M. L. Castillon (1765) Essai sur les Erreurs et les Superstitions Chapitre IV (pp. 56-73)

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CHAPITRE IV.

Qu'est-ce que la Superstition ?

UN Observateur mal-adroit crut voir, dans le siécle dernier, de l'or germer dans des grains de raisin d'un vignoble Hongrois. Fier de sa découverte, il l'annonça à l'Europe sçavante, & l'Europe sçavante examina très-sérieusement comment il se pouvoit faire que des seps ordinaires distillassent de l'or. La question fut longtems discutée. Quelques uns avouoient qu'ils ne comprenoient pas le méchanisme de cette production. Le plus grand nombre disoit que rien n'étoit plus simple que les opérations de la nature dans cet or végétal. Mais comme personne n'expliquoit distinctement ce méchanisme, on disputa beaucoup ; les Sçavans s'échauffèrent, abandonnèrent la question pour se dire des injures, revinrent à la proposition, & ne pouvant s'accorder, retournèrent aux personnalités. Sur la fin de la dispute, un homme qui n'étoit ni sçavant, ni naturaliste, ni physicien ; un homme simple, & raisonnable seulement, alla examiner cette production ; il trouva que ce qu'on avoit pris pour une végétation nouvelle, n'étoit autre chose que quelques sables d'or que le vent détachoit dune mine du voisinage, & transportoit dans cette vigne. On dit aussi de je ne sçais quel Philosophe Grec, qu'ayant mangé des figues qui avoient le goût du miel, il rêvoit profondement à la cause inconnue de ce phénomène, & qu'il entrevoyoit déjà une raison plausible, lorsque son Esclave lui dit qu'il étoit inutile de se creuser la tête, & de chercher des causes surnaturelles à un effet très-nature ; que ce n'étoit point l'arbre qui avoit donné le goût du miel à ces figue ; mais que c'étoit le vase dans lequel elles avoient été servies, & qui auparavant avoit été rempli de miel.

Il en est à peu près de même de la plûpart des questions philosophiques ; elles roulent presque toutes sur des objets très-incertains & qu'on admet comme existans & démontrés. A tout prendre, je crois qu'un peu de pyrrhonisme est plus raisonnable encore & plus philosophique qu'un excès de crédulité.

Avant donc que d'examiner les dangers ou les avantages de l'erreur & de la superstition, il seroit bon, à mon avis, de s'assurer s'il y a réellement des erreurs & des superstitions ? Quelques-uns trouveront cette proposition absurde : elle ne l'est cependant pas. Il est vrai que l'on parle beaucoup des désastres publics, des catastrophes effrayantes qu'ont entrainé les superstitions. Ce sont, ne cesse t'on de dire, les plus cruelles ennemies de l'espèce humaine : c'est contr'elles que les vrais Sages doivent se déchaîner ; ce sont elles qu'ils combattent ; c'est contr'elles qu'ils luttent, & que trop souvent ils échouent. Voilà sans doute de généreux projets, des vues respectables, de glorieuses chûtes : mais est on bien d'accord sur le point principal de cette grande question ? Il est constant qu'il y a des erreurs ; mais n'en est-ce pas une aussi que de donner à certaines opinions, à certaines coutumes, à certains usages les noms de superstition, de préjugés, &c ?

Qu'est-ce en effet que la superstition ? c'est, si je ne me trompe, un culte de religion minutieux, bizarre, mal dirigé, mal ordonné, rempli d'une infinité de préjugés. Or, tout homme guidé par la saine raison ne peut-il pas décider que tel ou tel culte, s'il est bisarre ou sanguinaire, quand même on le croiroit fondé sur le desir de rendre hommage à Dieu ; tout homme raisonnable, dis-je, ne peut-il pas décider qu'un tel culte, quoique publiquement réçu, généralement adopté, est faux, vain, ou mal dirigé ? Colomb trouva les temples du Méxique inondés du sang des hommes. Ce culte étoit affreux sans doute : cependant tel étoit l'aveuglement des sauvages Méxicains, qu'ils eussent cru manquer à la divinité, s'ils eussent renoncé à ces cruels sacrifices. Quel d'entr'eux eut osé élever sa voix en faveur de l'humanité ? Quel d'entr'eux eut donné le nom d'usage impie à ces fêtes sacrilèges ? Ils étoient tous féroces à force d'ignorance, comme leur culte étoit horrible à force de barbarie. Eh ! pouvoient-ils le croire saint, auguste, dirigé par la divinité ? Non très-certainement : aussi ne peut-on pas dire que, quoiqu'ils eussent une très-fausse opinion de Dieu, les Méxicains fussent superstitieux ; ils étoient sanguinaires, impies, farouchement stupides. C'étoient des frénétiques qu'il falloit adoucir en les éclairant, & non les exterminer pour les convaincre, comme l'a observé l'Historien de la conquête du Méxique (Garcilasso de la Véga).

Mais ce n'est point encore de ces détestables cultes que je me suis proposé de parler. Je veux plutôt examiner si je dois condamner, ou respecter ces superstitions bisarres, ces préjugés populaires qui me paroissent insensés, & qui tiennent, ce me semble, beaucoup moins à aucune espèce de culte raisonnable, qu'à la grossiereté des mœurs & à l'imbécilité de ceux qui les adoptent. La difficulté pour le peuple consiste à séparer ces préjugés qu'il faut mépriser des opinions & des dogmes qui doivent être respectés. Les uns regardent tous les usages reçus & toutes les cérèmonies sagement établies comme autant de superstitions folles & deshonnorantes ; tandis que les autres sont pénêtrés de vénération pour des coutumes minutieuses, des usages ridicules, des sentiments absurdes. Les uns ou les autres se trompent : quels sont ceux qui sont dans l'erreur ? Dira-t'on que ce sont ceux qui s'éloignent de l'opinion générale ? Mais quoi de plus général que les préjugés populaires ?

Consultons les Chinois, les Tartares, les Samoyèdes : ou sans aller si loin, consultons ceux de nos Voisins qui diffèrent de nous par leurs mœurs, leurs usages, leur caractère. tout ce qui nous paroit bien dirigé, bien ordonné, ne leur paroit-il pas bizarre, puérile ? Ne faisons-nous pas sur eux la même impression que font sur nous les préjugés, reçus jadis par la nation entière, décrédités & restreints maintenant à cette classe qui n'est peut-être ni la plus folle, ni la moins éclairée, que nous nommons la populace.

Qui m'apprendra donc ce que c'est que la superstition & les préjugés populaires ? Qui me fera connoitre les opinions que je dois regarder comme superstitieuses ? Il faut tout croire aveuglèment, disoit d'un ton gravement ridicule, le perfide Anitus au vertueux Socrate. O Anitus, lui répondoit le Sage, tu n'as sur ma pensée aucune autorité : tu peux tromper les têtes foibles, mais tu n'étendras pas sur mes yeux le voile de l'ignorance qui couvres tes pareils. Que veux-tu que je croye, orgueilleux Précepteur, disoit autrefois Atticus, dans ses jardins de Céphise, au Sacrificateur d'Ephèse ? Pourquoi veux-tu me contraindre à adopter tes enchanteurs, tes fables, tes phantômes ? Ou laisse moi douter, ou montre moi dumoins, si tu veux me persuader, un magicien, un Dieu, une Déesse; fais que je voye un spectre; prouve moi que cette statue de Diane, ou d'Apollon, si grossièrement sculptée, a opèré ces grandes choses, dont toi & tes semblables vous faites payer si chèrement l'incroyable récit.

Quelle folie, disoient aux mêmes Sages bien des Sçavans, qui, dans leurs éloquens ouvrages prenoient fastueusement & le titre & le ton d'Instructeurs de l'univers ; quelle folie à toi d'écouter ces imposteurs ! Laisse la multitude s'enyvrer de tant de chimères. Ils riroient trop eux-mêmes de ta simplicité. Abandonne les à leur délire ; approche & vois : consulte la sagesse & nous ; lis nos ouvrages, & tu seras convaincu qu'il n'y a rien de vrai que ce que les yeux voyent distinctement, ce que les oreilles entendent sans confusion, ce que la raison conçoit sans nuages, ce que l'esprit approuve sans hésiter.

Mais vous, sublimes Dictateurs ! vous qui brillés de mille découvertes ; vous qui, moins impérieux, moins vain & moins tranchans dans vos décisions, mériteriés les éloges que vous vous prodiguez si libéralement ; qui êtes vous pour que je doive m'en rapporter aveuglement à vos assertions ? Quelles sont vos autorités ? quelle est la base de vos dogmes ? quelle est votre mission ? Vous êtes, dites-vous, des Sages très-instruits ; vous n'aspirés qu'à la gloire d'éclairer l'humanité. Mais ceux qui m'on appris le contraire de ce que vous me dites, étoient aussi des Sages ; ils étoient instruits autant que vous ; ils avoient, comme vous, de mœurs, des talens, du génie. Pourquoi donc leurs principes, pourquoi leurs conséquences, pourquoi leurs raisonnemens diffèrent-ils si fort de vos principes, de vos raisonnemens & de vos conséquences ? Eux, où vous êtes dans l'erreur; eux, ou vous, me trompez. Accablante incertitude, & qui ne sert qu'à creuser l'abime où la funeste envie de sçavoir m'a précipité !

Mais il est au dedans de moi un guide supérieure à tous les discours des hommes. Le ciel, pour mon bonheur, m'a doué d'une lumière intérieure, qui toujours ranimée par la bienfaisante nature, me conduira sans erreur à travers l'obscurité des doutes. C'est elle que je consulte, loin des livres, des Rhéteurs, & de toute société. C'est elle, c'est cette lumière naturelle qui m'apprend à douter sans tourment, à péser sans partialité, à conclure sans audace. C'est elle qui m'enseigne que s'il y a de l'imbécilité à tout admettre, il y a aussi de la folie à nier tout ; que le vrai Sage, c'est-à-dire, celui qui toujours enflammé par l'amour de la vérité, a le courage de penser au milieu des hommes qui ne pensent point, s'éclaire, & ne rejette, ou n'admet qu'après un examen réflèchi des faits, des recits & des preuves. Lui seul connoit avec justesse, & juge sans prévention ; tandis que l'absurdité apparente des choses est pour les uns une infaillible démonstration de leur impossibilité, & pour les autres, une preuve assurée de leur existance: car, c'est là communément le caractère distinctif des foibles & de la multitude. J'en appelle à tous ceux qui ont étudié le peuple ; ils sçavent que plus les circonstances d'un fait sont extraordinaires,& plus le peuple les adopte avec avidité. Aussi ne suis je point du tout étonné de l'extrême facilité que l'on a eue autrefois, & que bien des gens ont encore, à croire les prodiges que la plûpart des Historiens de l'antiquité ont eu soin de raconter. Je serois trop injuste, si je faisois un crime à Hérodote, à Tite-Live &c., de cette énorme quantité de fables qu'ils ont entassées dans leurs recueils de mensonges historiques.

Si ces Ecrivains ont été assez simples pour être persuadés de la certitude des événemens qu'ils ont rapportés, ils n'ont fait que rendre hommage à la vérité, telle qu'ils la voyoient. Si au contraire ils ont été les inventeurs des contes qu'ils nous ont transmis, ils me paroissent excusables encore d'avoir voulu, par un charlatanisme pardonnable à tout Ecrivain qui veut se distinguer, en imposer à la postérité. Ils ont jugé de nous d'après leurs peres ; ils en ont jugé d'après leurs contemporains, & ils ne se sont pas trompés. En effet, dans tous les tems & dans tous les pays, les hommes réunis en société, ont, au fond, toujours été les mêmes, c'est-à-dire, tels à peu près qu'Aristophane représente le peuple Athénien dans une de ses comédies, où il l'introduit sous la forme d'un bonhomme vieux & crédule, qui ne se défie de rien, qui ne doute de rien, qui délire sur les événemens les plus simples, & qui n'exige pas même qu'on sauve en sa faveur les apparences de l'absurdité.

Il est vrai que dans tel ou tel Gouvernement on trouvera peut-être, comme à Athènes, quelques Sages qui douteront, qui raisonneront, & qui même si on les presse, auront la force de nier : mais cette imperceptible portion de la société, que pourra-t'elle contre la multitude ? Quatre ou cinq Penseurs oseront-ils lutter contre des millions d'automates parlans ? S'ils se hazardent à l'élever la voix en faveur de la vérité, qu'ils s'attendent au plaintes, aux clameurs, aux accusations. Ils seront trop heureux si la foule indignée veut bien se contenter de leurs donner les noms d'impies, d'esprits-forts, d'incrédules, en un mot, de philosophes.

Il est bien dangereux de penser hautement, & d'entreprendre de détruire des erreurs adoptées. Malheur à quiconque plus zélé que prudent, plus attaché, à la vérité qu'ami de son propre repos, ose d'une main hardie renverser les idoles que l'imposture a érigées, & que les préjugés populaires adoptent ! Valère Maxime nous apprend qu'Aulus Gabinius, le plus vil & le plus scélérat des Romains, fouloit impunément & ravageoit l'Egypte, que le Sénat & le peuple lui avoient ordonné de défendre contre l'avidité des Arabes. Les Egyptiens gémissoient sous le joug, & n'osoient le briser. Gabinius entreprit de rétablir Auletes sur le trône, d'où ses crimes & l'indignation publique l'avoient forcé de descendre. Il réussit ; Ptolomée reprit le sceptre, & les Egyptiens obéirent au tyran qu'ils avoient exilé. Couvert du sang' de sa fille qu'il avoit égorgée, de celui de son gendre qu'il avoit immolé, Ptolomée, l'objet de la haine & de l'exécration de ses peuples, regnoit paisiblement à l'ombre de la crainte qu'inspiroit le féroce Gabinius. Mais un jour, un soldat Romain tua publiquement, & par mégarde, un chat. Les Egyptiens qui sans se plaindre, sans oser murmurer, avoient souffert tout ce que les despotisme a de plus revoltant, l'injustice, de plus dur, la cruauté, de plus atroce, ne purent pas supporter ce dernier outrage. La mort d'un chat fut le signal de leur révolte : l'indignation, la rage s'emparèrent de tous les cœurs ; ils coururent en foule au palais de Ptolomée, qu'ils poignardèrent, non à cause de ses crimes, mais pour venger la mort d'un animal, qu'ils regardoient comme le dieu tutélaire du pays. Je conviens que les Egyptiens étoient des insensés ; mais qu'on convienne aussi que leur vénération pour un animal domestique qui leur étoit utile, n'étoit pas plus stupide que le respect de la plûpart des superstitieux pour les Idoles, ou qu'ils se sont forgées, ou dont ils croyent l'existence, d'après les imbéciles autorités qui ont accrédité ces objets méprisables de crainte & de terreur.



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