M. L. Castillon (1765) Essai sur les Erreurs et les Superstitions Chapitre XXIX (pp. 428-448)

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CHAPITRE XXIX.

Quels furent les égarements, les erreurs, les faux principes & les dogmes fanatiques du Comte de Zinzendorff, Chef de la secte des Hernhutes ?

COMME il y a eu des malheureux que l'inconduite & la prodigalité ont plongés dans l'infortune, il y a eu aussi des hommes que des penchans trop faciles ont éloignés de la vertu. Sans doute ils ont été coupables ; mais si dans leurs égaremens ils n'ont point offensé les loix de la nature ; si le torrent des passions humaines ne les a point entraînés dans le crime ; enfin si leurs défauts n'ont pas été funestes à la société, c'est les punir avec trop de rigueur que de déchirer le voile qui couvre leur desordre. S'il y a de l'injustice à publier leurs vices, n'est-il pas mille fois plus odieux encore d'aller fouiller dans leurs tombeaux, de chercher à les couvrir du mépris public, à les dévouer à la haine de leurs contemporains & à l'exécration de la postérité ? C'est l'outrage fait aux loix, ce sont les efforts des méchans, les complots de l'imposture, les fureurs du fanatisme, qui doivent allumer la colère du Sage. Il est trop important de prémunir les hommes contre ces ennemis de l'ordre & de l'humanité, pour n'opposer qu'une pitié philosophique aux progrès de leur audace. Dévoiler leurs motifs, leur folie, & leurs crimes, c'est détruire par avance les erreurs que de nouveau Enthousiastes voudroient répandre dans la suite.

Avec quelle barbarie ils ont ravagé la terre, ces tyrans, qui couvrant leurs vices du voile de la vertu, ont eu la perfide adresse de cacher sous les fleurs la profondeur de l'abîme où le prestige de leur séduction a entraîné la multitude !

Tel eut été le célèbre imposteur dont je vais tracer l'histoire, s'il n'eut eu d'autre obstacle à surmonter que ceux qui retardèrent les premiers pas de Mahomet. le monde étoit enseveli, comme je l'ai prouvé, dans les ténèbres de l'ignorance, lorsque le glaive en main, l'Inspiré de Médine alloit de contrée en contrée, persuader aux peuples ses relations intimes avec l'Ange Gabriel. Le flambeau de la philosophie avoit fait disparoître cette antique ignorance : depuis près de deux siècles, les hommes éclairés n'étoient plus disposés à respecter comme des vérités, les visions de fanatisme, quand M. de Zinzendorff foulant aux pieds les mœurs, les préjugés, l'autorité de la tradition, jetta les premiers fondemens de son absurde système. Ce fut alors qu'à la faveur des dehors respectables de la religion, il entreprit de s'ériger en réformateur du culte, & d'établir une secte nouvelle. Son zèle feint, l'activité de ses démarches, l'impétuosité de son imagination, ses talens, sa naissance, son caractère vicieux ; que de moyens pour abuser de la crédulité publique ! Il les employa tous. Avec moins de ressources il eut formé dans d'autre tems des ligues redoutables. Son imposture n'a séduit qu'un petit nombre d'ames foibles. Il s'est éteint lui-même, & n'a laissé d'autres vestiges de son existence que la crainte des maux qu'il a voulu causer.

George Louis, Comte de Zinzendorff, Conseiller privé du Roi de Pologne, & la jeune Baronne de Gesdorff, son épouse, donnèrent le jour à Nicolas-Louis, Comte de Zinzendorff, né le 29 Mai 1700. George-Louis étoient issu d'une ancienne Maison de la Basse-Autriche, où ses ayeux, Comtes de l'Empire, possédoient depuis très-long tems, la charge héréditaire de Grand-Veneur.

Six semaines après la naissance de Nicolas-Louis, George mourut : sa veuve s'affligea pendant près de quatre années ; mais fatiguée enfin de répandre des larmes, elle calma l'excès de sa douleur par un second mariage.

Le jeune Zinzendorff fut conduit dans la maison du Baron de Gesdorff, son ayeul maternel : il y fut accueilli avec tendresse, & élevé avec tant de soin, qu'à l'âge de dix ans on le jugea capable de faire des études qu'un enfant commence rarement avant que d'avoir atteint sa quinzième année. Le Baron de Gesdorff envoya son petit-fils à Halle, & confia son éducation au sçavant Mr. Frankes, Professeur aussi distingué par son érudition & la variété de ses connoissance, qu'il étoit respectable par ses mœurs & sa vertu. Mais Nicolas Louis eut à-peine quitté la maison de son Ayeul, qu'oubliant les principes qu'il y avoit reçus, il ne songea qu'à profiter de tous les agrémens que lui offroit l'indépendance. Son ame impatiente dévançoit, s'il est permis de s'exprimer ainsi, les plaisirs que ses sens ne pouvoient connoître encore. Son indocilité, ses goûts, son caractère firent bientôt repentir M. Frankes d'avoir admis un tel Elève au nombre de ses disciples : il se servit en vain des moyens les plus propres à fixer cet esprit volage ; ses efforts furent tous inutiles. Eh que peuvent sur une ame déterminement vicieuse, les conseils de l'expérience, l'exemple des vertus & de leçons de la philosophie ?

Le jeune Comte de Zinzendorff nourrissoit dans son cœur des penchans trop opposés aux sentimens des Maîtres qui veilloient sur son éducation, pour adopter des préceptes qui condamnoient tous ses désirs. On voulut réprimer le feu de ses passions : mais ce fut inutilement qu'on employa, pour les rectifier, & la douceurs des remontrances & la rigueur des menaces : l'indulgence & la sévérité ne servirent au-contraire qu'à développer plutôt le germe de ses vices. Fougueux jusqu'à la folie, ennemi de toute espèce de subordination, inquiet, inconstant dans ses attachemens,, qu'il formoit, ou rompoit suivant ses goûts capricieux, il avoit déjà l'art de cacher, sous les dehors de l'indiscrétion & de la légèreté, la fausseté la plus perfide, la plus profonde dissimulation.

L'amour, si ce n'est pas prostituer ce nom que d'appeller ainsi l'instinct de la débauche & le dégoût de la satiété, l'amour acheva de corrompre le cœur de M. de Zinzendorff. Il n'avoit pas treize ans encore qu'il connoissoit déjà les excès de la licence, & les malheurs qu'entraîne après soi le désordre. Quand la foiblesse de son âge, son inconstance naturelle, ou le désir d'en imposer à ses parens & à ses maîtres, le forçoient d'interrompre le cours de ses plaisirs, il se livroit à l'étude. p 436 Extrême dans tout ce qu'il faisoit, on ne pouvoit alors l'arracher de ses livres. La lecture des Poëtes exaltoit son imagination ; il aimoit infiniment surtout l'entassement des figures, la pompe des expressions, la hardiesse des images. Les hyperboles gigantesques, les métaphores outrées l'élevoient au-dessus de lui-même ; le stile oriental le faisoit tressaillir. Il composa sur ce ton, faussement sublime, des cantiques sacrés, si singuliers & d'une telle extravagance, qu'on soupçonna quelque dérangement dans la tête de l'Auteur.

Destiné par sa naissance & par le vœu de sa famille à remplir une place distinguée dans la magistrature, M. de Zinzendorff se rendit à Wirtemberg, & se fit inscrire sur les registres de l'Université : mais bientôt la sçience des loix lui parut aride & rebutante. Il étoit naturel qu'un homme fortement occupé du projet de renverser les loix, & de n'en avoir d'autres que les égaremens de sa raison, eut de l'aversion pour l'étude du droit. Aussi le jeu fut pendant une année la passion dominante du Comte, il lui tint lieu d'étude & d'université : son tems, ses revenus, ses meubles, sa santé ; tout fut sacrifié à la fureur de ce nouveau penchant. Quand il n'eut plus d'argent, il joua ses livres ; quand il n'eut plus de livres, il fit des réflexions, & renonça au jeu pour le reste de ses jours.

Cependant à mesure que l'âge & l'expérience développoient les talens, & étendoient les connoissances du Comte de Zinzendorff, l'orgueil & l'ambition tiranisoient son ame, & l'excitoient à s'élever par quelque action éclatante & hardie, au-dessus de ses contemporains. Son esprit vif, impétueux, imagina bientôt les différens moyens qui devoient concourir au succès de l'entreprise la plus folle qui put être formée dans un siècle éclairé. L'exécution de ses projets dépendoit seulement de son imposture & de son impiété ; il ne s'agissoit pour lui que de se jouer du ciel, & de tromper les hommes : il se flatta de réussir.

Un extérieur simple & décent, des mœurs en apparence austères & pieuses, des méditations profondes & fréquentes, un zèle pur & désintéressé, de longs discours sur la vertu : ce fut à la faveur de ce déguisement que M. de Zinzendorff crut pouvoir en imposer. Il annonça à sa famille qu'une vocation irrésistible l'engageoit à embrasser l'état ecclésiastique. Bientôt il crut, ou du moins il voulut qu'on pensât qu'il étoit devenu sçavant controversiste, grand Théologien : il se disposa même à donner publiquement des leçons de théologie ; en fit afficher l'annonce, & fut très-étonné de n'apercevoir personne dans son auditoire. Il accusa les Professeurs de Wirtemberg d'avoir cabalé contre lui, & quittant cette ville ingrate, il commença le cours de ses voyages.

L'indifférence des Hollandois pour tout ce qui n'est pas relatif à leur commerce, n'engagea point le Comte à faire un long séjour dans cette République. Il vint en France, resta quelque mois à Paris, y chercha des enthousiastes, & n'y trouva que des hommes aimables, ingénieux ou sçavans. Il passa en Angleterre, étudia les mœurs & le génie des Anglois, visita toutes les églises, parcourut toutes les sectes, fut introduit dans les cercles les plus brillans, parut à la cour, fut peu frappé de son éclat, & n'admira dans la Grande-Bretagne que deux ou trois Quakers qu'il fréquenta beaucoup.

Après deux ans d'absence le Comte Zinzendorff revint à Wirtemberg, 7 il confia au public le motif de ses courses, qu'il rapportoit à la nécessité de réformer le culte, & de proscrire les abus qui s'y étoient glissés. L'église de Wirtemberg ne voulut point se laisser réformer. M. de Zinzendorff sollicita vivement, répandit avec zèle des bruits défavorables à la réputation des Ministres qui s'opposoient aux nouveautés qu'il vouloit introduire, séduisit quelques femmes du peuple, & vit avec chagrin que le tems de triomphe n'étoit pas encore venu.

Tout autre que le Comte eut été dégoûté par tant d'inutiles démarches : il fut déconcerté ; mais il étoit trop vain pour être humilié. Les honneurs de l'épiscopat irritoient son ambition, l'éclat de la tiare éblouissoit ses yeux : il eut voulu, s'il eut été possible, s'élever à des rangs plus éminens encore : mais il n'y avoit aucune hyerarchie dans les lieux où il vivoit : d'ailleurs il n'aimoit pas assez la religion romaine pour adopter ses dogmes. Il forma le dessein de se consacrer lui-même Evêque & Patriarche. Cette idée bisarre ne l'abandonna plus ; elle fut le principe de toutes ses folies. Enyvré de sa gloire future, il fit part de ses vues à Mde. de Gesdorff, son ayeule, qui, réfléchissant sur la fragilité de la raison humains, plaignit sincèrement l'état de son petit neveu, lui conseilla de prendre des remèdes, lui défendit de se livrer au délire de son imagination, &, pour le dissiper, lui fit obtenir, en 1721, une place de Conseiller de Cour à Dresde.

Mr. de Zinzendorff se rendit dans cette capitale. Le poste qu'il devoit remplir, étoit très-important ; les fonctions de sa charge exigeoient la plus grande exactitude ; aussi se livra-t'il a de pénibles occupations : il étoit de toutes les assemblées pieuses ; il exhortoit le peuple à avoir plus de zèle, & les Ministres à répandre une plus pure doctrine. Un jour qu'il étoit à l'église, plein de ferveur, il entra dans la chaire, en fit descendre le Prédicateur, & prêcha lui-même avec toute la véhémence d'un énergumène. Son sermon ne convertit personne ; mais il fit beaucoup d'éclat. Les Pasteurs se scandalisèrent, & ses Collègues trouvèrent fort surprenant qu'un Conseiller de Cour allât prêcher dans les églises. M. de Zinzendorff obligé de sortir de Dresde, se retira dans ses terres. La résistance du peuple, les censures des Ecclésiastiques, le peu de confiance que les Réformateurs inspirent communément aux habitans des grandes villes, le déterminèrent à prendre désormais des moyens plus sûrs & moins épineux que ceux qu'il avoit mis jusqu'alors en suage. Il établit sur ses terres une nouvelle forme de gouvernement ecclésiastique, & il se promit bien de ne quitter sa retraite, que quand il y auroit solidement fondé sa domination.

Il végétoit alors au fond de la Bohème un petit nombre d'insensés, qui prétendoient descendre de Jean Hus. Ces malheureux, assemblés dans la Moravie, croupissoient dans l'opprobre, & regardoient le mépris qu'on avoit pour leur inutile existence comme une preuve glorieuse d'une injuste persécution. Quelques-uns de ces froids enthousiastes, plus effrayés de l'indigence où ils étoient plongés, que flattés de l'honneur de souffrir avec constance pour la cause de Jean Hus, supportoient avec impatience le poids de l'infortune, & soupiroient après l'instant où ils pourroient quitter le village de Schelen.

C'étoit une très-favorable circonstance pour M. de Zinzendorff que cette profonde misère des Freres de Moravie. Il se hâta de leur offrir un azile inaccessible aux traits de la persécution, & leur fit construire une église & quelques maisons sur sa terre de Berthelsdorff, où cinq à six familles Moraves ne tardèrent point à se rendre.

Comme ce n'étoit point par égard pour Jean Hus que M. de Zinzendorff avoit offert une retraite à ces étrangers, il les obligea d'abjurer leur ancienne doctrine, & les avertit de se disposer à recevoir incessamment une législation nouvelle. Mais des soins plus importans & toujours relatifs à ses projets ambitieux, ne lui permirent pas de donner aux affaires de cet établissement tous les momens qu'il eut voulu pouvoir leur consacrer. Il étoit vivement épris de la jeune Comtesse de Reuss ; il avoit déclaré ses feux : aimable, séduisant, fait pour plaire, il inspira plus d'amour qu'il n'en avoit lui-même, obtint le consentement du vieux Comte de Reuss, & épousa sa fille.

Il étoit difficile que M. de Zinzendorff fit un choix plus heureux : un caractère tel que celui de sa jeune épouse fécondoit merveilleusement ses projets insensés. Vive, peu spirituelle, crédule, & surtout éperdument amoureuse, elle se fit une douce loi de n'avoir d'autres opinions que celles de M. de Zinzendorff. Aussi ce mariage la combla-t'il toujours d'une si grande satisfaction, que, dans la suite, quand sa secte eut pris des accroissemens, il institua une fête à son honneur : ses disciples solemnisent encore le jour de cette fête. Mais le bonheur d'être adoré d'une femme charmante n'eut eu pour lui que de foibles attraits, s'il eut fallu lui sacrifier un seul des jours qu'il avoit destinés à ce qu'il appelloit son docile troupeau. Vers la fin de l'année 1722, il alla visiter ses disciples à Berthelsdorff. Le concours prodigieux de libertins & de fanatiques qu'attiroient de toutes parts la licence des mœurs & la plus infâme débauche, expressément autorisées dans ce gouvernement, avoit changé le hameau de Berthelsdorff en un bourg très-considérable : on le nomma le bourg d'Hernhut, nom qu'il donna à la nouvelle secte, & qu'il a pris lui-même de la montagne de Hutberg, au pied de laquelle il est situé.

Le Comte de Zinzendorff jugeant par la rapidité de es premiers progrès, du dégré de puissance que son établissement pourroit avoir un jour, ne fut plus occupé que du soin de donner à ce tas d'esprits foibles & de cœurs corrompus des loix conformes à la superstition des uns & à l'extrême dépravation des autres. Mais avant que de tracer un code ecclésiastique, il crut devoir essayer ses talens dans ce genre par des ouvrages de spiritualité. Il publia un catéchisme, un livre de antiques, fit imprimer la bible qu'on nomme d'Ebersdorff, & traduisit en langue allemande le Nouveau Testament. Tous ces écrits portent l'empreinte de la folie outrée de leur Auteur. Un style fastueux inégal, emphatique, des expressions forcées, des principes hardis, des maximes fanatiques sont les plus légers défauts qu'on trouve dans ces livres, d'ailleurs remplis d'absurdités & des plus grossières erreurs.



James Eason (please do not use the following, je vous prie de ne pas utiliser l'adresse qui suive: James).

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