disposé à croire au voyage extraordinaire de son législateur dans les sept cieux, à sa conversation avec l'être suprême, à la réalité de tous les faits qu'il avoit racontés. Qui a cru dès son enfance que le soleil & les astres viennent animer des images, & s'y renfermer tout entiers, peut croire à plus forte raison, qu'un homme à qui tout semble obéir dans la nature ; qui a eu la puissance d'envoyer un insecte ronger un décret injuste, & qui ensuite d'un signe de sa main a partagé la lune ; une telle nation peut bien croire aussi que cet homme guidé par un Ange, a volé de ciel en ciel jusqu'au trône de Dieu. Ainsi, après avoir détruit, à la faveur de quelques superstitions, un culte tout superstitieux ; après avoir fondé sur des erreurs accréditées son empire & sa doctrine, il ne restoit à Mahomet qu'un ressort à mouvoir, pour donner au despotisme & à la religion, qu'il s'étoit proposé d'établir une force, une grandeur, une stabilité désormais inébranlables.


NOTES

* L'Archevêque Marsh, Primat d'Irlande, fut le premier qui porta en Europe une copie manuscrite de cette vision d'après l'Histoire de l'Ascension, par Abu-Horeira ; copie exacte & très-différente de la même vision, publiée en François, par M. Gagnier, qui vraisemblablement n'avoit pas consulté le texte original, ni texte copie, donnée par l'Archevêque Marsh à la bibliothèque Bodléïeae d'Oxford.



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