M. L. Castillon (1765) Essai sur les Erreurs et les Superstitions Chapitre VI (pp. 97-116)

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CHAPITRE VI.

De la Magie.

L'ETUDE du ciel corrompue, la religion profanée, & l'abus de la médecine donnèrent autrefois naissance à la magie, qui bientôt plus puissante & plus terrible que ces trois grandes sources de son autorité, prétendit commander au ciel, diriger, ou détruire, à son gré, toute espece de culte, & disposer de la vie des hommes. Zoroastre qui regnoit, dit l'Historien Justin, dans la Bactriane, cinq mille ans avant la guerre de Troye, fut le premier qui infecta le genre humain des erreurs & des crimes de la magie. Pausanias assure qu'autrefois cet art détestable fut d'un très-grand secours à ceux qui, comme Zoroastre, voulurent introduire une nouvelle religion, afin d'assujetir plus aisément les hommes, par la crainte des maux que la vertu magique forçoit les dieux eux-mêmes & les esprits inférieurs d'envoyer sur la terre contre les ennemis du culte nouvellement fondé. Dans cette vue, ils inventèrent des cérémonies nocturnes conformes à l'idée qu'ils voulurent donner des démons & des dieux malfaisans. De-là, le formulaire des évocations ; de-là, les paroles funestes prononcées sur les herbes mystérieuses, ou sur les poisons apportés des enfers par Hécate, Mégère, & tout le reste de la cohorte souterraine. Quelques fourberies adroites, quelques meurtres préparés & commis avec art, quelques sacrifices sanglans achevèrent d'accréditer cette sçience funeste, qui de la Bactriane passa dans l'Assyrie, & de-là, plus prompte que la lumière, plus terrible qu'un incendie couvrit bientôt de ses horreurs la face de la terre. « On sera peu surpris, observe Pline, que cet art imposteur & cruel ait conservé autant d'autorité qu'il en a, si l'on fait attention à l'empire exclusif qu'il a sur l'esprit des hommes, & à l'ascendant tirannique qu'il usurpe sur l'imagination. Tout le monde convient que la magie a emprunté de la médecine une partie de sa force ; non qu'elle se soit proposé le même objet, mais par des vues plus augustes, plus élévées, plus sublimes. Par un mélange sacrilége elle a aussi puisé dans la religion, afin d'inspirer aux hommes de la vénération : enfin elle s'est érayée des séductions de l'astrologie & du langage, obscur pour le vulgaire, des mathématiques, pour mieux en imposer à la multitude, toujours curieuses de sçavoir ce que l'avenir lui destine, & très-forcement persuadée que les événemens dépendent immédiatement du cours & de l'influence des astres. La magie s'étant donc emparée, par ces trois grands moyens, de l'entendement humain, est-il bien merveilleux qu'elle se soit si fort accréditée, & que la plûpart de nos contemporains la regardent, à l'exemple de nos prédécesseurs, comme la plus sacrée & la première des sçiences ? Est-il bien merveilleux que la plûpart des Rois de l'Orient se gouvernent entièrement par elle ? »

Eh ! comment les Anciens eussent-ils osé dédaigner la sçience magique, eux qui croioient que sa puissance commandoit aux dieux, aux enfers, aux élémens, à la nature entière ? Comment eussent-ils cru pouvoir impunément mépriser les Magiciens, dont la voix rédoutable excitoit les tempêtes, transportoit les enfers sur la terre, bouleversoit les cieux ? Comment les Rois de l'Orient se permettroient-ils encore de ne pas obéir aux Magiciens, qu'ils regardent & qu'ils craignent, comme l'antiquité respectoit, regardoit, & pensoit qu'on devoit craindre Médée, Orphée, Circé, &c. Le moyen de ne pas frémir de terreur devant des gens qui, comme les a peints Brébeuf, d'après Lucain,

Sçavent mieux nos destins que les Dieux qui les font.
.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
L'univers les redoute, & leur force inconnue
S'éléve impudemment au dessus de la nuë.
La nature obéit à leurs impressions,
Le soleil étonné sent mourir ses rayons:
Sans l'ordre de ce Dieu, qui lance le tonnerre,
Le Ciel armé d'éclairs tonne contre la terre.
L'hyver le plus farouche est fertile en moissons :
Les flammes de l'été produisent des glaçons ;
Et la lune arrachée à son trône superbe,
Tremblante & sans couleur, vient écumer sur l'herbe.

Telle étoit autrefois la puissance de la magie, surtout à Babylone, où elle n'étoit exercée que par les Prêtres préposés au culte divin ; ce qui prouve que cet art faisoit, ainsi que je l'ai dit, une partie essentielle de la region : d'où l'on peut facilement juger du dégré de corruption que la fourberie & la superstition avoient introduit dans le culte, qui dès-lors ne fut plus qu'un assemblage infâme d'évocations, de sacrifices aux esprits infernaux, & d'obçènes mistères. La magie fut plus cruelle en Perse ; car elle étoit plus ou moins meurtrière suivant le caractère plus ou moins superstitieux, & plus ou moins féroce de la nation qui l'adoptoit.

Ce fut aussi cette sçience ténébreuse qui apprit aux romains, à faire sur les sépulcres des libations de lait & de vin ; opération magique par laquelle on croyoit évoquer les ames, qui étoient supposées accourir aussitôt des enfers, pour venir se repaître de ces liqueurs & de l'odeur des victimes immolées.

Nunc animæ tenues, & corpora functa sepulcris,
   Errant: nunc posito pascitur umbra cibo.
[Ovid: Fasti II565-566]

Pythagore, Empédocle & Démocrite, contribuérent autant qu'il fut en eux, aux progrès de la magie ? Pline rapporte même les titres des ouvrages que Démocrite publia, suivant les principes des anciens Magiciens. Mais ce qui décrédite un peu l'opinion de Pline, c'est qu'il enveloppe Platon dans la même accusation : & cependant Platon, dans son traité des loix, veut qu'on chasse les Magiciens de la société, après qu'on les aura sévèrement punis, non du mal qu'ils peuvent opérer par la vertu de leur sçience, mais de celui qu'ils voudroient faire. Il me semble que cette loi ne suppose guere dans celui qui l'a faite, de la crédulité, ni de la confiance à la magie & aux Magiciens. Il est vrai qu'il a exclu aussi les Poëtes de sa République ; mais ce n'est qu'après leur avoir accordé des honneurs presque divins, & après les avoir comblés de distinctions & d'éloges.

Le plus anciens des Auteurs connus, celui qui le premier a écrit l'histoire de Phénicie, Sanchoniaton, qui, au rapport d'Eusébe dans sa Préparation -- Evangélique, vivoit longtems avant la guerre de Troye ; ce même Sanchoniaton, que les Sçavans de l'antiquité & les Littérateurs ont de tout tems regardé, suivant les expressions de Philon, comme l'homme le plus éclairé de la terre, & du jugement le plus sain, n'a-t'il pas fondé aussi sur la réalité de la magie & sur l'autorité des Magiciens, l'histoire phénicienne & la religion de ses Concitoyens ? Il est vrai que sa théologie & son sistême sur l'origine des Phéniciens sont moins absurdes que les fables des Grecs sur leurs dieux & sur le monstrueux héroïsme des fondateurs des peuples de la Grèce. Mais cette théologie de Sanchoniaton n'en est pas moins, à mon avis, un tissu ridicule d'actes magiques & très-inconcevables. C'est en effet de la magie que la beauté de ces Bœtiles animés, de même que l'éclat de cette étoile jadis inconnue, forcée tout-à-coup de paroitre à la voix d'Astarte, & consacrée dans la ville de Tyr ? N'est-ce pas aussi de la magie que cette castration de Cælus par Saturne, celle de Saturne par lui-même, & qu'il força tous ceux qui l'accompagnoient d'imiter ? Enfin qu'est-ce- autre chose qu'une opération magique que ce coup de tonnerre, qui donne tout-à-coup le mouvement à cette foule d'animaux créés par l'esprit supérieur, immobiles dans les plaines de la Phénicie, & qui par ce coup de foudre, sont comme reveillés d'un profond assoupissement ? Etoit-il possible que les Phéniciens instruits par Sanchoniaton ne crussent pas à la magie ? Etoit-il possible qu'ils n'imaginassent pas un culte & des cérémonies analogues à la folie de ces idées sur l'origine & sur les aventures des dieux ; & si les Grecs, comme il y a beaucoup d'apparence, ont puisé la plus grande partie de leur théologie chez les Phéniciens, comme ils l'ont dans la suite communiquée aux Romains ; est-il bien merveilleux qu'ils y ayent aussi puisé leurs fables & leurs contes magiques ? p107 Faut-il être surpris que ces rèveries ayent eu dans la Gréce & à Rome tout autant d'autorité qu'elles en avoient eu jadis dans la Caldée & en Egypte ?

Passons à des tems plus modernes & à des nations plus connues : car ne feroit-ce pas une bien grande injustice que d'accuser les Grecs & les romains de trop de crédulité pour des récits très-incroyables ? Ces recits étoient consacrés par la religion, qui très-certainement n'eut pas souffert des observations contre un art qui faisoit la partie la plus considérable du culte des dieux, & la source la plus essentielle de la fortune des oracles & de l'autorité des Prêtres. On diroit que l'Islande, la Norvège, & la Laponie ont toujours été les grands théâtres de cet art, tant il y a fait de progrès, tant il y a jetté de profondes racines. C'est là que la magie impérieusement les peuples ; c'est là qu'elle fait des prodiges au-dessus de tout ce qu'on raconte de l'ancienne Thessalie. Scheffer, Olaus Magnus & Saxon le Grammairien ont pris soin de publier de vastes collections des merveilles chaque jour opérées par les Magiciens de ces trois nations ; Magiciens qui, quoique fort ignorans, me paroissent néanmoins tout aussi fourbes, & tout aussi intéressés que le furent jadis les Prêtres Egyptiens, Assyriens, de la Grèce & de Rome.

L'attachement des Lapons, des Islandois & des Norvégiens à cette sçience obscure, leur penchant à la superstition & leur ignorance extrême sembleroient m'indiquer les qualités nécessaires au terrein sur lequel la magie peut fleurir ; c'est-à-dire, que je croirois que cet art imbécile ne peut être cultivé ni reçu que par quelques esprits grossiers, par quelques hommes de la classe la plus vile, si malheureusement une foule de grands exemples, ne me prouvoient que c'est précisément sur les têtes les mieux organisées, sur les esprits les plus sages & les plus éclairés, que la magie a eu le moins de peine a exercer sa fantastique autorité. Je l'abbandonnerois volontiers à la crédulité du peuple, si Suétone ne m'apprenoit que Néron, à qui malgré ses vices, on ne pourroit, sans injustice, refuser de l'esprit, du goût & des talens, fut le Magicien le plus déterminé de son tems, & qu'il sacrifia solemnellement aux enfers, après en avoir évoqué, par les plus fortes imprécations magiques, les mânes d'Agrippine, dont le spectre irrité venoit toutes les nuits reprocher à Néron son affreux parricide. Je conviendroit que la magie n'a eu de l'autorité que sur les esprits foibles, les ignorans, les femmes le peuple, si Dion Cassius, Suidas, & beaucoup d'autres ne nous avoient point laissé des descriptions très-surprenantes des opérations magiques, des conjurations & des cérémonies religieusement observées par Adrien ; si le premier de ces Historiens ne m'apprenoit que Marc-Aurelle, ce Marc-Aurelle si sage, étoit toujours accompagné de célébre Arnuphis, Magicien d'Egypte, auquel ce facile Empereur ne manqua point d'attribuer une pluie abondante qui vint desaltérer l'armée romaine, prête à périr de soif. Et cet homme éclairé, ce Prince philosophe, à son apostasie près, l'honneur de Rome & l'amour de la terre, ne fut-il pas également le défenseur le plus zélé, le plus outré de la magie ? n'eut-il pas mille fois recours aux cérémonies les plus superstitieuses & les plus folles de cet art, pour captiver l'amour & la fidélité de ses Sujets, lui qui par tant de rares qualités, de vertus, de talens, s'étoit concilié l'estime des Romains, la confiance de ses peuples & l'amitié des Sages.

Que de telles absurdités ayent été respectées alors par les Princes, les Grands & les hommes instruits, je n'en suis pas surpris : car comment en Egypte, dans la Grèce & à rome, eut-on osé, dumoins publiquement, douter de la puissance de la magie qui étoit si intimément unie avec la religion ? c'eut été se déclarer impie que de réfuser de croire à la force des évocations, au pouvoir des imprécations magiques sur les dieux de l'olympe & sur ceux des enfers. Mais que ces ridicules erreurs, que ces folles superstitions se soient conservées après qu'une philosophie plus saine, une réligion plus pure ont anéanti les dieux de l'Egypte, de la Grèce & de rome, voilà ce qui me prouve l'extrême folie des hommes & leur inconsequence.

Il n'y a personne qui ne sçache avec quelle fureur la magie a regné, jusques vers la fin du dernier siécle, dans la plûpart des cours européannes : tout le monde sçait aussi avec quelle inconcevable bisarrerie elle a été mêlée aux plus augustes cérémonies ; quel empire elle exerça en France sous le trop mémorable régne de Cathérine de Médicis ; dans quel abîme de crimes cette funeste sçience jetta cette Princesse, superstitieuse, impie, & vicieuse tour-à-tour. Cette Reine coupable, dit Mezerai, s'étoit gâté l'esprit par ses curiosités impies ; elle avoit accoutumé de porter sur elle des caractères. On en garde encore qui sont marqués sur des parchemins déliés, qu'on croit être de la peau d'un enfant mort né. Les esprits vains & légers se portoient facilement à suivre ses exemples : un Prêtre nommé des Eschèles, exécuté en Grêve pour avoir eu commerce avec les mauvais démons, accusa douze cens personnes du même crime. Je vois bien que sous Charles IX on comptoit dans Paris trente mille citoyens occupés d'évocations, de charmes, de cérémonies magiques : mais je ne lis dans aucune chronique de ce tems, que cette foule eut été ramassée dans la lie du peuple, qui rédoutoit les Magiciens, & qui croioit à leur puissance, sans oser s'élever jusqu'à leur art, ni assister à leurs opérations.

depuis plusieurs années la magie étoit tombée en France dans le mépris & dans l'oubli, quand r'animant tous ses efforts, ses fureurs & ses crimes, elle y reparut tout-à-coup vers la fin du dernier siècle ; mais plus pernicieuse, plus cruelle, plus farouche qu'elle ne l'avoit été dans toutes les contrées, où jusqu'alors elle avoit tour à tour répandu son vénin, son audace & ses superstitions. Ce fut sous le régne brillant de Louis XIV, dans la court la plus auguste de l'Europe, & du sein du peuple le plus doux & le plus éclairé de la terre, que l'on vit s'éléver une foule de monstres, qui sous pretexte de découvrir & d'annoncer aux Citoyens les événemens futurs se jouoient de la crédulité du peuple & de la foiblesse des Grands, dont ils servoient les passions, & qu'ils aidoient, après les avoir égarés, à commettre les crimes les plus affreux. On sçait jusqu'à quel dégré d'atrocité la Marquise de Brinviliers porta sa fourberie ; on sçait avec quelle rapidité la Voisin & la Vigoureux hâtèrent les progrès de la contagion. Ces deux femmes célébres par leurs forfaits autant que par l'excès de leur impiété, grossissoient chaque jour la foule des prétendus dévins, qui n'étoient autre chose que des ministres de l'avidité forcenée de ces empoisonneuses. La réligion trop longtems profanée implora le secours des loix : Louis XIV établit une chambre de justice pour poursuivre & punir cette foule sacrilége, dont la magie consistoit à éblouir les esprits foibles, à les enhardir au meurtre, & à leur fournir ensuite des poisons, ou des poignards. La Marquise de Brinvilliers, la Voisin, & la Vigoureux, furent arrétées, & une multitude de personnes de tout rang, de tout âge, de tout sexe, furent envéloppées dans leur crimes : les plus coupables expirèrent dans les supplices ; quelques-uns se dérobèrent, par une prompte fuite, à la rigeur des chatimens, & avec eux la maie s'exila de la France, où depuis elle n'a plus paru ; mais où il reste encore, si ce n'est dans les Villes, dumoins dans les campagnes, un genre de superstition peu dangéreux, absurde, si l'on veut, & trop méprisable en lui même, pour qu'on doive le craindre ; mais assez puissant, ce me semble, assez actif, assez enraciné, pour l'accréditer de nouveau. Il reste enfin chez nous les mêmes préjugés qui ont rendu la magie si redoutable chez les Anciens, & qui lui donne encore une si grande autorité parmi les Islandois, les Norvégiens & les Lapons ; car qui ne sçait que la sorcellerie est une des principales branches de la magie?



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