Boo the Cat. Hoorah!

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CHAPITRE XV.

(septembre-octobre 1652.)

• octobre

Monsieur alla à l'armée rendre une visite à M. le Prince et à M. de Lorraine, qui alloit et venoit. Pour ôter l'embarras de donner l'ordre, Monsieur [le] leur donna pour huit jours. Ils désirèrent que j'allasse à l'armée ; ce que je fis volontiers. Ce ne fut pas sans quelque embarras : Madame de Châtillon voulut y venir avec moi, et madame la duchesse de Montbazon. Je m'en excusai sur ce que j'avois promis toutes les places de mon carrosse ; car madame la duchesse de Sully y devoit venir avec moi, madame de Choisy, la comtesse de Fiesque et madame de Frontenac, mademoiselle de Beaumont, madame de Bonnelle,1 madame de Raré, gouvernante de mes sœurs, parce que madame la comtesse de Fiesque, la mère, et madame de Bréauté, sa fille, étoient affligées de la mort de M. le comte de Tillière, frère de la première, qui étoit arrivée ce jour-là, M. de Lorraine et moi ; c'étoit neuf : le carrosse eût été bien rempli. [Ces dames] eurent quelque envie de s'en fâcher ; mais elles virent bien que mon excuse étoit assez bien fondé. En mon âme, j'étois bien aise de l'avoir eue : car ces étrangers auroient trouvé fort à redire que j'eusse amené ces dames, et auroient sans doute dit : « Quoi ! Mademoiselle amène avec elle la maîtresse de M. le Prince et celle de M. de Beaufort ! » Car ces messieurs croient tout ce que l'on leur dit sans examiner davantage.

Madame de Sully se trouva mal la nuit ; elle envoya s'excuser, et madame de Choisy en fit autant ; de sorte que nous n'étions que sept dans mon carrosse. J'allai prendre M. de Lorraine à l'hôtel de Chavigny, où je lui avois donné rendez-vous ; il m'y fit attendre quelque temps et s'excusa sur ce qu'il vouloit entendre la messe. Je portois le deuil de mon frère : ainsi j'étois habillée de noir ; mais je nouai à ma manche un ruban blue, et toutes les dames qui étoient avec moi aussi ; et au milieu du bleu, qui étoit un peu fort touffu, l'on y mit un petit ruban jaune, à cause que c'étoit la couleur des Lorrains. Je leur dis : « Il ne faut point faire de façon d'y en mettre de couleur de feu parmi ; l'on l'expliquera comme on le voudra. »

Nous partîmes de l'hôtel de Chavigny à onze heures et demie : nous trouvâmes au pont de Charenton M. le Prince avec les trois compagnies de M. de Lorraine, qui venoient pour nous escorter, M. le Prince n'ayant pas voulu amener de nos troupes. Ces trois compagnies étoient de cents hommes chacune, montés sur des chevaux bais, noirs et blancs ; de sorte qu'on les appeloit les compagnies baie, noire et blanche. Ils avoient tous des cuirasses : cela étoit beau à voir.

M. de Beaufort et beaucoup d'officiers accompagnèrent M. le Prince, qui se mit dans mon carrosse ; il étoit fort ajusté, contre son ordinaire : car c'est l'homme du monde le plus malpropre. Il avoit la barbe faite et les cheveux poudrés, un collet de buffle, une écharpe bleue et un mouchoir blanc à son cou. Toute la compagnie le régala2 de sa propreté, et il en fit des excuses comme d'un grand crime, sur ce qu'on lui avoit dit que ces nouvelles troupes étrangères qui étoient arrivées disoient qu'il ne se distinguoit pas des autres, et qu'il étoit fait comme un simple cavalier. M. de Lorraine et lui dirent qu'il falloit envoyer dire aux ennemis que l'on fit trêve, pendant que je serois à l'armée, parce que cela seroit ridicule que l'on tirât en un lieu où je serois. Je ne le voulois point ; mais ils dirent que cela étoit du respecte que l'on me devoit. Je me rendis à cette raison : j'aime fort que l'on m'en porte.

Nous arrivâmes à Grosbois ; nous dînâmes aussitôt. M. le Prince nous fit fort grand chère, quoique M. de Lorraine ne lui eût mandé que le matin que j'irois dîner. Les dames qui étoient venues avec moi, M. le Prince, M. de Lorraines, le duc de Beaufort et le chevalier de Guise, qui étoit venu au-devant de moi à Charenton, [y dînèrent aussi]. Ils burent ma santé à genoux, firent sonner les trompettes, enfin firent toutes les simagrées que l'on a accoutumé de faire à l'armée en pareille occasion ; même je crois qu'ils firent tirer quelques petites pièces de canon, qui étoient dans ce château. M. le Prince reçut la réponse des maréchaux de Turenne et de la Ferté, qui firent mille civilités pour moi, lui mandant que je pouvois commander ; que j'étois maîtresse dans leur armée comme dans la nôtre.3

Pendant le dîner, M. de Lorraine dit à M. le Prince : « Il y a longtemps que nous n'avons dîné en si bonne compagnie. » Il lui répondit qu'il seroit assez difficile d'en trouver. Je pris la parole et leur dis : « Il n'a pas tenu à moi qu'elle ne fût encore meilleure ; car je voulois amener mesdames de Montbazon et de Châtillon ; mais je n'ai pu, parce que je croyois que mesdames de Sully et de Choisy viendroient, et elles ne se sont envoyé excuser, que comme je montois en carrosse. » M le Prince fit là-dessus une terrible mine, et il me sembla qu'il avoit pris cela plutôt pour une picoterie que pour une civilité ; pour M. de Beaufort, il prit cela en bonne part. M. de Clinchamp, qui nous voyoit dîner, me dit au sortir de table : « Je suis ravis que vous ne les ayez point amenées : car nos Allemands sont des gens qui n'entendent pas le françois, et ils auroient pris ces dames pour autres qu'elles ne sont, et se seroient étonnés de vous voir en telle compagnie. »

Aussitôt après dîner, je montai à cheval, et je m'en allai voir l'armée. Je trouvai celle de M. de Clinchamp fort grossie : car les Espagnols avoient envoyé beaucoup de troupes nouvelles ; le duc Ulric de Wirtemberg étoit venu, mais il étoit malade à Paris dans l'hôtel de Condé, où M. le Prince avoit logé. Il avoit deux sergents de bataille, savoir : le comte d'Hennin, fils aîné du duc de Bournonville, et le frère du comte de Saint-Amour. Je les avois vus à Paris, où ils m'étoient venus faire la révérence ; ils me suivirent toujours. Je parlois aux officiers, que j'avois vus à Étampes : je leur parlois de ce temps-là. Ces messieurs étoient très-étonnés que je les connusse et que j'eusse retenu leurs noms. Car je pense que les princesses de la maison d'Autriche parlent peu en pareilles occasions ; ils admiroient ma civilité, et je leur donnois lieu de dire mille biens de moi. Je ne vis point l'infanterie françoise.

M. le Prince me dit : « Vous connoissez tous nos régiments. Quoiqu'il y ait une trêve,4 encore est-il bon de laisser quelqu'un à garder le quartier, pendant que tout est dehors ; c'est pourquoi je n'en ai point fait sortir. » Pour la cavalerie, elle étoit dehors avec le reste de l'armée. Je vis les escadrons où étoient mes gendarmes et mes chevau-légers ; ils escadronnoient avec ceux de Son Altesse royale et de Valois. Cela n'est pas trop honorable à dire, que trois compagnies ne fassent qu'un escadron ; mais la vérité me force à le dire.

Les officiers, après qu'ils m'eurent saluée, vinrent me dire le déplaisir qu'ils avoient eu de ne point venir au-devant de moi ; que M. le Prince leur avoit défendu, disant que, comme c'étoit un honneur que de m'escorter, il le falloit laisser aux Lorrains. Après avoir passé notre grand'garde, je passai plus avant, et même notre garde avancée ; j'allai jusques à celle des ennemis. Il vint trois ou quatre cavaliers à nous ; je crus que c'étoit M. de Turenne : ce n'étoit que Montaulieu, premier capitaine de son régiment, qui embrassa bien les jambes de M. le Prince, et avec les larmes aux yeux. Je conçus de cette action une bonne opinion de lui, qui s'est confirmée depuis que je l'ai connu : c'est un fort brave et honnête homme. Le comte de Quincey le fils y étoit aussi ; je parlai quelque temps à eux. Après je poussai mon cheval, ayant grande envie d'aller jusque dans le camp des ennemis ; mais M. le Prince courut devant, et sauta à la bride de mon cheval, et le fit tourner pour aller au quartier des Lorrains, en me disant que je mettrois M. de Turenne au désespoir, si j'allois les voir. Ce que je ne pouvois croire, ne jugeant pas que l'on pût s'embarrasser de si peu de chose ; mais depuis que je l'ai véritablement connu,5 j'ai trouvé que M. le Prince avoit eu raison.

Comme je m'étois fort avancée, il fallut faire assez de chemin pour gagner le quartier des Lorrains ; de sorte qu'il étoit clair de lune avant que j'eusse vu toutes les troupes. Je les trouvai fort belles et en fort bon état. Je les avois déjà vues à Villeneuve-Saint-Georges ; mais elles n'étoient pas rangées si avantageusement. Selon ce que j'en ouïs parler, elles sont plus belles à voir que [pour] combattre ; car jusques alors elles n'avoient pas fait de grandes merveilles. M. le Prince me vint dire : « L'ordre que Monsieur a donné est fini aujourd'hui ; donnez-le nous ; et, pour ne le point donner à l'un ou l'autre le premier, comme vous parlerez à M. de Lorraine, j'avancerai auprès de vous, et vous nous le donnerez à tous deux à même temps ; » de sorte que, comme nous causions M. de Lorraine et moi, M. le Prince fit ce qu'il m'avoit dit, et me demanda l'ordre. Je fis façon de leur donner ; ils m'en prièrent tous les deux. Je leur donnai : Saint-Louis et Paris, et M. le Prince dit : « Vous me le donnâtes tout pareil le jour que vous arrivâtes d'Orléans, que j'envoyai un parti à la campagne. » Ces messieurs me le demandèrent pour le lendemain ; je leur donnai Sainte-Anne et Orléans. M. le Prince dit : « J'aurois deviné entre tous les saints et saintes du paradis celle que vous nous avez donnée, et entre toutes les villes de France, Orléans ; et, si je fais jamais la guerre contre vous, et qu'il n'y ait que deux jours à donner l'ordre, je passerai partout à coup sûr. »

Après avoir tout vu, je m'en revins à Paris, escortée par les troupes lorraines. Je ne voulus pas que M. le Prince vint à Charenton ; je le laissai à l'armée, et M. de Lorraine revint avec moi. Il venoit souvent souper avec moi, et après souper nous jouions à de petits jeux. Il y avoit ordinairement madame la duchesse d'Épernon. Madame de Choisy, qui n'y étoit point venue souper depuis le démêlé que j'ai dit, fut bien aise d'être agréable à M. de Lorraine, et de tâcher par là à se remettre dans le particulier avec moi. Mesdames de Fiesque et de Frontenac, et mademoiselle de Mortemart6 [en étoient aussi]. Il nous faisoit des histoires admirables : car il est un fort plaisant homme. Entre autres, il nous en fit une de M. de Brégy,7 qui avoit été envoyé de la cour le trouver, avant qu'il y vint la première fois : il dressa des articles d'accommodement sur la restitution de ses États, de la forme et de la manière que cela se feroit ; et à chaque article M. de Lorraine lui disoit : « Qui me sera caution de l'exécution ? » — « Moi, monsieur. » Il lui disoit : « Apostillez donc. » De sorte que [de Brégy] mettoit : Et le comte de Brégy en répond. Il le lui fit mettre ainsi à tous les articles, sans que M. de Brégy s'aperçut qu'il se moquoit de lui. Il nous fit ce conte assez plaisamment. Comme M. de Brégy prit congé de lui, il lui dit : « Ne revenez plus que les choses ne soient faites ; et même quand vous serrez une fois parti d'ici, ne tournez point la tête du côté de deçà. » Il ordonna à deux officiers de ses troupes de l'accompagner, et leur dit : « Si M. le comte tourne la tête, donnez-lui un coup de pistolet ; car il m'a promis de ne point regarder derrière lui. »

M. le Prince vint un matin dîner à Paris : il me vint voir l'après-dînée ; je me faisois peindre. Il y avoit beaucoup de monde chez moi : il m'envoya prier d'aller parler à lui à la porte. Comme nous y étions, le roi d'Angleterre entra : car Monsieur s'étoit raccommodé avec la reine, sa sœur, et j'ose dire que j'avois contribué à ce raccommodement, parce que j'avois eu l'honneur de la voir devant Monsieur. Ils allèrent [faire] un tour ; nous les fîmes accompagner jusques à la porte de la ville, puis ils revinrent. Le roi d'Angleterre entra, et M. le Prince fit excuse de se montrer si malpropre, s'excusant sur ce qu'il venoit de l'armée et qu'il s'y en retournoit. Le roi d'Angleterre lui dit qu'il se pouvoit bien montrer devant lui, puisqu'il se montroit devant moi.

Je suppliai le roi d'Angleterre de me permettre de dire un mot à M. le Prince, à qui j'avois affaire ; de sorte qu'il s'en alla avec toute la compagnie qui étoit dans ma chambre. M. le Prince me dit : « M. l'abbé Fouquet8 a été ici ; Monsieur l'a vu chez M. de Chavigny, et ensuite il a écrit une lettre que je vous enverrai : car je n'ai pas le loisir de vous en dire davantage. » Ce jour-là madame de Choisy me donnoit une comédie et une collation, où je priai le roi d'Angleterre de venir. Je m'en allai à Luxembourg où je trouvai encore M. le Prince, quoiqu'il fût fort tard ; ce qui me surprit, m'ayant dit qu'il s'en devoit aller. Je lui demandai ce qui l'avoit retenu, et s'il ne viendroit pas chez madame de Choisy ; il me dit que non, et qu'il avoit un mal de tête qu'il se mouroit, et qu'il l'empêchoit de s'en retourner à l'armée. J'eus curiosité d'envoyer voir s'il étoit à son logis, et je trouvai qu'il avoit dit vrai : car en sortant de Luxembourg il s'alla mettre au lit. La fête de chez madame de Choisy fut fort jolie, et tout ce qu'il y avoit d'hommes à Paris y vint ; pour des femmes, il n'y eut que celles que j'ai nommées, et qui étoient d'ordinaire chez moi les soirs.

Monsieur avoit vu l'abbé Fouquet une fois à Luxembourg, à ce que l'on disoit, et M. le Prince prétendoit que c'étoit sans sa participation. Monsieur disoit, de son côté, que M. le Prince en avoit fait de même. M. le Prince, suivant ce qu'il m'avoit promis, m'envoya la lettre par Jarzé, et m'écrivit un billet pour me prier de la faire copier, parce qu'elle étoit écrite de sa main. Je ne sais si Monsieur avoit voulu avoir l'original ; mais cela n'importe ; je la copiai moi-même. Elle fut prise par des cavaliers du régiment de Hollac, qui étoient allés en parti ; ils apportèrent à M. de Beaufort9 cette lettre, qui la donna à M. le Prince, qui la fit voir à Son Altesse royale, qui en fut un peu étonnée, et c'est par quoi l'on apprit toutes les circonstances qui avoient été cachées jusqu'alors.

LETTRE DE L'ABBÉ FOUQUET AU CARDINAL MAZARIN

« Ce matin 3 ...10 avoit promis de venir ; il a appris que M. de Turenne avoit envoyé deux mille chevaux au fourrage : il est allé après. J'ai été au Palais-Royal, où il est venu un grand nombre de bourgeois qui pour signal avoient mis du papier à leurs chapeaux. Me voyant, ils sont venus à moi avec la dernière joie, me demandant ce qu'ils avoient à faire, et quel ordre il y avoit pour eux, voulant aller au palais d'Orléans et exciter des séditions par les rues. Je n'ai pas cru que l'affaire se dût mal embarquer ; j'ai cru qu'il étoit nécessaire que j'envoyasse en diligence demander les hommes de commandement que l'on vouloit mettre à leur tête. Il n'y faut pas perdre un moment de temps. Le maréchal d'Étampes11 passa : ils l'ont obligé à prendre du papier, dont il a été assez embarrassé ; et sur ce que je lui ai dit qu'il en verroit bien d'autres, il m'a répondu qu'il ne falloit point faire de rodomontade, et qu'il falloit faire la paix. M. le duc d'Orléans a souhaité de me voir12 : j'ai été une heure avec lui ; j'ai trouvé seulement qu'il a un peu insisté sur les troupes, disant qu'il ne vouloit que sortir honorablement de cette affaire. Je lui ai dit que quand même on les accorderoit, elles seroient cassées au premier jour. Il m'a dit que, si l'on en réformoit d'autres, il consentoit que celles-là le fussent aussi. Il m'a dit qu'il n'étoit point d'avis que l'on mît, par un article séparé, que M. de Beaufort sortiroit de Paris ; et qu'il lui feroit faire ce qu'il trouveroit juste, aussi bien que la récompense que l'on propose de donner au fils de M. Broussel pour son gouvernement.13 Il m'a dit que pour le parlement, il seroit bien aise que la réunion se fît de manière qu'elle ne blessât point l'autorité du roi ; mais qu'il seroit bien aise que le parlement ne fût pas mal satisfait de lui. Et, par-dessus tout, M. de Chavigny m'a assuré que, quand M. le Prince ne s'accommoderoit point, Monsieur s'accommoderoit.

» J'ai vu qu'il vouloit être médiateur entre la cour et M. le Prince, ayant voulu entrer dans le détail de tous les articles. Nous aurons contentement de celui de La Rochelle et de la cour des aides, pourvu qu'il ne vienne point de faux jours à travers qui détournent M. le duc d'Orléans. Tous les amis de M. le Prince approuvent lesdites propositions de la manière dont la cour souhaite qu'elles se passent : j'espère une trêve dès demain. Il y a une chose que M. de Chavigny me propose : c'est que M. le duc d'Orléans auroit peine à consentir que M. le cardinal fût nommé dans l'amnistie ; qu'il croyoit qu'il étoit bon que l'on cassât tous les arrêts qui ont été donnés, et que M. le cardinal fût justifié par une déclaration particulière ; et la raison de cela est qu'il falloit que Monsieur reçût l'amnistie, et qu'il aimoit mieux solliciter secrètement la justification, et que, la réunion étant le premier article, si cela n'étoit stipulé, il n'y auroit rien de fait ; ainsi, que M. le cardinal auroit sa sûreté tout entière. M. de Chavigny et M. de Rohan sont allés au camp pour amener demain M. le Prince.

» Autant que je le puis conjecturer, les affaires réussiront bien ; peut-être demandera-t-on quelque argent pour le rétablissement de Taillebourg. Pour Jarzé, n'ayant ordre de rien accorder, je me tiendrai ferme là-dessus. M. de Broussel s'est démis de la prévôté des marchands, dont il s'est repenti deux heures après, et sur ce repentir, M. le duc d'Orléans demanda à M. de Chavigny ce qu'il avoit à faire. Il lui répondit : « Il s'en est démis, sans vous en parler ; parlez-lui en, sans le rétablir. » Si les affaires s'échauffent un peu, c'est un homme que je vois bien que l'on pourra accabler. Le cardinal de Retz fut hier deux heures avec M. de Lorraine, et lui fit espérer de grands avantages, s'il se vouloit lier avec lui, et dit, en même temps qu'il a fait dire aux têtes de papier (c'est ainsi que l'on nomme la nouvelle union) qu'il gouvernoit tout à la cour, et qu'ils ne réussiroient jamais, s'ils ne le demandoient pour leur chef, dont la plupart me sont venus demander avis. Je leur ai dit qu'il étoit bon d'avoir des gens de guerre à leur tête ; et qu'il falloit faire beaucoup de civilité au cardinal de Retz ; même, s'il a des amis, lui demander secours ; mais que, pour suivre ses ordres, je ne croyois pas cela fût nécessaire. Ce que je crois qui le sera est que je raccommode avec lui en apparence, si je crois qu'il veuille servir. Demain, à dix heures du matin, j'aurai la dernière résolution de toutes choses. M. le Prince, si la paix ne se conclut point, ne croyant plus de sûreté pour lui dans Paris, emmenera son armée. Il est nécessaire que l'on nous envoie des placards imprimés.14 »

Je me souviens que la veille que cette sédition du papier15 arriva, M. de Lorraine étoit à mon logis. L'on nous dit que la comtesse de Fiesque étoit au lit et qu'il y alloit force dames jouer chez elle. M. de Lorraine me proposa d'y aller : nous y fûmes, et j'y demeurai tout le soir ; j'envoyai querir mon souper et les comédiens. Au milieu de la comédie on vint dire à M. de Lorraine que Son Altesse royale le demandoit ; il eut grande peine à y aller. L'on revint une seconde fois ; ce qui l'obligea de quitter la comédie, que l'on n'acheva point. Nous attendîmes son retour. Il nous dit : « Ce n'étoit rien ; c'est votre père à qui on donne des terreurs paniques. M. de Chavigny est venu sans collet ni manchettes, effrayé au dernier point, pour lui donner avis que demain il se passera quelque chose de considérable et de fort terrible, et que l'on a beaucoup à craindre. Pour moi, je m'en mets l'esprit en repos ; et s'il arrive quelque chose, je périrai en bonne compagnie. »

Le lendemain, à mon réveil, j'appris que l'assemblée, dont la lettre parle, s'étoit faite au Palais-Royal, et que l'on prenoit du papier. J'allai au palais d'Orléans, et je dis à Son Altesse royale : « Voici une occasion de ma force ; je vous supplie de me permettre de m'y en aller avec ce qu'il y a de gens céans. Je prendrai les principaux chefs ; si l'on me croit, l'on en pendra quelques-uns, et s'il y a des officiers des troupes, l'on les mettra à la Bastille. » Son Altesse royale ne voulut point me permettre d'y aller.16

En même temps Gramont, qui est à Son Altesse royale, reçut une lettre d'un de ses neveux qui étoit capitaine dans le régiment de Piémont, lequel lui mandoit : « Nous sommes commandés cent officiers sous le commandement de M. de Pradelles, avec ordre de faire main basse sans exception ; je souhaite que vous évitiez cette occasion, ou que ce dessein manque. Je vous en avertis afin que vous vous en défendiez. »

Pradelles vint avec madame de Fouquerolles, sans passe-port pour lui ; cette dame en avoit eu un de Son Altesse royale, par le moyen de M. de Saujon, qui favorisoit volontiers les gens malintentionnés pour le parti. Monsieur se mit fort en colère contre madame de Fouquerolles, et lui dit qu'elle répondoit de Pradelles. L'on le fit chercher pour l'arrêter, mais l'on ne le trouva pas. Cette affaire alla à rien ; ils durent connoître par là qu'ils avoient moins de crédit qu'ils ne pensoient. Les placards firent horreur : car ils disoient que le roi autorisoit ce nouveau parti pour la destruction du nôtre, et qu'il donneroit grâce à tous ceux qui en seroient et qui tueroient qui que ce fût sans exception de personne. M. le Prince étoit dans son lit, malade d'une douleur de tête fort grande. Force gens crurent qu'il avoit une autre maladie ; cela étoit faux, et on lui faisoit tort, aussi bien qu'à la dame que l'on disoit la lui avoir donnée.

L'on établit un parlement à Pontoise ne reconnoissant plus celui de Paris,17 à qui on avoit envoyé ordre d'aller à Montargis : à quoi il n'avoit pas obéi. Depuis ce temps-là celui de Pontoise se nommoit le parlement de Paris, transféré par les ordres du roi audit lieu. Il étoit justement [composé de] ce qu'il falloit de juges pour faire un arrêt. Car je ne pense pas qu'il y en eût plus de douze ; et, pour marque de leur petit nombre, Benserade,18 homme d'esprit et qui s'est signalé en ces temps par ses beaux vers, dit un jour à la reine, qui lui demandoit d'où il venoit : « Je viens de la prairie, madame, où tout le parlement étoit dans un carrosse coupé. »

M. de Lorraine recevoit souvent des lettres de la cour. Bartet19 le vint trouver de la part de M. le cardinal : il me montroit toutes ses lettres, et souvent y faisoit réponse dans mon cabinet. Il vouloit même me faire voir ceux qui venoient, mais je n'osai ; car Monsieur m'auroit grondée. Madame de Châtillon mouroit d'envie de donner dans la vue à M. de Lorraine ; elle vint un soir, parée, ajustée, la gorge ouverte, se montrant et disant : « Au moins, je ne suis pas bossue. Ma robe est-elle bien faite ? Je ne vous le demande pas, monsieur, car les hommes ne s'y connoissent point ; mais pour aux pierreries, vous vous y connoissez : je vous prie de me dire comme vous trouvez mes perles. » Il ne prit pas quasi la peine de lui répondre, et me disoit : « Ne la retenez point à souper, je vous en prie ; je voudrois qu'elle s'en fût déjà allée. » A la fin elle s'en alla.

Dès qu'elle fut partie, il nous dit : « Voilà la plus sotte femme du monde ; elle me déplaît au dernier point. » Il me conta qu'il avoit été voir il n'y avoit qu'un jour ou deux, et qu'elle avoit fait trouver chez elle un marchand avec force pierreries, dans l'intention, à ce qu'il croyoit, qu'elle espéroit qu'il lui feroit quelque présent. Mais il l'attrapa bien ; car il dit au marchand qu'il n'avoit point d'argent. Elle lui disoit : « On vous fera crédit, si vous avez envie de quelque chose. » Enfin il nous fit cette histoire le plus agréablement du monde et le plus ridiculement pour elle.

Un soir que M. de Lorraine étoit chez moi, un des amis du maréchal d'Hocquincourt me vint trouver pour me dire qu'il étoit plus que jamais dans le dessein de traiter avec nous. Je lui dis : « Je ne comprends pas pourquoi : c'est un homme établi qui n'a que faire de nous, et je n'ai jamais été surprise, lorsque Monsieur m'a commandé de lui écrire, qu'il m'ait répondu qu'il avoit bu à ma santé ; car je ne trouvois pas qu'il pût répondre plus à propos que de ne répondre rien. » Ce gentilhomme, nommé le marquis de Vignacourt, me dit qu'il étoit las d'être inutile, et qu'à quelque prix que ce fût il vouloit traiter, mais non pas avec Monsieur ni [avec] M. le Prince, mais avec moi.

J'en parlai à M. de Lorraine, qui me dit : « Voici la meilleure affaire du monde : car Péronne est sur le chemin de Flandres ; l'on ira et l'on viendra aisément, et il n'y a rien que les Espagnols ne fassent pour cela. » Je lui dis que je ne voulois point traiter avec les Espagnols ; il me dit : « Voici un expédient : vous traiterez avec moi, et moi avec les Espagnols ; faisons cette affaire sans en parler à Son Altesse royale ni à M. le Prince. Ils seront trop heureux, [lorsqu'elle] sera faite de l'apprendre. » M. de Lorraine dit à M. de Vignacourt : « Croyez-vous que M. le maréchal d'Hocquincourt remette Ham et Péronne entre les mains de Mademoiselle, c'est-à-dire qu'il souhaite qu'elle en soit maîtresse, pourvu que l'on lui donne un corps à commander ? » Il n'en fit aucune difficulté, [et] qu'il ne fît tout ce que l'on voudroit.

A l'instant, M. de Lorraine appela Clinchamp qui étoit dans ma chambre ; nous entrâmes dans mon cabinet pour lui dire ce que nous venions de dire. Nous résolûmes force choses, qui étoient que l'on paieroit les garnisons de Ham et de Péronne à M. de Hocquincourt ; que l'on lui donneroit encore trois régiments de cavalerie, savoir le sien, celui d'un de ses fils, et un autre pour un gentilhomme de ses amis, nommé Blainville, qui serviroit de maréchal de camp ; son régiment d'infanterie et ses dragons, et une compagnie de gendarmes et de chevau-légers. J'aurois mis sur pied mon régiment de cavalerie et celui d'infanterie ; je n'avois encore destiné personne pour en être le mestre de camp ; mes deux compagnies de gendarmes et chevau-légers eussent servi dans cette armée : car ç'auroit été la mienne. Monsieur avoit [la sienne] et M. le Prince aussi ; de sorte que celle-là l'on l'eût appelée celle de Mademoiselle. Je prétendois que les comtes d'Escars et de Hollac eussent quitté celle de Monsieur pour y servir, y ayant assez d'officiers généraux [dans celle de Monsieur]. Les Espagnols auroient donné des troupes, sans donner d'officier général à les commander, et choses nécessaires pour cela.

Notre plan fait avec M. de Lorraine et Clinchamp, qui me répondoit que le comte de Fuensaldagne seroit ravi d'avoir cette occasion de me donner des marques de la vénération qu'il avoit pour moi, nous appelâmes M. de Vignacourt, qui dit qu'il partiroit le lendemain, et qui me demanda quelqu'un à moi pour aller avec lui. Il nous dit : « Je crois que, mais que20 les réponses soient venues de Flandre, [et] que toutes ces troupes soient sur pied, M. le maréchal d'Hocquincourt seroit bien aise que Mademoiselle fît un tour à Péronne, pour faire voir que c'est entre ses mains qu'il remet la place, et que c'est elle qui le met à la tête de son armée. » Je lui dis : « Quand nous en serons là, j'irai très-volontiers. » M. de Lorraine et Clinchamp écrivirent au comte de Fuensaldagne ; le gentilhomme que j'y voulus envoyer tomba malade et n'y sut aller.

[octobre 1652] Peu de temps après, M. de Lorraine partit avec l'armée.21 Je pense que cette marche et le retour du roi à Paris22 firent connoître au maréchal d'Hocquincourt qu'il étoit trop tard de s'engager avec nous ; de sorte que nous n'eûmes point de réponse, et tout ce beau dessein fut rompu.

Comme j'étois à Orléans, il se présenta une occasion quasi pareille, en ce que c'étoit un grand dessein, dont la fin fut de même. Comme l'on me venoit dire tous ceux qui étoient aux portes, devant qu'ils entrassent, l'on me demanda permission pour un gentilhomme nommé Des Bruris,23 qui venoit de la cour et qui s'en alloit à Paris. Je dis que l'on me l'amenât. je lui demandai des nouvelles de la cour ; il me dit qu'il n'en savoit point, et qu'il y étoit allé pour faire sortir un frère qu'il avoit prisonnier dans le château d'Amboise pour quelque chose qui regardoit les affaires de Brisach,24 où il en avoit deux autres officiers. Je lui dis qu'il n'avoit qu'à s'en aller ; il me supplia de lui permettre de demeurer ce soir-là à coucher dans la ville. J'en fis beaucoup de difficulté. Il me dit qu'il me supplioit qu'il me pût dire un mot en particulier ; je l'écoutai.

Il me dit : « J'ai deux frères dans Brisach qui y ont quelque crédit, et je serai bien aise de vous entretenir là-dessus. » Je lui permis de demeurer, et le soir il me conta que, dans l'incertitude où étoit Charlevoix du parti qu'il avoit à prendre, ses frères lui avoit proposé de se mettre entre les mains de Son Altesse royale ; qu'ils [le] lui avoit mandé, et qu'il lui en avoit fait la proposition ; que Son Altesse royale lui avoit ordonné d'en parler à M. de Saujon, et qu'il lui avoit dit que Monsieur ne pouvoit pas donner les fonds qu'il falloit pour payer ce qui étoit dû à la garnison, et que l'affaire en étoit demeurée là ; que si la chose étoit encore en même état, et que la cour n'eût rien fait avec Charlevoix, il ne doutoit pas que, si j'y voulois entendre, ils ne se donnassent à moi avec bien plus de joie qu'ils n'auroient fait à Son Altesse royale. Je lui dis de leur écrire que je trouverois, du jour au lendemain, de quoi payer le garnison et récompenser Charlevoix, s'il vouloit sortir [de la place], et que je serois fort aise d'en être maîtresse.

Je trouvai cela le plus beau du monde et le plus digne de moi : car cela m'auroit fait considérer à la cour dans notre parti, et dans un traité j'y aurois trouvé mon compte. Car, outre que cela eût beaucoup contribué à mon établissement, cela auroit obligé le roi à me donner, en lui remettant [Brisach], satisfaction sur beaucoup d'intérêts que j'ai à démêler avec lui pour la succession de feu M. le connétable de Bourbon25 et mes prétentions sur Sedan, en faveur du testament de Robert de La Mark26 pour M. de Montpensier.

Comme je prétendis faire la chose sans en dire pas un mot à Monsieur qu'elle ne fût achevé, et que j'aurois eu peur que, si je lui eusse donné part, il ne l'eût voulu être,27 je m'étois proposé que, quand le sieur Des Bruris auroit réponse de ses frères, j'enverrois le comte de Hollac, qui n'est pas éloigné de Brisach, qui demanderoit congé à Son Altesse royale, sous prétexte de quelque affaire pressante qu'il auroit en son pays ; que je lui donnerois le gouvernement, et que la garnison que j'y mettrois seroit de Suisses et d'Allemands, et qu'après je verrois si j'y en mettrois d'autres, et qu'il paroîtroit que lui [le comte de Hollac], étant en son pays, ayant trouvé occasion de se rendre maître de Brisach, l'auroit fait et me l'auroit ensuite envoyé offrir, et que je n'y aurois n autre part. Voilà comme j'avois projeté la chose, qui manqua comme celle de M. d'Hocquincourt, parce qu'ils28 avoient traité avec la cour ; et Son Altesse royale, par son bon ménage, avoit manqué cette entreprise, que je ne manquai que de peu : car l'argent ne me retiendra jamais dans toutes mes actions, ayant la volonté et le pouvoir de le bien employer.

M. le Prince fut quelque temps malade, pendant lequel il vint nouvelle que madame sa femme étoit accouchée d'un fils.29 Je lui envoyai faire compliment ; il me manda qu'il n'y avoit pas de quoi se réjouir, l'enfant ne pouvant vivre. A deux ou trois jours de là l'on eut nouvelle que madame la Princesse étoit à l'extrémité : cela renouvela fort les bruits [de mon mariage avec M. le Prince].

M. de Chavigny eut grand démêlé avec lui, et le même jour il tomba malade d'une maladie de laquelle il mourut au bout de dix ou douze jours.30 Beaucoup ont dit que c'étoit de saisissement de quoi M. le Prince l'avoit gourmandé ; d'autres disent que c'est de quoi il n'y avoit plus de confiance. Le jour qu'il agonisoit, la comtesse de Fiesque donna une fête chez elle fort jolie, un souper très-magnifique, la comédie et les violons. Madame de Frontenac n'y vint point, parce que M. de Chavigny étoit son proche parent. Jamais fête ne fut si ennuyeuse : M. le Prince étoit de mauvaise humeur, et M. de Lorraine aussi. Monsieur n'y voulut pas demeurer. Madame de Châtillon y vint étaler tous ses charmes, que M. le Prince méprisa fort, et ne la regarda point, et même l'on disoit que pendant sa maladie il lui avoit fait refuser la porte toutes les fois qu'elle étoit allée pour le voir ; je n'en sais point la raison. Il étoit négligé au dernier point, ayant un justaucorps de velours, un manteau par-dessus, point poudré. Comme on lui demanda s'il vouloit manger, il répondit : « Je ne prends que de bouillons ; je suis encore malade. » A la comédie, il se mit derrière moi, disant : « Je servirai de capitaine des gardes à Mademoiselle ; car je ne veux pas me montrer pour mettre mon chapeau : je suis vieux et malade. » Jamais on n'a vu une plus jolie fête ni une où l'on se soit plus ennuyé.

Pendant la maladie de M. le Prince les ennemis décampèrent un beau matin ; battirent aux champs, et partirent ainsi à la vue de notre armée, sans que l'on se mit en devoir de les charger ; ce qui eût été fort à propos et assez aisé, et assurément fort avantageux. Quand M. le Prince le sut, il fut dans la dernière colère, et disoit : « Il faut donner des brides à Tavannes et à Valon ; car ce sont des ânes. » L'on loua fort M. de Turenne de cette retraite, et cette belle action ne surprit pas : car c'est un fort grand capitaine, et celui de ce temps qui est le plus loué pour savoir bien prendre son parti et éviter de combattre, quand il n'est pas posté le plus avantageusement. Ils marchèrent vers Melun, prirent Brie-Comte-Robert, où nous avions mis quelque petite garnison. Dès lors l'on parla de décamper, parce que la proximité de l'armée de Paris faisoit fort crier ; et quand celle des ennemis y étoit, nous disions que nous ne nous y étions mis que pour défendre [la ville] des mauvais desseins qu'ils avoient contre Paris.

M. de Lorraine continuoit à ne bouger de chez moi ; il se mit dans la tête de me marier à l'archiduc, et de faire en sorte que le roi d'Espagne lui donnât les Pays-Bas. Il me disoit : « Vous serez la plus heureuse personne du monde : il ne se mêlera de rien ; il sera tout le jour avec les jésuites, ou à composer des vers et les mettre en musique, et vous gouvernerez. Car je suis assuré que les Espagnols auront la dernière confiance en vous ; et la seule contrainte que vous aurez avec lui, ce sera qu'il vous fera voir des comédies en musique qui vous ennuieront, parce que vous ne l'aimez pas : car sans cela elles sont assez divertissantes. C'est le meilleur homme du monde ; et sérieusement ne le voulez-vous pas bien ? » Je lui répondis : « Je suis de ces gens qui veulent toujours leurs avantages, et la demeure de Flandre me plairoit fort. » Tous les jours il me disoit : « Quand nous serons en Flandre, nous ferons telle chose. » Je lui répondois : « C'est que c'est une si grande affaire que de se marier, que l'on n'en peut entendre parler si souvent et écouter toujours cela sans chagrin. » M. le Prince n'étoit point de cette affaire ; il n'y avoit que M. de Lorraine, madame de Frontenac, et moi.31

Le jour de leur départ arriva32 ; ils vinrent tous deux le soir me dire adieu, ne témoignèrent être fort satisfaits des assurances que Son Altesse royale leur avoit données de ne point traiter sans leur participation, et de ne les point abandonner. Le dimanche au matin, qui fut le jour de leur départ, M. le Prince dit à Préfontaine, qui étoit allé prendre congé de lui : « Allez-vous-en dire à Mademoiselle que je la supplie de ne point sortir ; car M. de Lorraine veut que nous allions recevoir ses commandements. » Ils y vinrent tous deux ; je les entretins un moment séparément, puis tous deux ensemble. Ils me dirent : « Son Altesse royale vient de donner encore les dernières assurances qu'il ne traitera point sans notre participation ; qu'il ne souffrira point que les capitaines des quartiers aillent à Saint-Germain supplier le roi de revenir, et qu'il fera son possible pour les en empêcher ; de sorte que nous nous en allons contents tâcher à faire quelque chose de considérable ce reste de beau temps ; puis, quand nous aurons mis les troupes en quartier d'hiver, nous reviendrons aux bals et aux comédies. L'on a eu furieusement de la peine, il faut avoir du plaisir. »

Cela étoit si beau de voir la grande allée de Tuileries toute pleine de monde, tous bien vêtus, ayant des habits neufs, parce que l'on n'avoit quitté que ce jour-là de deuil de M. de Valois, et que c'étoit aussi la saison d'avoir des habits d'hiver neufs. M. le Prince en avoit un fort joli, avec des couleurs de feu, de l'or, de l'argent, et du noir sur du gris, et l'écharpe bleue à l'allemande, sous un justaucorps qui n'étoit point boutonné. J'eus grand regret à les voir partir, et j'avoue que je pleurai, en leur disant adieu. M. de Lorraine me divertissoit fort ; ils me firent entendre la messe à deux heures sonnées. On se trouvoit si seul ; l'on étoit si étonné de ne voir plus personne. Cela causoit bien de l'ennui ; et il fut bien accru par le bruit qui courut que le roi venoit, et que nous serions tous chassés.

Je recevois tous les jours des nouvelles de M. le Prince et de M. de Lorraine, et je leur en mandois de Paris. Monsieur me manda un jour de m'aller promener à cheval avec lui dans la plaine de Grenelle ; je lui dis les mauvais bruits qui couroient, et comme l'on disoit que pour moi je serois reléguée à Dombes ; que cela ne me plaisoit guère. Il m'assura fort du contraire.

Du côté de la cour, ils avoient levé tous les obstacles qui pouvoient empêcher le roi d'être agréablement reçu : car le cardinal Mazarin s'en étoit retournée en Allemagne. Les capitaines des quartiers furent mandés par le roi, et donnèrent avis à Son Altesse royale qu'ils s'en alloient à Saint-Germain. Je m'en allai à Luxembourg pour lui représenter ce qu'il avoit promis à M. le Prince et à M. de Lorraine. Je trouvai M. de Rohan affairé, me disant : « Il faut que Monsieur empêche cela. » Comme je lui en parlai, il me répondit : « Je n'ai rien promis à M. le Prince ; il est en état de traiter quand il voudra, et moi je suis ici tout seul abandonné. » Cela ne me plut guère ; je l'écrivis à M. le Prince.

Ils partirent, ces capitaines,33 et M. de Rohan me dit : « Il faut que Son Altesse royale monte à cheval et aille aux portes pour les empêcher d'entrer. » M. de Rohan envoya ses chevaux l'attendre devant les Tuileries ; il se démena, fit bruit et point de besogne. Le samedi au matin, comme je me coiffois, Sanguin, maître d'hôtel ordinaire du roi, entra dans mon cabinet et me dit : « Voilà une lettre que le roi m'a commandé de vous rendre. » Elle contenoit que, s'en allant à Paris et n'ayant point d'autre logement à Monsieur, son frère, que les Tuileries, il me prioit d'en déloger dans le lendemain midi, et qu'en attendant que j'eusse trouvé un logis, je pouvois aller loger chez M. Damville,34 dans la rue de Tournon. Je dis à Sanguin que j'obéirois aux ordres du roi et que je m'en allois en rendre compte à Son Altesse royale, et qu'il revint l'après-dînée ; que je me donnerois l'honneur de faire réponse à Sa Majesté.

Je m'en allai à Luxembourg, où je trouvai Son Altesse royale fort étonnée. Je lui demandai ce que j'avois à faire ; il me dit d'obéir. J'envoyai chercher le président Viole et Croissy,35 à qui M. le Prince m'avoit priée, en partant, de faire donner part de toutes choses comme à ses deux meilleurs amis, et en qui il avoit le plus de confiance. Le président Viole me dit que le bruit couroit que Son Altesse royale étoit d'accord avec la cour, et me montra les articles. Je lui dis : « Vous le connoissez ; je ne répondrois pas de lui. Mais à quoi puis-je servir M. le Prince ? C'est ce qu'il faut voir. » Il fut d'avis que je m'en allasse loger à l'Arsenal, et que je ferois dépit à la cour. Croissy fut de la même opinion.

Je m'en allai le soir à Luxembourg, où je fis cette proposition à Monsieur ; il me dit qu'il le trouveroit bon. Comme je revins, je trouvai madame d'Épernon et madame de Châtillon, qui m'attendoient à mon logis, et qui étoient fort affligées, aussi bien que moi, de quoi je quittois les Tuileries : car c'est le plus agréable logement du monde et que j'aimois fort, comme un lieu j'avois demeuré depuis l'âge de huit jours. Elles me demandèrent si j'irois chez Damville ; je leur dis que non, et que je m'en irois à l'Arsenal. Madame de Châtillon dit : « Je ne sais pas qui vous a donné ce conseil, mais rien n'est plus mal à propos ni si inutile à M. le Prince ; et si c'est de ses amis qui vous ont donné ce conseil, je ne sais pas à quoi ils pensent. » Je lui dis que c'étoit Croissy et le président Viole. Elle répliqua : « Quoi ! feriez-vous des barricades en l'état où sont les choses, et pourriez-vous tenir contre la cour ? Ne vous mettez point cela dans la tête ; songez seulement à votre retraite : car je vous avertis, comme votre servante, que M. votre père a traité : qu'il est d'accord, et qu'il a dit que pour vous il n'en répondoit point, et qu'il vous abandonnoit. »

Je la remerciai de son avis que je trouvai de bonne foi, et j'ordonnai à Préfontaine d'aller dès le grand matin voir ces messieurs, et leur dire ce que j'avois appris, et que sur cela, il me paroissoit que je devois changer de résolution. Ils en convinrent. Il y eut quelques gens qui furent d'avis que j'allasse loger au palais Mazarin, parce que, pour m'en ôter, la cour me donneroit quelque beau logement. Ce ne fut point l'avis de Son Altesse royale ni la mienne. Je voulus loger au logis de feu M. de Noyers, secrétaire d'État, parce qu'il étoit vide et commode, ayant une porte dans les Tuileries pour me promener, et que mon écurie, où logeoient quasi tous mes gens, n'en étoit pas éloignée. Mais M. de Noyers étoit à la campagne et avoit emporté toutes les clefs ; je les envoyai querir. Je résolus d'aller coucher chez la comtesse de Fiesque la jeune. Je fus voir le logis de M. d'Emery, que l'on vouloit louer. Son Altesse royale me vit dans cet embarras de n'avoir point de logis et de ne savoir quasi où loger, sans m'offrir une chambre à Luxembourg. J'étois si peu accoutumée à recevoir de lui aucune marque d'amitié, que je ne m'apercevois pas qu'il dût m'offrir un logement. Je m'en allai coucher chez la comtesse de Fiesque, assez étourdie de tout ce que je voyois.

Le lendemain, comme je revins de la messe des Feuillants, où j'étois allée par les Tuileries à pied, l'on me vint dire que Monsieur avoit eu ordre de s'en aller.36 J'envoyai à Luxembourg, et je lui écrivis un billet. Il dit au page qui le lui avoit rendu : « Dites à ma fille qu'elle ne sait ce qu'elle dit. » Madame de Châtillon entra comme je dînois ; mes violons jouoient. Elle me dit : « Avez-vous le cœur d'entendre des violons ? nous serons tous chassés. » Je lui répondis : « Il faut s'attendre à tout et s'y résoudre. » Je ne laissai pas de me faire coiffer, dans l'incertitude si je verrois la reine : car, après avoir vu madame la Princesse la venir voir à Bourg en sortant de Bordeaux, je trouvois tout possible. Nous nous en allâmes chez madame de Choisy, dont le logis a une fenêtre qui regarde sur la place du Louvre,37 pour voir passer le roi. Il y avoit un homme qui vendoit des lanternes pour mettre aux fenêtres, comme l'on fait les jours de réjouissances, et qui crioit : Lanternes à la royale ! Je lui criai étourdiment : « N'en avez-vous point à la Fronde ? » Madame de Choisy me disoit : « Seigneur Dieu ! vous voulez me faire assommer. »

Monsieur fut le matin au Palais pour assurer messieurs du parlement qu'il n'avoit point de traité fait, et qu'il ne se sépareroit point des intérêts de la compagnie ; qu'il périroit avec eux. Il leur parla en ces termes ou encore plus exprès ; la compagnie le remercia. C'étoit le lundi au matin. L'on nous vint dire chez madame de Choisy, que Son Altesse royale avoit ordre de s'en aller. Je m'en allai courant à Luxembourg. En entrant, je trouvai M. le duc de Rohan qui étoit accusé, et avec assez de raison, d'être bien à la cour, et d'avoir abandonné les intérêts de M. le Prince, à qui il avoit assez d'obligation. Je lui en dis mon sentiment assez vertement ; puis j'entrai dans le cabinet de Madame, où je trouvai Monsieur, à qui je demandai s'il avoit ordre de s'en aller. Il me dit qu'il n'avoit que faire de m'en rendre compte. je lui dis : « Quoi ! vous abandonnez M. le Prince et M. de Lorraine ! » Il me répliqua encore la même chose. Je le suppliai de me dire si je serois chassée ; il me dit qu'il ne se mêloit point de ce qui me regardoit ; que je m'étois si mal gouvernée avec la cour, qu'il déclaroit qu'il ne se mêleroit point de ce qui me regardoit, puisque je n'avois point cru ses conseils.

Je pris la liberté de lui dire : « Quand j'ai été à Orléans, ç'a été par votre ordre ; je ne l'ai pas par écrit, parce que vous me le commandâtes vous-même ; mais j'en ai [de vos ordres par écrit] pour toutes les choses qui y étoient à faire, et mêmes des lettres de Votre Altesse royale plus obligeantes qu'il ne m'appartenoit, où elle me témoigne des sentiments de bonté et de tendresse, qui ne m'eussent pas fait croire que Votre Altesse royale en dût user comme elle en use présentement. — Et l'affaire de Saint-Antoine, me dit-il, ne croyez-vous pas, Mademoiselle, qu'elle vous a bien nui à la cour ? Vous avez été si aise de faire l'héroïne, et que l'on vous ait dit que vous l'étiez de notre parti, que vous l'aviez sauvé deux fois, que, quoi qu'il vous arrive, vous vous en consolerez, quand vous vous souviendrez de toutes les louanges que l'on vous a données. »

J'étois dans un grand étonnement de le voir en telle humeur. Je lui répartis : « Je ne crois pas vous avoir plus mal servi à la porte Saint-Antoine qu'à Orléans. J'ai fait l'une et l'autre de ces deux choses si reprochables par votre ordre ; et, si c'étoit encore à recommencer, je le ferois, puisque c'étoit de mon devoir de vous obéir et de vous servir. Si vous êtes malheureux, il est juste que j'aie ma part à votre mauvaise fortune ; et, quand je ne vous aurois pas servi, je ne le lairrois pas d'y avoir participé. C'est pourquoi, il vaut mieux, à ma fantaisie, avoir fait ce que j'ai fait, que de pâtir pour rien. Je ne sais ce que c'est que d'être héroïne : je suis d'une naissance à ne jamais rien faire que de grandeur et de hauteur en tout ce que je me mêlerai [de faire], et l'on appellera cela comme l'on voudra ; pour moi, j'appelle cela suivre mon inclination et suivre mon chemin ; je suis née à n'en pas prendre d'autre. »

Après que cette boutade [de Son Altesse royale] fut passée, il revint ; je le suppliai de me permettre de loger à Luxembourg, ne jugeant pas à propos d'être si près du Louvre, n'y allant pas. Il me répondit : « Je n'ai point de logement. » Je lui dis : « Il n'y a personne céans qui ne me quitte le sien, et je pense que personne n'a plus de droit d'y loger que moi. » Il me répartit aigrement : « Tous ceux qui y logent me sont nécessaires, et n'en délogeront pas. » Je lui dis : « Puisque Son Altesse royale ne le veut point, je m'en vais loger à l'hôtel de Condé, où il n'y a personne. — Je ne le veux pas. — Où voulez-vous donc, Monsieur, que j'aille ? — Où vous voudrez ; » et s'en alla.

Je m'en allai chez la comtesse de Fiesque, qui étoit au lit ; elle s'étoit blessée, il n'y avoit que deux jours. Je lui demandai si elle n'avoit vu personne, et si elle n'avoit rien appris depuis que la cour étoit arrivée ; elle me dit que les uns disoient que je serois chassée, les autres que l'on me vouloit arrêter. Ni l'un ni l'autre de ces discours ne me plurent. Sa belle-mère étoit présente, qui me dit : « Je vois bien que sur cela vous voulez prendre quelque résolution ; je suis vieille et malsaine : je ne veux point me brouiller à la cour. Adieu, je m'en vais à ma chambre, afin que, si on me demande de vos nouvelles, je puisse dire en vérité que je n'en sais point. »

Il y resta madame de Frontenac et Préfontaine, lequel me dit qu'il ne voyoit pas quel sujet j'avois de m'inquiéter ; que pour m'arrêter, c'étoit une terreur panique que j'avois, et que cela ne sera point sûrement ; que, pour me chasser, le roi étoit le maître, et qu'en quelque lieu que je fusse, l'on me trouveroit bien pour me donner ses ordres, et, que d'être dans Paris cachée, je mènerois une vie incommode, et qu'il ne falloit pas que des personnes de ma condition fissent des mystères de rien et inutilement. Je lui répondis : « Je verrai ce que Monsieur fera ; mais je ne veux point coucher ici absolument. » La comtesse de Fiesque me proposa d'aller coucher chez madame de Bonnelle, qui est son intime amie ; mais je songeai que c'est une joueuse ; que son mari tient quelquefois table ; enfin que c'est une maison où il va beaucoup de gens de la cour, et qu'ainsi on y seroit malaisément caché.

Madame de Frontenac me proposa si je voulois aller chez madame de Montmort,38 sa belle-sœus : que c'étoient des gens retirés, qui ne voyoient quasi personne, et que c'est une grande maison. Je trouvai que cela étoit fort à propos. Je m'en allai à ma chambre, et je demandai mon souper, et dis : « Que tout le monde sorte ! je veux écrire ; qu'il ne demeure que madame de Frontenac, Préfontaine et Pajot, » qui est une de mes femmes de chambre.

Comme la porte fut fermée, je sortis par une autre, et nous montâmes tous quatre dans le carrosse de Préfontaine. Nous allâmes droit chez madame de Montmort, qui n'y étoit pas ; elle étoit allée voir arriver le roi avec madame de Beringhen.39 Nous allâmes chez Croissy qui étoit tout contre. Préfontaine descendit pour lui parler ; mais il n'y étoit pas. Le président Viole, que j'avois envoyé querir, arriva, qui se mit dans notre carrosse ; il étoit furieusement étonné de tout ce qu'il voyoit, et de savoir ce que deviendroit Monsieur.

Je ne me puis empêcher de mettre ici une chose qui n'est qu'une badinerie, mais qui me fit assez rire et dont je rirai bien encore mais que je revoie le président Viole. On avoit fait une chanson qui disoit :

Messieurs de la noire cour,
Rendez grâces à la guerre ;
Vous êtes Dieu dessus terre
Et dansez à Luxembourg.
Petites gens de chicane,
     Canne
Tombera sur vous,
Et l'on verra madame
     Anne
Vous faire rouer de coups.

Il passa un petit garçon qui la chantoit. Tout d'un coups le président me dit : « Je vous assure que je ne puis m'empêcher de dire que je ne trouve pas cette chanson de bonne augure, et que je ne suis guère aise de l'entendre. » Je lui promis de lui faire savoir le lendemain de mes nouvelles et je le chargeai de me mander ou de me venir dire ce qu'il apprendroit. Nous retournâmes chez madame de Montmort : madame de Frontenac entra la première ; moi, je demeurai dans le carrosse.

Un moment après ou le fit entrer, et madame de Montmort me témoigna bien de la joie de la confiance que j'avois en elle. Dès que j'y fus, je lui demandai de quoi écrire ; elle me mena dans un fort joli cabinet, où j'écrivis à M. le Prince et à M. de Lorraine ce qui se passoit, et le déplaisir que j'aurois s'il falloit que je passasse mon hiver à la campagne : car je croyois cela une chose impossible, et je ne comprenois pas que l'on pût y vivre ; de sorte que je les priois de faire les choses si extraordinaire qu'ils fussent en état de faire la paix, afin que nous passassions tous le carnaval à Paris avec bien de la joie. Je ne rendois pas de bons offices à Son Altesse royale auprès de l'un ni de l'autre, au contraire : car je leur mandois la vérité, qui ne lui étoit pas avantageuse auprès de qui que ce fût. Pour mon désir, il étoit, dans le moment que je leur écrivois, de demeurer à Paris cachée, espérant qu'il arriveroit quelque mouvement dans lequel je triompherois et où je mettrois les choses en un état de faire une paix avantageuse : car j'étois lasse de la guerre. Préfontaine, à qui je montrois mes lettres, me disoit : « Je suis au désespoir que Votre Altesse royale, qui a tant d'esprit, se repaisse d'idées si chimériques, et n'ait pas des pensées plus solides dans une conjoncture d'où dépend votre bonheur ou votre malheur. » Je lui répondis : « Taisez-vous, vous ne savez ce que vous dites. » Je fermai [mes lettres] et les envoyai à un officier de M. le Prince, qui devoit partir le lendemain de grand matin.

Madame de Montmort me fit de grandes excuses de quoi elle me donneroit mal à souper ; mais que tout le monde ayant soupé chez elle, si elle envoyoit à la ville, l'on s'apercevroit qu'il y auroit quelqu'un d'extraordinaire. Je la priai fort de n'y pas envoyer, et que, quoique l'on me donnât, j'en serois fort contente. J'allai donc souper d'une très-bonne fricassée, et de viande froide, et de fort bonnes confitures ; je mangeai fort bien. Cela me remit un peu : car quelque belle résolution que je témoignasse dans mes lettres, j'étois au désespoir de ce qui se passoit, et je pense qu'ils40 s'en aperçurent bien en les lisant : car je sais bien qu'en les relisant je pleurai fort. Le comte de Hollac n'avoit pas suivi M. le Prince, à cause d'une grande maladie qui lui survint dans le temps de son départ. Je demandai à Monsieur ce qu'il lui plaisoit qu'il fît ; il me dit : « Qu'il se vienne loger près de moi, et qu'il se tienne alerte. »

Le soir, chez madame de Montmort, après avoir soupé, je me mis à chercher les lieux obscurs où je pourrois demeurer, afin que le long séjour que je ferois en chacun ne me pût point faire découvrir. Préfontaine me dit : « vous ne songez pas, Mademoiselle, que la vie sédentaire est fort contraire à votre santé, et que de ne bouger d'une chambre, où vous ne prendrez point l'air, cela vous feroit mal, et voici une saison dans laquelle vous êtes quasi toujours attaquée de votre mal de gorge. Si vous venez à tomber malade, il faudra bien se découvrir. C'est pourquoi prenez vos mesures là-dessus, car vous n'êtes pas maîtresse de votre santé comme vous l'êtes de votre personne. » Je trouvai qu'il avoit raison. Sur cela, madame de Frontenac me dit : « Si vous voulez aller à Pont,41 madame Bouthillier42 y est, qui aura la plus grande joie du monde de vous y recevoir : c'est un bon air, vous y serez fort secrètement, et vous vous promènerez tant qu'il vous plaira. » Je trouvai sa proposition admirable, et je me résolus d'y aller. Je donnai charge à Préfontaine de m'amener le lendemain tout ce qui m'étoit nécessaire pour partir, et d'en faire avertir le comte de Hollac, parce que de là il pouvoit facilement s'en aller joindre M. le Prince. Je le chargeai de n'aller point aux Tuileries et de ne rien dire à pas un de mes gens.

 

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NOTES

1. Charlotte de Prie, qui avait épousé Noël de Bullion, seigneur de Bonnelle, fils du surintendant Bullion, et conseiller d'honneur au parlement de Paris.

2. Lui fit des félicitations.

3. Ce fut le 16 septembre 1652 que Mademoiselle alla visiter l'armée du duc de Lorraine et dîner à Grosbois, qu'occupait M. le Prince. Voy. le Journal de Dubuisson-Aubenay, à la date du 16 septembre.

4. On lit dans les précédentes éditions : bien qu'il y en ait une trentaine ; au lieu de quoiqu'il y ait une trêve.

5. On a supprimé, dans les anciennes éditions, une partie de la phrase, celle qui explique le jugement peu favorable porté sur Turenne.

6. Il s'agit probablement ici de Gabrielle de Mortemart, qui épousa, en 1655, Claude Léonore de Damas marquis de Thianges. Gabrielle de Mortemart était sœur aînée de Françoise-Athénais de Mortemart, qui devint madame de Montespan. Saint-Simon parle de Gabrielle de Mortemart dans ses Mémoires, à l'occasion de la mort de son mari. Il caractérise, avec sa verve ordinaire, l'esprit et la conduite de cette femme, qui se maintint en grande faveur à la cour, même après l'éloignement de sa sœur. Saint-Simon dit que madame de Thianges était amie intime de Mademoiselle.

7. Brégy avait remplit plusieurs fois les fonctions d'ambassadeur, entre autres en Pologne et en Suède.

8. Basile Fouquet, frère de Nicolas Fouquet, et un des agents les plus actifs de Mazarin.

9. Il y a dans les anciennes éditions M. Ide. Mademoiselle a écrit très-lisiblement de Beaufort, que, suivant son usage, elle orthographie de Bofor.

10. Nous avons laissé le chiffre qui n'est pas traduit.

11. Jacques d'Étampes, ou d'Estampes, maréchal de France depuis 1651, mort en 1668.

12. On a omis dans les anciennes éditions ce membre de phrase, depuis M. le duc d'Orléans jusqu'à me voir, de sorte que le lecteur ne peut rien comprendre à la négociation de l'abbé Fouquet.

13. Il était gouverneur de la Bastille.

14. Mazarin, dont l'abbé Fouquet était un des émissaires les plus habiles et les plus célés, s'était éloigné de France pour la seconde fois ; mais il n'en dirigeait pas moins les affaires. Il écrivit de Bouillon à l'abbé Fouquet, le 5 octobre 1652, la lettre suivante, conservée à la Bibliothèque nationale, f. Gaignières (no 2799, fo 43 recto) :

« Je m'étonne de n'avoir point reçu de vos lettres par le sieur Bloin, parce qu'il m'a dit qu'il vous avoit averti de son départ et avoit demandé si vous vouliez écrire. J'en ai d'autant plus d'inquiétude, que je ne sais si vous aurez reçu une dépêche que je vous fis, par laquelle je vous mandois diverses choses importantes.

» Il est aisé à voir que M. le Prince se moque de nous et n'a nulle envie de conclure. Vous vous étiez très-bien conduit à l'égard de S.A.R. et vous aviez mis les choses au point que nous pouvions souhaiter, pour nous assurer de S.A.R., de ceux qui étoient de la conférence et des autres, en cas que M. le Prince ne se fût pas satisfait des conditions que vous lui portiez, comme sa dite Altesse royale et les autres vous témoignent de croire qu'il le devroit être ; mais je crains que le malheur de votre dépêche, qui a été interceptée, n'empêche que nous ne recevions du côté de S.A.R. tous les avantages que nous pouvions raisonnablement attendre.

» Je veux croire néanmoins que l'on trouvera quelque expédient pour le réparer et que vous n'oublierez rien au près de M. de Chavigny et de M. Goulas, qui témoignent avoir bonne intention et qui sont intéressés à la chose, afin qu'ils pressent S.A.R. à ne marchander plus en cette occasion de se séparer de M. le Prince, qui fait voir clairement n'avoir autre but que la continuation de la guerre, et ce seroit le plus grand service que vous puissiez rendre à l'État.

» Pour ce qui est de M. le Prince, quand il seroit autant de l'avantage du service du roi, comme il est tout à fait opposé, qu'on lui accordât tout ce qu'il demande, ce relâchement seroit attribué à l'impatience que j'aurois de mon retour, puisque déjà l'on dit qu'il me le fera acheter par l'établissement de la fortune de tous ses amis ; mais cela ne me mettroit guère en peine ; car si M. le Prince avoit une véritable envie de s'accommoder et que l'intérêt du roi obligeât sa Majesté à consentir à toutes les choses qu'il demande, je serois le premier à prendre la hardiesse de les conseiller à sa Majesté. Il me seroit aisé de faire voir que ce n'auroit pas été par le motif de mon retour à la cour, puisque je ne bougerois pas d'ici ou de Sedan.

» J'écris au long à M. Le Tellier sur toutes les choses que vous avez rapportées. C'est pourquoi je ne vous fais pas une longue lettre, vous priant seulement m'aimer toujours et de croire que vous n'aurez jamais un meilleur ami que moi et d'assurer monsieur votre frère de la même chose. »

15. Ce fut le 24 septembre que, dans une assemblée de bourgeois tenue au Palais-Royal, on adopta pour signe de ralliement un morceau de papier attaché au chapeau ; ce fut le symbole des adversaires de la Fronde. « Mardi matin, 24 septembre, écrit dans son Journal Dubuisson-Aubenay, assemblée de trois ou quatre cents personnes, dans le Palais-Royal, méditée dès hier. Le maréchal d'Étampes y étant allé de la parti du duc d'Orléans, savoir quelle étoit cette assemblée et sous quelle autorité elle se faisoit, ils lui ont répondu que c'étoit sous celle du roi et pour le ramener en sa bonne ville de Paris, afin qu'il lui donnât la paix, et lui ont montré en leurs chapeaux de petites enseignes de papier, disant que la paille étoit rompue. »

16. On lit dans une lettre de Marigny à Lenet, en date du 25 septembre 1652 : « Mademoiselle passa par ce quartier peu de temps après. Le peuple l'arrêt et lui dit que c'étoit un reste de mazarinaille qui s'étoit retiré dans le Palais-Royal et qu'il falloit noyer. Son Altesse agit avec une vigueur sans pareille, et plut à Dieu que Monsieur son père eût autant qu'elle. » Dubuisson-Aubenay dit aussi dans son Journal, à la date du 24 septembre : « Mademoiselle passant fit ôter le papier et reprendre la paille, et aucuns bourgeois délibérèrent de se jeter sur cette assemblée, qu'ils appelèrent mazarine. »

17. La déclaration royale, qui transférait le parlement de Paris à Pontoise, remontait au 6 août 1652. Elle avait été enregistrée des le lendemain par le parlement siégeant à Pontoise, où se trouvaient le premier président Mathieu Molé, les présidents de Novion et Le Coigneux, l'évêque de Noyon, pair de France, les maréchaux de l'Hôpital et de Villeroy, dix-huit conseillers et quatre maîtres des requêtes.

18. Isaac de Benserade, né en 1612, mort en 1691, s'était fait une grande réputation comme poëte. Son sonnet de Job avait disputé le prix au sonnet de Voiture à Uranie.

19. Voy. sur Bartet les Mémoires de Conrart, article Bartet, secrétaire du cabinet. Bartet était un des agents les plus dévoués de Mazarin ; il sera question plus loin de ce parvenu et de son aventure avec M. de Candale.

20. Vieille locution qui a le sens de lorsque.

21. Le duc de Lorraine quitta Paris, avec le prince de Condé, le 13 octobre 1652.

22. Louis XIV rentra dans Paris le 21 octobre, comme on le verra plus loin.

23. Il y a point dans le manuscrit Des Brules, comme l'ont écrit les anciens éditeurs, mais Des Bruris ou Des Brures.

24. Il y avait eu, au mois de mars 1652, une révolte de la garnison de Brisach, à la tête de laquelle était Charlevoix, lieutenant de roi dans cette ville. Charlevoix avait chassé le gouverneur et fut pendant quelque temps maître de la place. Brisach, en Brisgaw (grand duché de Bade), avait été cédé à la France par le traité de Westphalie.

25. Charles de Montpensier, duc de Bourbon, qui trahit la France et passa du côté de Charles-Quint. Il fut tué au siége de Rome en 1527 et ses domaines furent confisqués. ["trahit la France" are the editor's words, not mine. Certainly no contemporary of the duc de Bourbon would have regarded his actions in such a light, except perhaps as an exercise in rhetoric. Territorial nationalism was then in its infancy, although being duly forced along by Francis.]

26. Il s'agit, je pense, de Guillaume-Robert de La Mark, ou de La Marck, duc de Bouillon et prince de Sedan, mort sains alliance en 1588, à vingt-six ans. Il avait institué pour unique héritière, sa sœur, avec substitution en faveur du duc de Montpensier, son oncle. Le duc de Montpensier, François de Bourbon, mort en 1592, était bisaïeul de Mademoiselle. Voy. dans Chap. I ce qu'elle dit de son père et de MM. de Montpensier.

27. C'est-à-dire qu'il n'eût voulu être maître de Brisach.

28. Charlevoix et la garnison de Brisach.

29. Ce fils, nommé Louis de Bourbon, comme son père, mourut peu de temps après sa naissance.

30. Léon Le Bouthillier de Chavigny mourut le 11 octobre 1652, à l'âge de quarante-quatre ans. Le prince de Condé l'accusait de l'avoir trahi. Voy. Saint-Simon (Mém., éd. Hachette, in-8, I. 64–65).

31. Mademoiselle ne parle pas d'un repas qu'elle donna à cette époque et qui a mérité d'être chanté par Loret (Muze historique du 19 octobre 1652) :

Lundi dernier, Mademoiselle,
Par une invention nouvelle,
Soit qu'elle eût ou non le bouquet,
Fit un délicieux banquet, etc.

32. On a déjà vu que le prince de Condé et le duc de Lorraine quittèrent Paris le 13 octobre 1652. Voy. la Muze historique (lettre du 19 octobre).

33. Ce fut le 18 octobre que les capitaines des quartiers partirent pour St.-Germain. Voy. Muze historique (lettre du 19 oct.).

34. Damville logeait à l'hôtel de Ventadour, dont il a été question plus haut (Chap. II).

35. Croissy était un conseiller au parlement ; on l'appelle souvent Fouquet-Croissy.

36. Ce fut le 21 octobre que le roi envoya à Gaston d'Orléans l'ordre de quitter Paris, le jour même où il y fit son entrée.

37. Madame de Choisy logeait à l'hôtel de Blainville.

38. Marie-Henriette de Frontenac avait épousé Henri-Louis Habert, seigneur de Montmort, maître des requêtes. Louis de Montmort fut un des membres de l'Académie française, et mourut en 1679. — On ignorait dans Paris où s'était retirée Mademoiselle. Loret écrivait à la date du 26 octobre :

Mademoiselle son aînée
Disparut la même journée
Mais où cette princesse alla
Fort peu de gens savent cela.

Voy. aussi la lettre du 2 novembre dans la Muze historique.

39. Anne du Blé, mariée à Henri de Beringhen, premier écuyer du roi.

40. Le prince de Condé et le duc de Lorraine.

41. Pont-sur-Seine, dans le département de l'Aube.

42. Marie de Bragelogne, ou Bragelonne ; elle avait épousé Claude Bouthillier, qui avait été surintendant des finances sous Louis XIII, et était mort le 21 mai 1652.

 


Mémoires de Mlle de Montpensier, Petite-fille de Henri IV. Collationnés sur le manuscrit autographe. Avec notes biographiques et historiques. Par A. Chéruel. Paris  : Charpentier, 1858. T. II, Chap. XV : p. 163-203.


 

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