Boo the Cat. Hoorah!

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CHAPITRE XX.

(janvier-juin 1655)

Le premier jour de janvier, il arriva à Saint-Fargeau un accident qui me déplut. M. et madame de Matha1 s'en alloient à Paris ; pour l'amour d'eux, j'avois fait jouer la comédie aussitôt après mon dîner, parce qu'ils devoient aller à Bleneau, à deux lieues de Saint-Fargeau. Comme la comédie fut finie, ils prirent congé de moi ; je m'en allai dans mon cabinet écrire : c'étoit un jour d'ordinaire.2 Un moment après, il vint un petit page effrayé qui me dit : « M. de la Bouverie se vient de rompre le cou. » C'étoit un vieux gentilhomme d'auprès de chez M. de Matha et de Saint-Fargeau. Je sortis ; je trouvai M. de Matha qui rentroit dans ma chambre les larmes aux yeux, qui me conta que comme madame de Matha avoit été en carrosse, ils avoient trouvé qu'il étoit trop nuit pour s'en aller ; qu'ils étoient rentrés. Le bonhomme menoit madame de Matha ; ils rencontrèrent le chevalier de Charny, qui la prit. Il demeura derrière, et ne voyant goutte, au lieu d'entrer sur le pont, il se jeta dans le fossé et se cassa le cou. Cet accident donna beaucoup de peine et de chagrin à tout le monde. La mort, de quelque manière qu'elle arrive, donne toujours beaucoup d'effroi, et particulièrement quand elle vient assaillir des personnes d'une manière si surprenante. Pour moi, qui la crains beaucoup, je suis fort tendre pour tous les gens qu'elle attaque.

Le lendemain j'allai à la chasse ; comme j'entrois dans la ville, le même petit page me vint dire qu'un de mes officiers, que j'avois vu en partant, venoit de mourir d'apoplexie. Je me tournai à Préfontaine qui étoit avec moi, et je lui dis : « Je crains furieusement cette année, et j'ai beaucoup de peur qu'elle ne me soit pas favorable, voyant la manière dont elle commence. » Il me répondit : « Ces appréhensions sont des vapeurs de rate, qu'un sujet mélancolique émeut, et dont vous devez vous éloigner autant qu'il vous sera possible. »

Madame de Guise m'écrivit si je voulois qu'elle prît pour nos arbitres et examinateurs de nos affaires des maréchaux de France et des évêques. Je lui fis réponse que je n'avois point de querelle avec Son Altesse royale ; qu'ainsi les maréchaux de France n'étoient pas nécessaires, non plus que les évêques pour me donner l'absolution, puisque je n'avois point manqué. Elle me demanda ensuite si je [ne] voulois pas bien des conseillers du grand conseil,3 ou de ceux de la cour des aides, [ou] des maîtres des comptes. Je lui répondis qu'au grand conseil ils savoient les affaires bénéficiales parfaitement bien ; à la cour des aides, ce qui étoit du fait des tailles dans les provinces ; mais que pour des comptes de tutelle, ce n'étoit point leur métier ; qu'y ayant des calculs, les maîtres des comptes y seroient plus propres ; mais que pourtant je ne croyois pas qu'il fût nécessaire d'en prendre ; mais que si elle vouloit d'autres gens que des conseillers du parlement de Paris, elle pouvoit prendre des conseillers de Rouen et de Dijon, n'ayant du bien que dans le ressort de ces trois ; que pour les biens, que j'avois dans la coutume du pays de droit écrit,4a il ne seroit pas juste que l'on prit un conseiller du parlement de Dombes, parce qu'il dépondoit de moi ; mais que, la même coutume s'observant en Lyonnois, l'on en pouvoit prendre du présidial de Lyon. Il me semble que tout ce que je lui disois étoit juste et raisonnable ; elle ne répondit point sur cela.

La comtesse de Fiesque me paroissoit agir avec moi comme une personne qui croyoit que je me méfiois d'elle, et elle n'avoit pas tort. Je voyois que ses intrigues n'alloient pas seulement du côté de la Flandre, où je l'aurois mise au pis, connoissant les sentiments que M. le Prince avoit pour moi, que personne ne pouvoit changer, parce qu'ils étoient fondés sur ce qu'il étoit persuadé de m'avoir obligation de sa vie à la porte Sainte-Antoine, et ce sont de ces choses que l'on n'oublie jamais ; mais du côté de Blois, je m'apercevois qu'elle témoignoit plus d'affection pour les gens de Monsieur que d'affection pour moi. Quand j'en parlois à madame de Frontenac, et que je lui défendois d'avoir commerce avec elle, elle me répondoit : « Je ne sais ce qu'elle fait ni à qui elle écrit ; je ne le lui demande pas, et elle ne m'en parle point. »

Au voyage que j'avois fait à Blois, me promenant à cheval dans le parc de Chambord avec Son Altesse royale, il me dit : « Je ne sais si vous savez qu'Apremont va et vient de Bruxelles à Saint-Fargeau, comme l'on fait d'Orléans à Paris. » Je lui dis que c'étoit sans ma participation, et que pour marque de cela, depuis huit ou dix jours, il m'étoit venu faire des compliments de M. le Prince, et que j'avois fait reproche à la comtesse [de Fiesque] de l'envoyer ainsi sans me le dire ; qu'elle m'avoit répondu : « Je ne savois pas qu'il y fût allé ; ç'a été pour ses affaires particulières. » Je contai aussi à Son Altesse royale ce qu'elle avoit mandé par Beauvais, et toute cette histoire. Il me témoigna être bien aise que je ne me confiasse point en elle, la connoissant pour une créature imprudente et dont la conduite ne lui plaisoit pas, et que je serois bien heureuse si j'en étois défaite. Je le suppliai de trouver le moyen de m'en débarrasser, et je le lui donnai, qui étoit de me le faire commander par la cour, disant que, de la qualité dont j'étois, je ne devois pas avoir auprès de moi la femme d'un homme qui étoit à Madrid, ambassadeur de M. le Prince, qui étoit en Flandre, et que cela me disculperoit envers son mari, pour qui j'avois des égards ; car pour elle je n'en aurois point sans lui. Que pour M. le Prince, il savoit bien que je la connoissois et le peu de considération que j'avois pour elle.4

Le carême venu et la semaine sainte, qui étoit le temps que j'avois accoutumé d'aller à Blois, je me mis en chemin avec aussi peu de joie qu'à l'ordinaire ; car ces voyages me causoient toujours beaucoup de chagrin. J'écrivis à madame de Guise pour la supplier de hâter nos affaires, et que j'espérois d'avoir bientôt l'honneur de la voir. Je ne trouvai point Son Altesse royale à Orléans, et j'appris qu'elle avoit mal à un doigt. Je m'en allai à Blois, dont le séjour me déplaît fort et dont l'air m'est absolument contraire, n'y étant jamais quinze jours que je n'y sente de fort grand douleurs de tête, ou que je n'y aie de grands rhumes, moi qui suis fort saine partout ailleurs. Le mal de Son Altesse royale n'étoit qu'au doigt ; mais il ne laissoit pas que d'être incommode et douloureux ; même je le trouvai fort changé. Ma sœur avoit mal au doigt aussi.

Il me reçut avec beaucoup d'amitié ; car il n'est pas chiche d'en donner des marques extérieures. J'y trouvai M. le comte de Béthune, qui me dit que Son Altesse royale se plaignoit des longueurs que j'apportois à la fin de nos affaires. Je lui dis comme il n'y avoit rien que je ne fisse pour les hâter, et que je le priois de le dire à Son Altesse royale ; ce qu'il fit, et Monsieur le chargea d'écrire à madame de Guise de sa part et de la mienne pour hâter les affaires autant qu'il se pourroit. Ce fut le mercredi de la semaine sainte que j'arrivai là. Le samedi, le comte de Béthune me dit : « Son Altesse royale vous veut parler aujourd'hui. » Le jour se passa sans qu'il s'en mit en devoir. Le soir il alla à confesse ; ce qui me fit croire que je ne le verrois plus. Pourtant le comte de Béthune m'assura qu'il y viendroit.

Je l'attendis avec beaucoup de dévotion, me persuadant que celle où il étoit de la bonne fête l'obligeroit à me traiter plus favorablement qu'il n'avoit fait encore. En causant avec Préfontaine, je lui dis : « Il me vient une pensée : si Monsieur veut envoyer querir quelques gens de messieurs du parlement (on ne travaille point ces fêtes), ils viendront avec joie, et, en sa présence et la mienne, on accommodera nos affaires en un moment. Madame de Guise viendra aussi. » Préfontaine, qui a l'esprit de pacification, et qui souhaitoit plus que toutes les choses du monde de me voir parfaitement bien avec Son Altesse royale, trouva ce que je lui disois admirable.

Dans le moment Monsieur entra, qui me mena dans la ruelle de mon lit, et me dit qu'il souhaitoit fort de voir les affaires que nous avions ensemble terminées, et qu'après je connoîtrois les bons sentiments et l'affection qu'il avoit pour moi. Je lui répondis avec autant de tendresse qu'il m'en faisoit paroître, et je lui fis la proposition que je venois de dire à Préfontaine qui m'étoit venue dans l'esprit ; à quoi j'ajoutai ce que je n'avois pas dit, qui étoit que je trouvois MM. de Cumont, Le Boultz5 et Bignon,6 avocat général, fort propres pour cela.

Il me répondit fort aigrement : « Cela est bon à vous, Mademoiselle, qui êtes fort habile, de faire décider nos affaires devant vous. Mais pour moi, qui ne les sais pas et qui ne suis point préparé à ce que vous me dites, je ne le veux point. » Je lui dis : « Mais, Monsieur, ne refusez point cela ; au moins nous aurons le plaisir, et vous et moi, de voir si nos gens nous ont trompés, si leur intérêt particulier a prévalu sur les nôtres ; et, s'ils ont eu, par leur longueur, intention de nous brouiller, ils seront bien attrapés. » Il me répondit d'un même ton : « On ne me surprend pas ainsi. » Je lui dis, les larmes aux yeux : « Je suis bien malheureuse que toutes les choses que je vous propose avec la plus sincère intention qu'il se puisse, vous les tourniez à mal, et que l'on vous ait mis dans une telle disposition pour moi. » Il me répondit : « Il est tard, et demain une bonne fête ; n'en parlons plus. » Et s'en alla.

M. de Béthune, qui causoit avec Préfontaine dans un coin de la chambre, étoit dans une grande inquiétude d'entendre hausser la voix de Monsieur ; ils l'allèrent accompagner à sa chambre, et au retour vinrent en la mienne. Le comte de Béthune me dit que Monsieur lui avoit dit en chemin : « Ma fille m'a fait une proposition fort captieuse, et je vois bien qu'elle l'avoit concertée et qu'elle croyoit me surprendre ; » et conta la chose comme elle s'étoit passée au comte de Béthune, qui lui dit : « Comment, Monsieur ? vous prenez les choses d'une étrange manière ; » et lui parla vertement, pour lui faire comprendre l'injustice qu'il me faisoit. Mais ni cela ni la bonne fête ne lui firent point changer de pensée.

L'agrément que l'on a de demeurer avec un homme de cette humeur n'est pas fort grand. Je m'allois promener avec lui à cheval quand il étoit de bonne humeur ; il me parloit des choses passées pendant notre guerre, et s'étonnoit de quo j'en savois beaucoup qu'il croyoit que j'ignorasse. Il me parloit de M. le Prince avec beaucoup d'amitié, et me témoignoit être persuadé qu'il en avoit beaucoup pour lui, et disoit : « Je suis l'homme du monde en qui M. le Prince a le plus de créance ; et, comme il n'est pas grand politique, et que je passe pour l'être davantage que lui, s'il étoit ici, il ne feroit rien sans mon conseil et sans me le demander. Je le plains furieusement d'être malheureux dans son domestique : car d'avoir une femme faite comme la sienne, aussi peu spirituelle, rien n'est de si fâcheux. Si elle meurt, croyez-vous qu'il se remarie ? » Je répondis : « Je ne sais. »

A la fin il me fit tant de questions là-dessus, et me dit tant de fois que la femme d'un homme qui avoit tant fait de belles actions devoit être bien heureuse, et force choses de cette nature, que je compris qu'il me vouloit faire parler, et qu'il avoit quelque envie de se moquer de moi. Car je savois qu'il avoit dit au comte de Béthune, quelque temps devant : « Cela seroit bien ridicule que ma fille voulût de M. le Prince. » Je me mis à lui en dire mille biens (on ne sauroit guère en dire au delà de la vérité), et convenir de tout ce qu'il disoit. Puis je lui dis : « Si vous me promettiez de ne jamais parler de ce que je vous dirai, je vous apprendrois une chose bien particulière, c'est que si madame la Princesse meurt, le roi d'Espagne lui donnera l'Infante. » Il demeura fort surpris, et me demanda : « Le savez-vous d'original ? » Je lui répondis : « Je n'en puis douter. »

Un jour comme Son Altesse royale étoit dans ma chambre, je reçus des lettres de Paris. En ouvrant mon paquet, je trouvai une lettre qui s'adressoit à Son Altesse royale, et une de M. le Prince. Je donnai à Son Altesse royale la sienne ; l'autre je la jetai adroitement dans ma poche. Il ouvrit [sa lettre], et trouva qu'elle étoit de Marigny.7 C'est une lettre qui a été imprimée, qui est fort jolie. Elle lui parloit d'une médaille qu'une comtesse de Flandre lui envoyoit. Cette médaille étoit dans la lettre de M. le Prince, de sorte que le soir je la donnai à Son Altesse royale, et je lui dis qu'elle étoit dans le papier du paquet et que l'on l'avoit ramassée. Je pense qu'il se douta bien de la vérité, mais il n'en fit pas semblant.

Toutes les fois que j'avois des nouvelles de Flandre, je lui en disois, et il me répondoit : « Ce sont des gens à Paris, qui ont commerce en ce pays-là, qui vous en mandent. — Oui, Monsieur, » lui disois-je ; « car vous croyez bien que pour moi je n'y en voudrois pas avoir. » Il pestoit souvent contre tout ce qui se faisoit à la cour. Il avoit une grande peur que le roi n'épousât mademoiselle de Mancini,8 dont il étoit fort amoureux, à ce que portoient toutes les nouvelles qui venoient de la cour. Comme je n'y étois pas pour lors, je n'en ai rien vu. Il disoit à tout moment qu'il n'y retourneroit jamais ; que, si on lui ôtoit ses pensions, et que l'on crût le prendre par la famine, il se camperoit à Chambord avec toute sa famille ; et qu'il y avoit assez de gibier pour le nourrir longtemps, et qu'il mangeroit jusqu'au dernier cerf avant que d'aller à la cour. Comme je le connoissois, j'avois peine à croire qu'il demeurât longtemps dans cette résolution.

Il contoit un jour qu'il croyoit que la monarchie alloit finir ; qu'en l'état où étoit le royaume elle ne pouvoit subsister ; que [dans] toutes celles qui avoient fini, les choses avoient commencé par des mouvements pareils à ceux qu'il voyoit. Enfin il se mit à faire une longue dissertation de comparaisons pour prouver son dire par des exemples passés. Après qu'il eut tout dit, je lui dis : « Si c'étoit ce valet de pied qui est à cette portière, je ne m'étonnerois pas de l'entendre parler tranquillement des malheurs dont vous dites que la France est menacé ; mais vous, Monsieur, de la qualité dont vous êtes, cela me paroît terrible ; et quand vous seriez dévot, il n'y a point de détachement du monde qui vous pût faire voir une telle chose sans beaucoup de douleur ; pour moi j'en suis transie. » Enfin il ne parloit jamais que de choses capables de mettre au désespoir.

L'air de Blois me donna un rhume épouvantable qui me dura trois semaines. Je ne sortois point ; je ne dormois ni ne mangeois ; je m'amusois à jour, parce que cela m'ennuyoit moins que d'entretenir les gens que je voyois. La comtesse de Fiesque commença en ce voyage à se déchaîner contre moi. Je ne l'ai su de certitude que depuis ; mais je voyois bien qu'elle alloit souvent chez madame de Raré, gouvernante de mes sœurs ; et comme sa chambre étoit dans la même galerie où étoit la mienne, j'y allois aussi, et je m'aperçus qu'il y avoit toujours un laquais à la porte qui alloit avertir quand j'arrivois ; et quand j'entrois brusquement, ils étoient déconcertés, Son Altesse royale tout le premier. Madame de Frontenac ne venoit point à la messe avec moi, pour entretenir Monsieur pendant ce temps-là.

J'avois de grands soupçons de tout cela. Je disois à Préfontaine : « Il seroit à souhaiter pour moi que mes affaires avec Son Altesse royale ne fussent jamais finies : je suis assurée que, dès qu'elles le seront, il se déchaînera contre moi, et qu'il ajoutera encore de nouvelles persécutions à celles qu'il me cause et que je souffre pour l'amour de lui. » Préfontaine ne pouvoit croire ce que je disois ; il me répondoit : « Monsieur a un fonds de bonté non pareil, et je suis fort persuadé qu'il a beaucoup d'amitié pour vous. » Je lui répondois : « Je le connois mieux que vous, et je vous verrai un jour détrompé de lui. Dieu veuille que ce ne soit point ni à vos dépens ni aux miens ! » Toutes ces choses et mon rhume m'avoient mise dans une telle mélancolie que je pleurois souvent, et cette envie me prenoit dès que je voyois Monsieur.

Un jour il me trouva pleurant chez madame de Raré ; je me jetai sur son lit, il s'approcha de moi et me dit : « Je demande à tout le monde ce que vous avez à pleurer sans cesse, et ce qui vous cause une si grande mélancolie. On m'a dit que vous croyez mourir parce qu'il y a sept ou huit jours que vous ne dormiez point et que vous n'aviez point d'appétit. On ne meurt pas si promptement d'une si légère maladie ; vous êtes folle d'avoir ainsi des terreurs paniques. » Je ne lui répondis rien et pleurois encore davantage. Il me pressoit de lui répondre ; enfin il me pressa tant que je lui dis : « L'état où vous êtes, et où vous me mettez, ne me doit pas faire faire des réflexions trop gaies, ni sur ma vie présente, ni sur celle à venir, et le peu d'amitié que vos avez pour moi par-dessus le tout. » Il me dit quelques douceurs ; mais plus on en dit quand on est persuadé du contraire, et plus cela fâche.

Madame de Puisieux9 étoit à Blois dans les filles Sainte-Marie, qui est femme d'un esprit un peu bizarre, mais qui a des boutades plaisantes et agréables. Je la voyois souvent ; elle étoit amie de Goulas, j'apprenois toujours quelque chose d'elle. Vineuil revint de Flandre avec permission du roi de demeurer à la maison de son frère, qui n'est qu'à deux lieues de Blois. Je dis un jour : « Je me trouve mal ; je veux aller prendre l'air à Beauregard. » Monsieur vint dans ma chambre, et ne me demanda pas où j'allois ; je ne lui dis point aussi. Par malheur, comme je dînois, il vint un vent et un orage épouvantable qui rendit le temps fort froid et fort vilain, et tous ceux qui étoient dans ma chambre disoient : « Vous vous enrhumerez de sortir par ce temps-là. » Je disois : « J'ai la tête étourdie ; il me faut de l'air. »

Je m'en allai ; en arrivant, je le10 trouvai dans la cour ; je m'écriai : « Qui vous croyoit trouver ici ? » Je l'entretins longtemps dans le jardin ; car le beau temps revint. J'avois envie de savoir des nouvelles de M. le Prince et comme tout se passoit en Flandre. Le soir je dis à Monsieur que j'avois vu Vineuil. Il me répondit : « Je savois bien que vous le verriez, lorsque vous êtes partie. » Je lui répondis : « Je ne vous l'ai point demandé, parce que cela vous eût peut-être embarrassé ; vous n'auriez osé me donner permission d'y aller, et vous êtes bien aise que j'y aie été. » Il se passoit tous les jours mille choses mal agréables pour moi, en cette cour, dont je ne me souviens que par le chagrin, que cela m'a causé, et non en détail.

Je me souvins en ce voyage d'une pensée que j'avois eue quelques mois après mon retour d'Orléans, et dont Préfontaine ayant eu connoissance par madame de Frontenac, me détourna. Comme j'allois quelquefois aux Carmélites voir mademoiselle d'Épernon, en ce temps-là je redoublai mes visites, et j'y fus cinq ou six fois tout de suite. J'allai un jour voir un appartement que feu madame la Princesse avoit fait faire, et où elle n'avoit point logé. Je le trouvai fort joli, et je m'informai de ce qui étoit dehors. Je regardois et disois : « Si on faisoit là un parloir, cela seroit bien commode. » Enfin je disposois de la place du lit, des tables et de toutes choses, sans songer que ceux qui étoient avec moi verroient que je ne disois point cela sans dessein.

Il se rencontra que toutes les fois que j'avois été aux Carmélites, j'en revenois toujours fort mélancolique. Madame de Frontenac remarqua tout ce que j'y avois dit, et le dit à Préfontaine, lequel en parlant avec moi un jour que j'y avois été, me demanda comment étoient faites les logements de feu madame la Princesse. Je le lui contai avec plaisir ; il me dit qu'il trouvoit que j'en prenois beaucoup depuis quelque temps à y aller, et qu'il me trouvoit toute mélancolique.

Je me mis à pleurer, et lui dis que le peu d'amitié que Monsieur me témoignoit ne me donnoit pas lieu d'espérer un grand établissement ; que la considération où il étoit n'étoit pas encore un fondement de grande espérance ; que je considérois qu'au premier jour il feroit un accommodement bizarre ; qu'il s'en iroit à Blois ; que de l'y suivre, ce me seroit le dernier ennui, et que j'en aurois beaucoup à aller demeurer dans quelqu'une de mes maisons à la campagne, de sorte qu'il m'étoit venu dans l'esprit de me retirer aux Carmélites, non pas pour être religieuse, Dieu ne m'ayant pas fait la grâce de m'en donner l'envie ; mais pour être hors du monde pour quelques années ; que je cesserois mon train ; que je ne garderois que fort peu de monde ; que j'amasserois beaucoup d'argent ; que la cour venant et me trouvant dans un couvent, elle ne songeroit point à m'exiler, et s'accoutumeroit peu [à peu] à moi ; et qu'alors je pourrois quitter ma solitude et retourner à la cour avec toute la dignité dans laquelle je suis née ; que, le temps de ma retraite, je verrois à la grille deux fois la semaine le monde ; que les autres [jours] seroient pour mes affaires, pour voir mes amis particuliers ; que j'irois aux offices ; que je travaillerois ; que je lirois. Pour ce plaisir-là, je ne l'avois pas encore goûté ; enfin je faisois un projet tout propre à exécuter ; mais quand j'en songeois le motif et à la clôture, je redoublois mes larmes. Je fus deux ou trois jours à penser à cela.

Préfontaine, comme j'ai déjà dit, fit tout son possible pour m'en détourner, voyant bien que cette vie me précipiteroit dans un tel chagrin que ma santé en seroit en péril. S'il eût prévu, et moi aussi, tous ceux que j'ai eus depuis, j'aurois bien pris celui-là, il eût été bien moindre assurément. Mais on ne prévoit pas toutes les choses qui arrivent, surtout quand elles sont si extraordinaires. Je lui reprochois souvent : « Si j'étois dans les Carmélites, je serois bien heureuse. » Il me répondit : « Je ne me repentirai point de vous en avoir détournée ; car j'ai cru le devoir faire pour la considération de votre santé. » Madame de Frontenac m'en dissuada aussi ; car Préfontaine, ne se trouvant pas assez fort tout seul pour obtenir de moi par ses supplications de changer ma résolution, se rallia avec madame de Frontenac, qu'il savoit que j'aimois fort en ce temps-là ; car j'étois persuadée qu'elle m'aimoit.

Madame de Guise dépêcha un courrier et écrivit à Son Altesse royale et à moi qu'elle nous supplioit de lui donner pouvoir de prendre telles gens qu'il lui plairoit pour examiner notre affaires, sans que nous sussions leurs noms, et d'ordonner à nos gens de lui remettre entre les mains nos papiers, et de signer comme nos procureurs tout ce qu'elle voudroit sans le voir. Il y avoit quelque chose dans ma lettre qui n'étoit point dans celle de Monsieur ; elle me disoit qu'elle me promettoit, nos affaires terminées, de me rendre compte de ce qu'elle auroit fait et pourquoi elle la faisoit. La proposition de signer sans voir me parut captieuse ; et comme j'étois déjà persuadée du peu de bonne foi avec laquelle l'on en usoit pour moi, cela me donna quelque chagrin. Pourtant j'étois si persuadée que, s'il y avoit des juges qui s'en mêlassent, ils ne trahiroient ni leur honneur ni leur conscience pour faire leur cour aux gens de Son Altesse royale, que cela me rassuroit. J'envoyai demander à voir la lettre que Son Altesse royale avoit écrite à madame de Guise et à M. de Choisy, son chancelier, afin d'en écrire une toute pareille à madame de Guise et à mon intendant. Au lieu de m'envoyer les lettres mêmes, on m'envoya des copies dans une même maison d'une chambre à l'autre. Ce procédé me parut fort bizarre ; j'en dis mon sentiment avec assez de chaleur ; ce qui m'étoit ordinaire, étant prompte et sensible plus que personne du monde. Je ne laissai pas d'envoyer montrer mes lettres à Monsieur devant que de les envoyer à Paris.

A cinq ou six jours de là, Nau me manda que madame de Guise avoit choisi MM. de Cumont, de Saveuse,11 et Regnard,12 trois conseillers du parlement. Le premier me plut fort ; car c'étoit un homme de beaucoup d'esprit et de mérite, fort éclairé dans sa profession, et serviteur très-particulier de M. le Prince. Ainsi, s'il eût eu à favoriser quelqu'un, ç'auroit été plutôt moi que mon père. M. de Saveuse a du mérite aussi ; mais il ne passe pour un si habile homme que l'autre, il est d'église et dévot, je craignois qu'il ne se laissât prévenir par des moines, avec lesquels je n'ai point d'habitude ; et ma belle-mère y en a beaucoup. Pour M. Regnard, je ne le connoissois point, et le croyois assez capable, et que, quand il ne l'auroit pas été, il étoit tout propre à suivre les sentiments de M. de Cumont, le connoissant fort, comme étant de même chambre. Je sus à point nommé toutes les fois qu'il avoient conféré avec madame de Guise, et ce qui avoit été résolu.

Ce que j'apprenois ne m'étoit point désavantageux ; car on m'avoit fait justice, en obligeant Son Altesse royale à payer toutes les dettes de la maison, comme ayant joui du bien, à me donner des sommes considérables, et si13 on le déchargeoit de beaucoup qu'il m'auroit dû. On me mandoit : « Il y a encore bien des articles à juger ; mais madame de Guise a eu mal à la tête ; elle a remis à une autre fois. » Peu de jours après elle écrivit à Monsieur et à moi que toutes les affaires étoient résolues, et qu'elle viendroit à Orléans, lorsque nous irions. Nous partîmes vers la fin de mai : elle y arriva le lendemain que nous y fûmes. J'allai au-devant d'elle avec tous les respects et toutes les amitiés imaginables ; elle me fit de même. Je lui donnai à dîner.

Le lendemain, qui étoit le jour de la Fête-Dieu, après vêpres, elle étoit chez Madame ; Monsieur lui manda qu'il étoit chez elle, où elle le fut trouver. On m'envoya querir ; je me témoignai qu'il étoit à propos que Madame y vînt aussi ; ce qu'elle fit. Il y avoit Monsieur et Madame, M. de Beaufort et le comte de Béthune, à qui madame de Guise n'avoit donné aucune part de tout ce qui s'étoit passé, quoique Son Altesse royale et moi lui eussions témoigné que nous en aurions été bien aises ; M. l'évêque d'Orléans, le maréchal d'Étampes et les deux notaires. Je demandai pourquoi Goulas n'y étoit point ; que c'étoit un acteur nécessaire à se trouver à cette scène ; qu'il avoit assez bien joué son personnage pendant tout l'affaire. Je poussai cela un peu loin et trop vigoureusement.

Madame de Guise prit la transaction et dit : « Voici ce que Votre Altesse royale et Mademoiselle m'ont fait l'honneur de me confier, dont je leur viens rendre compte, s'il leur plait de la voir.14 » Je dis : « Il n'est pas nécessaire ; quand on a donné pouvoir à ses agents de signer sans voir, tout est fait, et il faut que la ratification se fasse de même ; » de sorte que les notaires écrivirent que nous avions ouï la lecture, et que nous avions approuvé et ratifié. Monsieur le signa et moi aussi.

En le signant, je lui dis : « Dieu veuille que cela me donne du repos et l'honneur de vos bonnes grâces ; mais j'ai bien peur de n'avoir ni l'un ni l'autre. » Il m'embrassa et me dit : « Je demande mon repos, et assurez-vous de mon amitié. » Je lui répliquai que je ne manquerois jamais au respect que je lui devois ; que je ne songerois plus à tout ce qui s'étoit passé, qui m'avoit donné beaucoup de chagrin ; mais que je ne pardonnerois jamais à ceux qui m'avoient brouillée avec lui si injustement ; que je lui en demandois justice, et que, s'il ne me la faisoit, je me la ferois moi-même. Il devint rouge et dit : « Voici un étrange discours ! » et s'en alla.

J'achevai, et dis assez de choses là-dessus devant toute la compagnie. On me dit que Monsieur étoit un peu scandalisé de ce que j'avois dit, et qu'il falloit que je lui en fisse des excuses ; ce que je fis très-volontiers, ne voulant en rien manquer envers lui à me soumettre à toutes les choses qu'il désireroit de moi. Je lui dis que l'amitié que j'avois pour lui étoit capable de me faire emporter sur des chapitres auxquels je voyois que la sienne avoit été altérée par moi, et que ma faute partant de ce principe, j'espérois qu'il me la pardonneroit. Nous voilà raccommodés.

J'avois une grande envie de lire la transaction. Le lendemain, j'envoyai Préfontaine chez madame de Guise, qui m'envoya une copie comme elle avoit fait à Monsieur. J'étois chez Madame ; je m'en allai à mon logis pour l'enfermer dans une cassette jusqu'au soir, ne voulant pas que Préfontaine la vît devant moi. Le soir, comme je fus de retour à mon logis, je la lus, et je trouvai qu'elle étoit conçue en d'autres termes que ce qui avoit été résolu ; car elle me faisoit payer la moitié des dettes que Son Altesse royale devoit payer, et faisoit qu'il ne me devoit que huit cent mille francs, et qu'il avoit quarante mille livres de rente à prendre sur mon bien, par la coutume [des pays] où [mes biens] étoient, afin que, pour n'avoir rien à lui payer, je lui remisse les huit cent mille francs.

Je fus fort étonnée qu'elle n'eût pas suivi l'avis de ces messieurs pour toutes les choses qui avoient été discutées ; car pour une des coutumes sur laquelle elle prétendoit que Monsieur devoit jouir de mon bien, elle l'avoit jugée elle-même. Je ne veux entrer ici en détail de cette transaction que le moins qu'il me sera possible ; car rien n'est si fâcheux que les affaires des autres, et surtout des affaires de chicane ; car il faudroit avoir avec soi un coutumier pour expliquer ce qui en seroit dit, et la lecture n'en est pas agréable.

La transaction portoit que tout ce qu'elle avoit fait étoit par l'avis de MM. de Cumont, Regnard et Saveuse. Je dis à Préfontaine : « Personne n'est maître du premier mouvement, et surtout des gens que l'on accuse d'avoir manqué en une affaire de l'importance dont est la mienne. C'est pourquoi il faut envoyer à Paris et écrire à ces messieurs, en me plaignant de la manière dont ils m'ont traitée ; car assurément ils diront sur cela à l'instant plus qu'ils ne feroient, si on attendoit plus longtemps.15 »

J'oubliois à dire que, pour trouver que Monsieur ne me devoit que huit cent mille francs, il avoit fallu cacher mille choses, et on avoit si lourdement manqué au calcul, qu'il y avoit une erreur si visible qu'il ne falloit que savoir lire pour la voir ; et je m'en étoit aperçue. J'écrivis à Nau ce qui m'avoit semblé de la transaction, et l'intention avec laquelle j'écrivois à ces messieurs, et qu'il prît bien garde à leur mine lorsqu'ils liroient mes lettres.

Dès qu'ils eurent lu mes lettres, ils se récrièrent tous trois, qu'ils n'avoient point vu la transaction, et que madame de Guise ne pouvoit point diminuer les sommes qui m'étoient dues, sans que j'en fusse d'accord. M. de Cumont dit à Nau : « J'ai fort pressé [madame de Guise] de me la montrer, et lui ai dit que j'avois peur qu'il n'y eût quelque erreur de calcul, parce que, s'il y en avoit, la transaction ne vaudroit rien, et que dans cent ans les héritiers de Mademoiselle pourroient tourmenter les enfants de Monsieur. Pour moi, je suis tout prêt à m'en aller à Orléans rendre compte à Monsieur et à Mademoiselle de ce que j'ai fait ; et je crois que cela seroit assez utile.16 » Les deux autres dirent que, si on avoit besoin d'eux, ils se transporteroient volontiers à Orléans.

J'eus ces nouvelles le lendemain, dont je fus fort aise. Je fus trois jours sans rien dire. Quand quelqu'un me disoit : « Mais quoi ! aimerez-vous que Monsieur ait du bien à prendre parmi le vôtre ? » je répondois : « J'aurai grand soin que mes fermiers le payent bien, et j'en aurai aussi beaucoup d'être bien payée de lui. »

Comme ce n'étoit pas leur intention que l'affaire en demeurât là, quelqu'un me dit que Monsieur se plaignoit de quoi je ne voulois pas faire une compensation de ses jouissances avec mes huit cent mille francs. J'envoyai Préfontaine chez madame de Guise pour la supplier de me faire voir les arrêtés de ces messieurs les conseillers, en vertu de quoi elle avoit fait dresser la transaction, ainsi qu'elle m'avoit fait l'honneur de me le promettre par la lettre dans laquelle elle avoit demandé que l'on signât sans voir. Elle dit à Préfontaine que l'on n'avoit point accoutumé de rendre compte de telle chose.

Je l'allai voir l'après-dînée ; M. de Beaufort y étoit, le comte de Béthune, M. l'évêque d'Orléans, mademoiselle de Guise, Préfontaine et moi. Je lui fis la même prière que Préfontaine lui avoit été faire de ma part ; elle me répondit que l'on ne demandoit guère de compte de pareille chose. Je lui répondis que, si elle ne me l'avoit offert, je ne lui en parlerois point ; mais que l'ayant fait, je ne croyois pas que cela lui dût déplaire. Elle me dit que, quand elle seroit à Paris, elle verroit si elle trouveroit encore ces papiers.

Après je lui dis : « Je suis bien aise, Madame, de vous dire devant ces messieurs qu'il y a une erreur de calcul dans la transaction ; ce qui la rendroit nulle toutes et quantes fois qu'il me plairoit ; mais comme je veux agir de bonne foi avec Monsieur, j'en avertis, afin que l'on y remédie ; et pour cela, il me semble qu'il seroit à propos de faire venir les trois conseillers de qui vous avez pris avis. Car, apparemment, cette faute n'aura pas été faite de leur connoissance : ils sont trop habiles gens, et verroient bien que ce seroit une faute qui ne se peut couvrir. Cela vient absolument de celui qui a fait le calcul. Si ces messieurs étoient ici, on régleroit en un moment tout ce qu'il y auroit à faire ; au moins ce seroit une affaire réglée pour jamais, et j'ai toujours fort souhaité que Monsieur connût ce qu'il me doit et ce que je lui remettrois, non pas que je voulusse qu'il m'eût obligation, mais ses enfants, et qu'il connût aussi comme il a été mal servi, et le juste sujet que j'ai de me plaindre de ses gens : car voyant cela il connoîtroit que leur intérêt particulier les a toujours fait agir, et les a obligés à me rendre tous les mauvais offices qu'ils m'ont rendus ; et ce seroit un vrai moyen d'ôter, à tous ceux qui m'en voudroient rendre à l'avenir, les moyens. »

Madame de Guise dit que le calcul étoit fort bien fait ; qu'elle répondoit de celui qu'elle en avoit chargé, et qu'elle ne vouloit point que l'on regardât a une chose qu'elle avoit faite. Tout ce qui étoit là entra assez dans mon sens pour la prier de faire ce qui étoit nécessaire pour terminer les choses pour jamais et sans retour. Jamais elle ne le voulut. Mademoiselle de Guise lui disoit : « Comment, madame, vous souffrez que Mademoiselle, qui est votre petite-fille, vous demande l'explication d'une affaire que vous avez faite avec tout le poids et toutes les considérations imaginables ? rien n'est plus offensant. » On trouva mademoiselle de Guise un peu emportée de dire cela.

Enfin, madame de Guise parut fort fâchée de quoi l'on connoissoit les finesses qu'elle avoit faites pour m'ôter mon bien, elle qui me l'auroit dû conserver. Je pense que sur tout cela je lui dis qu'il paroissoit qu'elle aimoit mieux la maison de Lorraine que celle de Bourbon ; qu'elle avoit raison de chercher à donner du bien à mes sœurs ; qu'elles en auroient peu du côté de Madame, et que cela me faisoit voir que j'étois une grande dame d'avoir de quoi me passer des autres, et que la fortune de ma famille s'établit sur ce que l'on pouvoit attraper de moi ; mais que j'étois assez au-dessus d'elles pour qu'elles pussent recevoir mes bien-faits ; ainsi, qu'il valoit mieux les tenir de ma libéralité que de me les escroquer ; que cela étoit mieux selon Dieu et selon les hommes.

Nous fûmes trois heures enfermées sans rien conclure, car madame de Guise ne répondoit rien à tout ce que l'on lui disoit, et mademoiselle de Guise avoit une telle peur qu'elle se rendit à la raison, qu'elle parloit pour elle et lui disoit ce qu'il falloit qu'elle répondit. Sur la fin chacun s'aigrit, et la conférence finit, comme je viens de dire, en des propos un peu mal gracieux.

Le soir, on me vint dire que Monsieur vouloit absolument que je passasse un acte pour compenser ses jouissances avec mes huit cent mille francs, espérant que cela rectifieroit la transaction et l'erreur du calcul, puisque l'ayant vue et m'en étant plainte, je l'approuverois. Je mandai que je passerois ce que Son Altesse royale voudroit, et que j'y mettrois : sauf l'erreur de calcul ; que je ne voulois point être dupe ; que je donnerois à Monsieur ce qu'il désiroit de moi de bonne volonté, mais point par force.

Monsieur résolut, sur ma réponse, de partir. Sa maison et celle de Madame partirent ; il ne me voulut point voir. Ce fut une grand rumeur. Enfin, on le résolut à demeurer encore un jour à Orléans ; mais il n'y voulut pas être l'après-dînée ; il s'en alla promener. Pour moi, je m'en allai chez Madame, où je fis porter mon dîner. Elle n'avoit plus d'officiers ; elle étoit fort fâchée de voir tout ce désordre ; mais, comme c'est une femme qui n'entend point les affaires, elle ne savoit que dire. Tout le monde étoit étonné que madame de Guise voulût rompre une telle affaire, et où j'agissois de si bonne foi, par pure opiniâtreté. On consulta tous les docteurs de droit, qui sont en grand nombre à Orléans,17 savoir : si je pouvois passer cet acte que madame de Guise proposoit, sans y mettre sauf l'erreur de calcul ; ils dirent tous que non. Tout le monde voyoit que j'avois raison, et personne n'osoit le dire, de peur de blâmer madame de Guise.

Enfin, je ne sais si l'on en dit quelque chose à Monsieur ; car le matin qu'il partit il me voulut bien voir. J'allai dire adieu à madame de Guise ; cela se passa assez froidement. Je fus chez Monsieur ; il n'y avoit que le comte de Béthune, M. de Beaufort, Belloy et moi. Je lui dis : « Monsieur, tout ce que je fais n'est que pour votre avantage. Si je vous voulois tromper, je ne [vous] aurois pas avisé de l'erreur de calcul. Tout ce que j'ai à vous demander, c'est d'être persuadé que j'agis de bonne foi ; que je serai bien aise de faire du bien à vos enfants, quoique vous ne m'y ayez pas obligée ; mais cela sera d'autant plus glorieux pour moi. »

Il me dit : « Vous savez bien que je suis en un état que je ne peux rien faire pour vous, et qu'il ne me reste que la bonne volonté. » Je lui répondis un peu rudement : « Je l'avoue. Quand vous avez eu le pouvoir, vous n'aviez pas de bonne volonté. C'est pourquoi je ne vous en suis pas obligée présentement. » Il me dit ensuite : « Il faut que vous vous ôtiez de la tête d'aimer à plaider, et ne pas croire vos gens là-dessus ; car ils vous font des procès pour un banc d'église. » Je lui répondis : « Je n'aime point les procès, et mes gens ne m'en font point de mal à propos. Si les vôtres avoient eu autant de soin de mes affaires, je n'en aurois avec personne ; mais ils ont laissé usurper mon bien de tous les côtés ; de sorte que, pour le ravoir, il faut bien plaider. Car d'ordinaire on ne rend guère ce que l'on a sans cela, et ils [vos gens] vous font accroire que c'est pour les bancs d'église. Je suis bien aise, Monsieur, de vous dire que la transaction ne me défend pas de poursuivre l'affaire de Champigny, parce qu'elle ne le peut, et que je m'en vais la faire pousser vigoureusement. Ne le trouvez-vous pas bon ? » Il me dit qu'oui ; je le lui fis dire deux fois, et je dis à ces messieurs, qui étoient présents : « Vous l'entendez que Monsieur me le permet et y consent ; car, si dans la suite de cette affaire il se rencontroit quelque chose qui lui pût préjudicier par la faute de ses gens, au moins cela ne tombe pas sur moi ; car, par l'acharnement que Goulas a à cette affaire, à dire qu'elle est mauvaise, je crains qu'il n'ait fait quelque chose que Monsieur ni moi ne sachions pas et que l'on m'en fasse encore une affaire.18 » Monsieur me promit fort que non et m'embrassa. Nous nous séparâmes en assez bonne amitié, enfin à pouvoir croire que nos affaires ne l'obligeroient pas à faire tout ce qu'il a fait depuis. Madame me fit des amitiés non pareilles.

Je partis pour Saint-Fargeau à même temps que lui (Monsieur) pour Blois. Comme il faisoit fort chaud, je m'en allai en quatre jours ; le dernier, il faisoit un temps couvert et assez frais ; il n'y avoit que six à sept lieues de La Bussière, où j'avois couché. A moitié chemin, je montai à cheval et j'envoyai mon carrosse devant. Comme je galopois dans un chemin fort sec, où il avoit passé des bestiaux pendant qu'il n'étoit pas de même,19 cela le rendoit raboteux ; mon cheval broncha. J'eus peur ; je rêvois ; cela me surprit et m'empêcha de lui tenir la bride. Je me jetai de l'autre côté ; je tombai sur le bras droit, où je sentis une extrême douleur, et crus l'avoir cassé. On me releva et on me coucha sur le bord d'un fossé ; car je pensai m'évanouir de douleur.

Par bonheur, le carrosse de madame de Frontenac, qui étoit demeuré derrière, passa où étoit mon chirurgien, qui regarda mon bras et me dit qu'il n'y avoit rien de rompu ni de démis ; mais que, par les grandes douleurs que je sentois, il y avoit à craindre que l'os ne fût fêlé ; que l'on n'y pouvoit rien faire qu'à Saint-Fargeau. Je me couchai dans ce carrosse, qui alla au petit pas, et je ne laissois pas de sentir des douleurs horribles ; je craignois que l'on me fît des incisions ou d'être estropiée. Tous les accidents fâcheux qui pouvoient arriver me vinrent dans l'esprit, et le chagrin où j'étois déjà depuis mon voyage de Blois ne contribuoit pas peu à me donner beaucoup d'inquiétude.

Dès que je fus arrivée, je me mis au lit pour me faire saigner ; mais le grand saisissement que j'avois eu fut cause qu'il ne vînt point de sang. Après m'être reposée, ma douleur se passa un peu par les drogues que l'on mit dessus ; mais le bras et la main enflèrent furieusement. Je fus quitte de la douleur en deux fois vingt-quatre heures ; mais je fus deux mois sans m'en aider.

[ J'appris que Leurs Majestés allant se promener à La Fère, où elles étoient, elles passèrent sur un pont où il n'y avoit point de garde-fous ; que les chevaux s'étoient jetés dans l'eau, et que, si l'on n'eût été bien diligent à couper les rênes, Leurs Majestés auroient couru risque de se noyer. Cela arriva dans le même temps, et je crois le même jour, que je me pensai casser le bras. La maison royale étoit bien menacée d'accidents, dont, Dieu merci, elle ne sauva heureusement. J'envoyai en faire mes compliments à Leurs Majestés.20 ]

 

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NOTES

1. Matha, dont il est souvent question dans les Mémoires de Mademoiselle, était de la maison de Bourdeille. Il entra dans le parti de la Fronde dès 1649, et figura dans la guerre que la ville de Paris soutint contre la cour. Lorsque l'on négocia la paix de Ruel, il demanda sept mille écus comme arrérages de sa pension. Dans la suite, il entra dans le parti du prince de Condé et fut un des frondeurs les plus ardents. On le voit, dans les Mémoires de Mademoiselle, vivant retiré dans ses terres, et affichant pour madame de Frontenac un amour partagé. Rentré en grâce, il obtint à la cour une réputation d'esprit, qu'attestent les Souvenirs de madame de Caylus. On le retrouve aussi dans les Mémoires de Gramont (ch. 2, 4). Enfin madame de Maintenon, dans une lettre à son frère, nous apprend qu'il mourut en 1674.

2. C'est-à-dire un jour de départ du courrier qui portait ordinairement les dépêches. En supprimant c'étoit, les anciennes éditeurs ont rendu la phrase moins facile à comprendre.

3. Le grand conseil était un tribunal qui avait été institué par Charles VIII (1497) et composé primitivement de dix-sept juges. Dans la suite le grand conseil reçut une nouvelle organisation et eut un premier président et plusieurs présidents, un procureur général, des avocats généraux et des substituts. La principale fonction du grand conseil était, comme le dit Mademoiselle, de juger les procès concernant les évêchés et les autres bénéfices ecclésiastiques, à l'exception des bénéfices conférés en régale, dont la connaissance appartenait à la grand' chambre du parlement de Paris. Cependant le grand conseil avait encore d'autres attributions : il prononçait sur les procès évoqués du parlement de Paris et des autres parlements ; sur les conflits entre les diverses juridictions du royaume, sur les règlements de juges ; enfin sur les arrêts contraires rendus par les parlements.

4a. On appelait pays de droit écrit ceux qui étaient régis par le droit romain. Ce nom venait de ce que primitivement les pays coutumiers ou de droit coutumier, étaient soumis à des usages traditionnels qui n'avaient pas été rédigés par écrit.

4. A la suite de ce membre de phrase, qui est omis par les anciens éditeurs, ils ont ajouté ces mots qui ne sont pas dans le manuscrit : « Il me répondit : Il faut voir. »

5. Les anciennes éditions ont changé ces noms en ceux de Nesmond et Le Boüe. Le président de Nesmond est fort connu ; mais le manuscrit porte Cumont, qui était un conseiller du parlement ; et quant à Le Boultz, c'était aussi un conseiller fort connu. Il a été question plus haut de ces magistrats. Le nom de Cumont avait été conservé dans ce passage ; mais celui de Le Boultz, ou Le Boux, altéré.

6. Jérôme Bignon, avocat général au parlement de Paris depuis 1626. Il mourut en 1656.

7. Jacques Carpentier de Marigny, né au village de Marigny, près de Nevers, fut un des pamphlétaires de la Fronde. Il mourut en 1670.

8. Marie Mancini, née en 1639, avait inspiré une très-vive passion à Louis XIV. Elle épousa dans la suite le prince Colonna, connétable de Naples. Voy. sur Marie Mancini les Mémoires de madame de Motteville à l'année 1655, et les Nièces de Mazarin, par M. Améd. Renée.

9. Charlotte d'Étampes-Valençay, veuve depuis 1640 de Pierre Brulart, marquis de Sillery et vicomte de Puisieux. Elle mourut le 8 septembre 1677, à l'âge de quatre-vingt ans.

10. Vineuil.

11. De Saveuse était conseiller-clerc au parlement de Paris. Voici comment il est caractérisé dans le Tableau du parlement de Paris : « Fait profession de probité ; est néanmoins attaché au sac et à de petits intérêts ; n'a de divertissement ni d'occupation qu'au palais ; est foible, de peu de crédit et de médiocre suffisance ; gouverné par madame de Montmartre. » L'abbesse de Montmartre était alors Françoise-Renée de Lorraine, fille de madame de Guise.

12. « Très-habile, sûr, de grand créance dans sa compagnie ; a beaucoup d'honneur et de probité ; n'est nullement intéressée. » Tableau du parlement de Paris. Ces notes sur les conseillers du parlement de Paris paraissent avoir été rédigées vers 1657.

13. Vieille locution qui équivaut à néanmoins, cependant.

14. C'est-à-dire de voir cette transaction. La phrase, quoique un peu elliptique, ne doit pas être changé, comme on l'a fait dans les anciennes éditions, où l'on a remplacé ces mots la voir par l'avoir agréable. Le sens est tout différend et peu d'accord avec la suite.

15. Les anciens éditeurs ont changé une partie de cette phrase, depuis et écrire à ces messieurs. D'après leur texte, Mademoiselle écrit aux conseillers du parlement, au lieu d'ordonner à Préfontaine de leur écrire, en indiquant les motifs de sa détermination.

16. Les anciennes éditions ont encore altéré cette partie des mémoires et substitué le style indirect au style direct.

17. La ville d'Orléans avait une école de droit qui remontait treizième siècle. A l'époque où écrivait Mademoiselle, l'étude du droit canon était seule permise dans l'université de Paris. On allait étudier le droit à Orléans.

18. Toute cette phrase, depuis car par l'acharnement, a été omise dans les anciennes éditions.

19. C'est-à-dire pendant que le chemin était mouillé.

20. Ce paragraphe, depuis J'appris que Leurs Majestés, n'est pas dans le manuscrit autographe ; il se trouvait probablement sur une feuille qui avait été annexé au manuscrit et qui aura été enlevée.

 


Mémoires de Mlle de Montpensier, Petite-fille de Henri IV. Collationnés sur le manuscrit autographe. Avec notes biographiques et historiques. Par A. Chéruel. Paris : Charpentier, 1858. T. II, Chap. XX : p. 325-354.


 

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