Boo the Cat. Hoorah!
Boo the Cat.
1987-2002

Chapitre XVIISir Thomas Browne PageMademoiselle PageChapitre XIX

CHAPITRE XVIII.

(février-novembre 1653)

Madame la duchesse de Sully me vint voir ; elle amena avec elle M. d'Herbault et M. de Frontenac. Lorsque Frontenac avoit passé à Saint-Fargeau, il n'y avoit été que huit jours, pendant lesquels il avoit eu la fièvre, et avoit vécu comme un convalescent qui revient des portes de la mort. A ce voyage-ci il venoit dans une fort grande santé. L'on ne savoit point qu'il viendroit. Comme il arriva, sa femme fut fort surprise, et son étonnement parut à tout le monde, et même il ne fut pas suivi de gaieté. Au lieu d'aller entretenir son mari, elle s'en alla se cacher, pleurant et criant les hauts cris, parce qu'il lui avoit dit qu'il vouloit qu'elle allât le soir avec lui. Je fus fort étonnée de voir qu'elle déclarât si haut son aversion, de laquelle je ne m'étois jamais aperçue. La comtesse de Fiesque, la mère, lui vint faire des remontrances, lui dit qu'elle étoit obligée en conscience d'aller avec son mari ; tout cela ne faisoit que redoubler ses larmes. Elle lui apporta des livres pour lui faire voir la vérité de ce qu'elle disoit ; enfin je voyois la chose à tel point, que l'on alloit querir M. le curé avec de l'eau bénite pour l'exorciser.

Pour moi, j'étois fort étonnée de voir cela ; j'avois toujours eu une grande aversion pour l'amour, même pour celui qui alloit au légitime, tant cette passion me paroissoit indigne d'une âme bien faite ! Mais je m'y confirmai encore davantage, et je compris bien que la raison ne suit guère les choses faites par passion ; et que la passion cesse vite, qui n'est jamais de longue durée. L'on est fort malheureux le reste de ses jours, quand c'est pour une action de cette durée où elle engage comme le mariage, et l'on est bien heureux, quand l'on veut se marier, que ce soit par raison, et par toutes les considérations imaginables, même quand l'aversion y seroit : car je crois que l'on s'en aime davantage après. J'en juge par ce que j'ai vu de madame de Frontenac, et tout mon raisonnement n'est fondé que sur elle.

Ce pauvre homme ne savoit point ce qui se passoit. Le soir, lorsque je me retirai, il s'en alla gaillard à sa chambre dans l'espérance d'avoir sa femme ; il l'attendit quelque temps. A la fin elle y alla ; mais le lendemain matin, comme je m'éveillois, je fus tout étonnée que je la vis entrer tout habillée dans ma chambre, qu'il étoit d'assez bonne heure.

Frontenac, dont la maison n'est pas éloignée de Blois, y avoit été rendre ses devoirs à Son Altesse royale ; [il] voulut entrer en matière sur mes affaires, et, sur ce que Monsieur lui avoit dit, il ne devoit pas en être trop glorieux : car Son Altesse royale ne voyoit personne à qui il n'en parlât. Je l'écoutai prôner ; il en parla aussi à Préfontaine. Le marquis Du Châtelet, qui est mestre-de-camp1 du régiment de cavalerie de Son Altesse royale, vint de Blois ; je lui demandai si l'on ne lui avoit rien dit pour me dire ; il me répondit : « Je ne suis pas si sot que de me faire de fête, pour être chargé de dire à Votre Altesse royale des choses qui lui seroient mal agréables. » Je le dis à Préfontaine. Je me promenois avec madame la duchesse de Sully ; Préfontaine se promenoit avec la comtesse de Fiesque, à qui il conta ce que le marquis Du Châtelet m'avoit dit, et le loua disant : « C'est en bien user pour Mademoiselle et pour lui, de ne se pas vouloir mêler de choses dont il ne se croit pas capable. »

Après la promenade, je m'en revins au logis. Nous allâmes danser dans la grande salle. Comme nous dansions, je vis Préfontaine qui se promenoit à l'autre bout avec Frontenac, qui parloit d'action. Je m'aperçus que cela duroit ; madame de Sully le remarqua et sa femme ; [elles] me parurent en être en inquiétude ; j'y fus de mon côté. Je dis : « N'avons-nous pas assez dansé ? » Madame de Sully dit que oui ; nous nous en allâmes. J'appelai Préfontaine ; je lui demandai : « Qu'est-ce que vous disoit Frontenac ? » Il me répondit : « Il me querelloit. Je n'ai jamais vu un si impertinent homme. »

J'entrai dans mon cabinet ; madame de Sully m'y suivit, et la comtesse de Fiesque. Madame de Sully dit : « J'étois dans la plus grande peine du monde de vous voir parler d'action avec M. de Frontenac ; car il est venu ici en si mauvaise humeur, que j'avois peur qu'il ne vous querellât ; hier, il nous pensa manger dans le carrosse. » La comtesse de Fiesque dit : « Ce matin il a été voir ma belle-mère et l'a querellée. » Préfontaine répliqua : « Il m'a voulus étrangler, » et dit, s'adressant à la comtesse de Fiesque : « C'est, Madame, pour ce que je vous contois dans le jardin de M. Du Châtelet. Je dis que je ne pouvois pas trouver qu'il a bien fait, sans dire qu'il2 a tort ; enfin, je n'ai jamais vu un homme si fou ni si ridicule. » Nous nous mêmes tous quatre à plaindre la pauvre madame de Frontenac d'avoir un mari si extravagant, et à trouver qu'elle avoit raison de ne vouloir pas aller avec lui.

Je la fis appeler et lui contai ce démêlé ; elle pleura fort ; puis j'envoyai querir M. d'Herbault, oncle de Frontenac, qui fit force excuses à Préfontaine. Il fut vingt-quatre heures dans sa chambre, que personne ne le vit que sa femme et son oncle qui le gardoient, jusqu'à ce que son accès de folie lui [eût] passé. Quand il fut un peu revenu, il se plaignit de ce que Préfontaine lui avoit rendu de mauvais offices auprès de moi, et que, lorsque d'Herbigny n'avoit plus été mon intendant, il m'avoit offert le service de M. de Neuville, son beau-père, pour l'être en sa place, et qu'il savoit bien qu'il m'avoit empêché de l'agréer. Jamais vision ne fut si fausse ni si mal fondée ; il dit à Préfontaine : « J'ai dessein de proposer à Mademoiselle mon beau-père. » Préfontaine lui répondit que je ne pouvois pas mieux faire ; que c'étoit un fort honnête homme ; mais que depuis que d'Herbigny n'étoit plus à moi, il m'avoit souvent entendu dire que de quelque temps je ne remplirois sa place. A l'instant qu'il eut quitté Préfontaine, il me vint trouver et me dit : « L'attachement que ma femme et moi avons au service de Votre Altesse royale m'a fait croire que je devois vous offrir le service de M. de Neuville. » Je lui dis que je l'estimois et que j'en faisois cas, aussi bien que de madame de Frontenac et de lui, mais que j'avois des raisons pour ne prendre personne en la place d'Herbigny ; et que madame de Frontenac savoit bien que j'avois pris cette résolution en le congédiant. Quand elle sut que son mari m'avoit fait cette harangue, elle en fut au désespoir, et encore plus lorsqu'il s'en ressouvint pour faire une plainte sans fondement contre Préfontaine.

Madame la comtesse d'Alet,3 dont j'ai ci-devant parlé sous le nom de mademoiselle d'Estaing, qui étoit souvent avec moi pendant que j'étois petite, et depuis que j'ai été grande aussi, vint à Saint-Fargeau, lorsque j'étois allée à Orléans voir ma belle-mère. Elle dit à une de mes femmes : « Je m'en vais à Paris, en attendant le retour de Mademoiselle ; car je viens en ce pays par ordre de la cour. » Ce discours me donna assez de curiosité, dont je fus assez tôt éclaircie : car elle ne fit pas long séjour à Paris, et revint à Saint-Fargeau ; elle me conta comme la reine avoit demandé des nouvelles à un homme qui avoit été à son père, et si je l'aimois encore ; qu'il lui avoit répondu que je lui écrivois assez souvent, et que sur cela la reine avoit dit : « Je serois bien aise qu'elle vînt ici ; » et que, sur cette pensée-là de me pouvoir servir, elle avoit entrepris ce voyage ; qu'un ministre qu'elle ne me voulut jamais nommer, mais qui me parut être M. Servien, de la manière dont elle m'en parla, lui avoit dit : « Si Mademoiselle vouloit écrire à M. le Prince et le persuader, comme elle a beaucoup de pouvoir sur lui, de revenir à Paris, elle feroit un grand coup dont on lui seroit fort obligé à la cour ; et ce seroit le moyen d'y revenir. »

Je lui répondis : « Si la reine me faisoit l'honneur de m'écrire et de me le commander, et m'envoyoit une lettre comme il lui plait que soit la mienne, je la copierai et m'estimerai fort heureuse de lui obéir et de servir en même temps M. le Prince ; mais autrement je ne lui écris point, et je n'ai nul commerce avec lui. » Elle me dit fort : « Je suis assurée que vous lui ferez plaisir. » Et moi, je lui dis : « Les affaires de ce monde ne se mènent point ainsi ; les gens comme moi ne s'arrêtent pas aux paroles en l'air : à moins que de voir en vertu de quoi vous agissez et me dites tout ceci, je croirai aisément que l'on a voulu abuser de votre bonne foi et de l'amitié que l'on sait que vous avez pour moi. »

Elle étoit fort étonnée de quoi je n'étois pas de si légère créance qu'elle. Elle fut trois ou quatre jours à Saint-Fargeau, pendant lequel temps elle me dit qu'il lui étoit venu un courrier, à qui elle alla parler à la ville, pour savoir ce que je lui dirois4 ; auquel je pense qu'elle répondit ce que je lui avois dit. Je n'ai plus ouï parler de cette négociation depuis. Madame de Bonnelle, dont l'exil n'avoit guère duré (car elle ne fut que trois mois en sa maison), écrivit à la comtesse de Fiesque : « Madame d'Alet a été ici ; l'on la voulu charger de mille choses pour dire à Mademoiselle ; elle en a fort bien usé. »

Le comte de Fiesque, qui étoit mon correspondant auprès de M. le Prince, m'écrivoit fort souvent, les premiers mois que j'arrivai à Saint-Fargeau, que je n'y étois point en sûreté, et que M. le Prince étoit d'avis que j'allasse à Stenay où à Bellegarde ; ce que je ne jugeai pas à propos. Il m'écrivoit fort soigneusement, et c'étoit lui qui chiffroit toutes les lettres de M. le Prince. J'en reçus une, qui fut la dernière avant qu'il partit pour s'en aller en Espagne, assez longue, et je trouvois que Préfontaine étoit fort longtemps à la déchiffrer. A la fin, il me l'apporta, et nous la lûmes en présence de mesdames de Fiesque et de Frontenac. Il y avoit à la fin que M. le Prince me prioit de me défier de Préfontaine, parce qu'il étoit assuré qu'il n'étoit pas de ses amis, et qu'il étoit au cardinal Mazarin. Je trouvai cela fort mauvais ; je le témoignai à la comtesse de Fiesque, que j'accusai d'abord d'avoir fait cette pièce.

Je dépêchai à M. le Prince en grande diligence, et je lui mandai que Préfontaine étoit un garçon fidèle, qui n'avoit d'attache au monde qu'à mon service ; qu'il étoit incapable d'en avoir d'autre, et qu'au surplus il avoit une grande vénération pour lui. M. le Prince me fit réponse qu'il ne savoit pas où M. le comte de Fiesque avoit pris cela, et que dans le billet qu'il lui avoit donné à mettre en chiffres, il n'y avoit pas un mot de Préfontaine ; qu'il l'estimoit et qu'il le croyoit de ses amis, et qu'il me prioit, si cela avoit fait quelque impression sur son esprit, de l'en détromper. Je récrivis que je ne trouvois pas bon qu'il donnât à chiffrer à tout le monde les lettres qu'il m'écrivoit, et que celle-là n'étoit ni de la main du comte de Fiesque, ni de celle de Caillet, son secrétaire. Quelque perquisition que l'on en pût faire, l'on ne put savoir d'où elle venoit ; mais [dans] trois ou quatre lettres tout de suite, M. le Prince mettoit quelque chose d'obligeant pour Préfontaine ; ce qui, je crois, ne donnoit pas trop de joie à la comtesse de Fiesque.

Plus l'on me pressoit d'aller à Blois, plus j'en étois éloignée. Je trouvai une invention admirable : je fis mettre tous mes chevaux au vert, afin de ne pouvoir m'en servir. Comme je donnai cette excuse, l'on m'en envoya que je guardai deux mois. L'on me mandoit de Paris que, si j'allois à Blois, l'on m'ôteroit les comtesses (car l'on appeloit toujours ainsi ces dames) et Préfontaine. Ce bruit me mettoit au désespoir, et Préfontaine, qui faisoit tout ce qu'il lui étoit possible pour m'ôter toutes ces craintes, et pour me les faire surmonter par bonnes raisons, me disoit la même que lorsque je craignois que l'on m'arrêtât à Blois : « Si Son Altesse royale veut éloigner ces dames d'auprès de vous, et moi, elle le peut de Blois, comme si vous y étiez ; c'est pourquoi il faut que votre seule conduite vous mette au-dessus de toutes ces craintes. »

M. le maréchal d'Étampes vint à Saint-Fargeau pour me presser encore d'aller à Blois. Comme toutes choses en ce monde prennent fin, il fallut me résoudre d'en donner une à ce voyage en l'exécutant : je m'y résolus ; l'on le manda à Blois. Ce ne fut sans pleurer horriblement, et à tel point, que la nuit dont je partis le matin, il me prit un mal de gorge fort grand ; pourtant mon médecin jugea que je pouvois partir. J'allai coucher à Sully, où, dès que j'y fus arrivée, mon mal de gorge augmenta, et il me prit une fièvre avec un étouffement fort grand. Ce qui obligea à dépêcher à Blois pour m'excuser, si je n'arrivois pas à point nommé le jour que j'avois dit. L'on me saigna du pied, et cette saignée dissipa mon mal. Je partis dès le lendemain ; je ne faisois que pleurer dans le carrosse.

Comme j'arrivai à Blois5 (c'étoit le soir assez tard), je ne voulus point aller à la chambre de Son Altesse royale ; je pris ma course en descendant de carrosse, et m'en allai toujours courant à la mienne. Comme j'y fus, je m'assis, et je disoit à tout le monde, et même à ceux qui m'avoient vue courre, sans y faire de réflexion, tant j'étois hors de moi : « Je suis si foible que je ne me puis pas soutenir. » Monsieur désira de me voir ; l'on m'envoya la chaise de Madame, dans laquelle l'on me porta jusqu'à la porte de la chambre de Monsieur.

Le lendemain, Monsieur me vint voir ; et, comme je demeurai au lit, Madame, qui ne fait pas beaucoup de chemin, me vint voir, qui me fit mille amitiés, et Monsieur aussi, me témoignant que j'avois grand tort d'avoir fait difficulté de venir le trouver, dans la crainte qu'il ne [me] contraignit dans les affaires que j'avois avec lui ; que jamais il ne s'étoit servi de son autorité pour faire de violence envers qui que ce soit ; qu'il ne commenceroit pas par moi. Il me dit merveilles ; il témoigna les sentiments du monde les plus tendres à Préfontaine pour moi, et les plus obligeants pour lui ; de sorte que j'étois fort contente. Je lui voulus parler un jour de mes affaires ; il s'enfuit et ne me voulut donner aucune attention. Je lui demandai permission de faire signifier au duc de Richelieu que je voulois retirer Champigny6 ; il me le permit et me dit : « J'ai toujours bien cru que vous le retireriez, et ce que j'en ai fait a été par force. »

Après avoir été quinze jours à Blois, je m'en allai me promener en Touraine. Madame la comtesse de Fiesque, la mère, s'en alla à une maison qu'elle avoit en Berri, et madame de Raré, gouvernante de mes sœurs, vint avec moi et madame de Valençay ; de sorte que cela, joint avec ce qui étoit avec moi d'ordinaire, embellisoit ma cour. J'allai de Blois à Amboise, où le marquis de Sourdis, qui en est gouverneur, me traita fort magnifiquement, et me reçut au bruit du canon ; jamais je n'en ai ouï un si grand. Je disois que c'étoit pour réparer le peu de crédit qu'il témoigna avoir lorsque j'entrai à Orléans. J'allai le lendemain dîner à Chenonceaux, où M. de Beaufort me trait aussi magnifiquement qu'il avoit fait l'autre fois que j'y avois été.

Les comédiens, que j'avois eus à Saint-Fargeau tout l'hiver, se rencontrèrent à Tours ; de sorte qu'en arrivant je fus à la comédie. Je séjournai dix ou douze jours à Tours, sans y avoir aucune affaire. J'étois fort bien logée dans l'archevêché, où M. l'archevêque n'étoit pas. J'étois fort visitée ; j'allois tous les jours à la comédie, et me promener aux environs de cette ville. Je fus à Couzières visiter madame la duchesse de Montbazon, qui venoit tous les jours à Tours me voir ; M. de Beaufort y venoit souvent aussi.

Je fus à Villandry me promener, où je fus fort bien reçue ; je ne faisoit autre chose que me divertir, et tout ce qui étoit là cherchoit à me procurer les divertissements. Je trouvai là le petit fils de Louison, qui étoit fort cru depuis le voyage à Bordeaux. Il me parut qu'il étoit assez joli,7 et que c'étoit dommage qu'il perdit son temps, c'est-à-dire celui qui lui restoit de l'étude : car il alloit aux jésuites, et assurément parmi des bourgeois à Tours il ne se fût pas parfait. Je le pris avec moi. Je songeai que si j'en demandois permission à Monsieur, peut-être il me la refuseroit ; que, s'il n'avoit pas agréable que cet enfant fût avec moi, il me diroit fort librement de le renvoyer ; que, si son bonheur vouloit qu'il ne dît rien, on tâcheroit d'en faire un honnête homme. L'on ne l'avoit nommé jusqu'alors que le mignon ; il étoit trop grand pour l'appeler ainsi. J'étois assez empêchée à lui donner un nom, n'ayant point de terres que de grandes et considérables, dont beaucoup de princes du sang ont porté les noms ; je savois bien que cela ne seroit pas agréable à Son Altesse royale, et, de mon côté, je ne trouvois pas qu'il fût digne de les porter. Après avoir bien cherché, je me souvins que j'avois une terre auprès de Saint-Fargeau, qui s'appeloit Charny ; que c'étoit un beau nom : je le fis appeler le chevalier de Charny.8

Comme je n'avois entrepris ce voyage en Touraine que pour me promener et passer à Champigny, que j'avois envie de voir, je ne voulus pas y aller tout droit. Je rôdai donc aux environs ; je fus à Bourgueil où j'avois été autrefois un jour ou deux. J'allai à Saumur, à Notre-Dame des Ardillières ; l'on tira le canon du château à mon arrivée ; l'on ne me traita point comme une demoiselle exilée. J'allai à Fontevrault, où ma tante me reçut avec bien de la joie ; elle me pria fort de presser Monsieur et Madame de lui donner une de mes sœurs. Ensuite je fus à Chavigny, qui est une fort belle maison à quatre lieues de Richelieu, où je fus me promener, parce que la comtesse de Fiesque et madame de Raré ne l'avoient jamais vue. Je passai tout au travers de Champigny, où je vins dîner le lendemain, en m'en allant à Châtellerault. Je fus à la messe à la Sainte-Chapelle,9 où je sentis je ne sais quoi de fort tendre pour les gens qui y sont enterrés ; et il me sembloit qu'ils m'inspiroient ce que j'avois à faire, et à me fortifier dans le dessein que j'avois de retirer leur maison des mains de gens qui les avoient si indignement traités. Je séjournai un jour à Châtellerault ; je ne voulus pas loger en la maison qui s'appelle le Château, parce que l'on m'avoit donné avis à Blois que Son Altesse royale pourroit bien me proposer de venir demeurer à Châtellerault, afin d'être plus proche d'elle, et qu'ainsi elle pourroit mieux répondre de moi à la cour. Je n'avois nulle envie de changer de demeure : je commençois à m'établir à Saint-Fargeau ; j'avois dessein d'y faire bâtir ; j'étois plus proche de Paris, et pas plus éloignée de Blois ; et je suis de ces gens qui, quand ils sont accoutumés en un lieu, n'en voudroient bouger ; de sorte que je n'allai pas seulement voir ma maison, disant : « Tout y tombe, il n'y a pas une poutre qui ne soit prête à tomber. »

Le matin que j'en partis, Gourville, dont j'ai déjà parlé, me fit éveiller pour me dire que la paix de Bordeaux10 étoit faite, et que M. le prince de Conti s'en alloit en Languedoc, en une de ses maisons, et que madame de Longueville attendoit des nouvelles de son mari ; que pour madame la Princesse, elle s'en iroit en Flandre ; que l'on lui donneroit un passe-port, et que M. le duc d'Enghien s'en iroit par mer ; que toutes les troupes de M. le Prince passeroient au milieu de la France, avec un commissaire qui les conduiroit et feroit loger par ordre du roi. Cette nouvelle ne me réjouit point du tout : car je savois bien qu'elle toucheroit fort M. le Prince. M. le prince de Conti se sépara fort en cette occasion des intérêts de M. son frère ; et il s'en est excusé depuis, sur ce qu'il disoit que M. de Marsin et Lenet,11 en qui M. le Prince avoit une entière confiance, le traitoient de petit garçon, et que cela l'avoit obligé de faire ce qu'il avoit fait.

Je ne m'amuserai pas à mettre en détail les choses que je n'ai point vues et dont je n'ai pas eu une particulière connoissance. Car de dire ce que l'on entend dire, ce ne seroit pas toujours la vérité ; c'est pourquoi je supprime beaucoup de choses que d'autres mettroient. M. le prince de Conti sortit de Bordeaux avec autant de joie que s'il avoit fait la plus belle chose du monde. Pour madame de Longueville, elle étoit au désespoir, étant mal au dernier point avec M. de Longueville, guère mieux avec M. le Prince, mal aussi avec M. le prince de Conti ; de sorte qu'elle ne savoit où donner de la tête. La cour et M. de Longueville trouvèrent bon qu'elle se retirât en une de ses terres, qui est auprès de Saumur, qui se nomme Montreuil. J'envoyai un gentilhomme lui faire des compliments, qu'elle étoit en chemin pour y aller, et lui offrir toutes choses. Madame la Princesse ne voulut point quitter monsieur son fils, quoiqu'on lui eût dit qu'elle mourroit en chemin. Elle s'embarqua, ayant communié comme une personne qui croyoit mourir.

Le même jour que je reçus la bonne nouvelle de la paix de Bordeaux, la fille de madame de Raré se cassa le bras, en sortant de Châtellerault, où, par malheur, mon chirurgien n'étoit plus ; et celui qui la pansa d'abord lui remit si mal le bras, qu'il fallut le soir, en arrivant à Pressigny, que l'on le lui rompît de nouveau. C'est une fort belle et agréable maison qui est au marquis de Sillery, où je fus un jour. Car quand un lieu me plaît, j'y séjourne volontiers. J'allai de là à Lisle, qui est la maison de Frontenac, qui est assez jolie pour un homme comme lui, elle est proprement meublée, et il m'y fait faire fort bonne chère ; il me montra tous les desseins qu'il avoit d'embellir sa maison, et d'y faire des jardins, fontaines et canaux. Il faudroit être surintendant pour les exécuter, et, à moins que de l'être, je ne comprends pas comme l'on les puisse concevoir.

Je continuai mon chemin vers Valençay12 ; j'y arrivai aux flambeaux ; je crus entrer dans une maison enchantée. Il y a un corps de logis, le plus beau et le plus magnifique du monde ; le degré est très-beau, et l'on y arrive par une galerie à arcades fort magnifique. Cela étoit parfaitement bien éclairé ; il y avoit beaucoup de monde avec M. de Valençay et entre autres des dames du pays, parmi lesquelles étoient de belles filles ; tout cela faisoit le plus agréable effet du monde. L'appartement correspondoit bien à la beauté du degré tant par les embellissements que par les meubles. Il plut tout le jour que j'y séjournai, et il semble que ce temps-là ait été fait exprès, parce que les promenoirs n'étoient que commencés.

Je fus de là à Selles, qui est une belle maison et dont j'ai déjà parlé.13 M. le comte de Béthune et sa femme me firent fort bien les honneurs de leur maison, et une chère fort magnifique. Aussi bien qu'à Valençay, je trouvai beaucoup de choses à Selles qui me divertirent : M. le comte de Béthune a une quantité de tableaux des plus beaux du monde ; mais comme je ne m'y connois pas beaucoup, ce ne fut pas les plus beaux qui m'occupèrent, mais les portraits de tout ce qu'il y a eu de gens illustres en toute l'Europe et toute la cour du roi, mon grand-père, du feu roi, mon oncle, et de celle-ci, avec des écriteaux qui disent ce qu'ils ont fait de plus remarquable en leur vie.14 Il a la curiosité des manuscrits ; de sorte qu'il en a des volumes en nombre infini.15 Je pris grand plaisir à lire des lettres du roi, mon grand-père, et toutes les choses de ce temps-là ; je ne me serois jamais ennuyée en ce lieu où je demeurai un jour seulement, et m'en retournant à Blois, où Son Altesse royale ne demeura que deux jours. Elle alla passer la fête de la mi-août à Orléans, où je l'accompagnai ; et comme elle retourna à Blois, je m'en allai à Saint-Fargeau.

Comme Son Altesse royale sut que j'avois pris auprès de moi le chevalier de Charny, elle me témoigna point en être fâchée ; elle dit : « Cette amitié ne durera guère ; ma fille la renverra bientôt à ses parents. » Il me manda, comme j'étois à Selles, de ne le point mener à Blois ni à Orléans ; je l'envoyai m'attendre sur le chemin de Saint-Fargeau. Au retour de ce voyage de Touraine, Son Altesse royale m'enquit fort de tout ce que j'avois fait et vu de tous les parents de la mère Louise16 ; mais il ne me parla jamais ni d'elle ni de son fils.

Je m'acquittai aussi de la commission que madame de Fontevrault m'avoit donnée de presser Son Altesse royale de lui donner une de mes sœurs. Elle me répondit : « Parlez-en à Madame ; pour ma fille d'Orléans, vous croyez bien que l'on ne l'y mettra pas. [Quant à] ma fille de Valois, ce m'est un divertissement, et c'est la raison qui est cause que je vous l'ai refusée. » Car je l'avois demandée, lorsque j'allai à Saint-Fargeau, pour être auprès de moi, où j'ose dire qu'elle eût été assez heureuse, et j'eus beaucoup de regret lorsque l'on me la refusa. Monsieur me dit : « Il n'y a que ma fille d'Alençon, Madame, qui l'a mise à Charonne avec la mère Madeleine, ne l'en voudra jamais ôter. Faites ce que vous pourrez pour l'y disposer : car pour moi j'en serois fort aise. »

J'en parlai donc à Madame, qui me dit que, pour elle, elle en seroit bien aise, mais que Monsieur étoit de ces gens qui ne prennent point de résolution ; qu'il y falloit mettre la petite de Valois. Je m'offris de l'y mener ; elle me répondit que rien ne pressoit. Je pris la liberté de lui dire que, quand elles seroient grandes, il seroit difficile de les y mettre ; et de les marier, il ne se trouvoit pas tous les jours des partis sortables17 ; que leur condition étoit bien différente de la mienne, quoique nous fussions sœurs ; que pour moi j'étois en un état où j'attendois patiemment un établissement, et que même je ne savois si je voudrois changer de condition ; que pour elles, si Monsieur venoit à mourir, ce qui n'étoit pas impossible, leur état seroit bien pitoyable, et que Madame seroit bien embarrassée d'avoir quatre filles sur les bras, et qu'il étoit bien aisé de les tirer d'un couvent pour les marier, mais fort difficile de les y mettre grandes. Après m'avoir bien écoutée, elle me dit : « J'ai tant de sujet de me fier à la Providence, que je ne doute pas qu'elle n'agisse sur mes filles comme sur moi ; ainsi je ne m'en mettrai en nulle inquiétude. » J'osai lui dire qu'elle avoit raison, et qu'elle avoit fait des choses assez extraordinaires pour elle, mais que la maison de Bourbon n'étoit pas si heureuse que celle de Lorraine.

En arrivant à Saint-Fargeau, j'eus une joie de celles que l'on a à la campagne : je trouvai l'appartement, que je faisois accommoder, achevé ; je le fis meubler et j'y logeai. Il y avoit une antichambre, où j'avois toujours mangé, une galerie devant ma chambre, où je fis mettre des portraits de mes plus proches, du feu roi, mon grand-père, et de la reine, ma grand'-mère ; du roi et de la reine d'Espagne, du roi d'Angleterre et de la reine, sa femme ; du roi, de la reine, de Son Altesse royale et de ma mère et ma belle-mère, et de Monsieur ; du roi d'Angleterre et du duc d'York, de M. le Prince et de madame la Princesse, et de M. de Montpensier, qui étoit en la plus belle place, quoiqu'il ne fût pas le plus grand seigneur : c'est le maître du logis ; et j'ai éprouvé que, s'il ne m'en avoit pas laissé, je n'en aurois point. Madame de Guise18 y est avec ses enfants, M. le prince de Joinville, le duc de Joyeuse, le chevalier de Guise et mademoiselle de Guise. Madame de Savoie19 m'envoya le sien, celui de son mari, de son fils et de ses trois filles, dont l'aînée a épousé le prince Maurice de Savoie, son oncle, l'autre l'électeur de Bavière, et madame la princesse Marguerite.

Il y a encore des places, et j'ai encore assez de cousins germains pour les remplir. Dans cette galerie, je fis mettre un jeu de billard : car j'aime les jeux d'exercice. Ma chambre est assez jolie, et un cabinet au bout, et une garde-robe, et un petit cabinet où il n'y a place que pour moi. Après avoir été huit mois dans un grenier, je me trouvois logée comme dans un palais enchanté. J'ajustai le cabinet avec force tableaux et miroirs ; enfin j'étois ravie et croyois avoir fait la plus belle chose du monde. Je montrois mon appartement à tous ceux qui me venoient voir avec autant de complaisance pour mon œuvre qu'auroit pu le faire la reine, ma grand'mère, lorsqu'elle montroit son Luxembourg.

Au mois de septembre, j'appris une nouvelle qui me fâcha fort, ce fut la mort de mon oncle le chevalier de Guise,20 que j'aimois extrêmement. Je lui écrivois l'inquiétude où j'étois des bruits que l'on faisoit courre à Paris qu'il étoit mal avec M. le Prince. Dans ce moment, l'ordinaire de Paris arriva, et dans la première lettre que j'ouvris j'appris cette malheureuse mort, dont je fus extrêmement touchée : car je l'aimois beaucoup. Il s'étoit fait très-honnête homme, et plus il auroit vécu, plus il le seroit devenu dans le train de vie qu'il menoit. Il fut regretté au dernier point de M. de Lorraine et de M. le Prince, auprès duquel il n'étoit point mal, quoi que l'on eût dit : car je l'ai su depuis. Il étoit fort aimé et estimé en Flandre et dans toutes les troupes lorraines qu'il commandoit.

M. le Prince entra en France, et ses coureurs vinrent jusque sur la rivière d'Oise, il donna autant d'alarmes à Paris que l'année de Corbie.21 Les deux armées furent longtemps postées l'une devant l'autre au mont Saint-Quentin ; tout le monde croyoit qu'ils donneroient bataille. M. le Prince en mouroit d'envie, et s'étoit posté si avantageusement qu'il eût contraint M. de Turenne à se battre ; ce qui n'est pas chose aisée : car, comme il connoissoit M. le Prince, il l'a toujours redouté et évité. Le comte de Fuensaldagne voulut absolument que l'on se retirât, dont M. le Prince eut tous les déplaisirs du monde, et m'en écrivit ainsi.

La cour alla en Champagne ; le maréchal de La Ferté prit Clermont et Jametz, et M. de Turenne décampa du mont Saint-Quentin aussi bien que M. le Prince, qui marcha à Rocroy,22 et M. de Turenne à Sainte-Menehould.23 La fièvre quarte prit à M. le Prince pendant ce siége, qui l'empêcha de faire toute la diligence qu'il eût désiré pour aller secourir Sainte-Menehould ; sa fièvre étoit fort violente, et il étoit dans un chagrin effroyable. Madame sa femme arriva en Flandre en meilleure santé que l'on ne croyoit ; car tout le monde ne pensoit pas qu'elle en pût réchapper. Il lui manda d'aller à Valenciennes. Ses troupes de Guienne l'avoient joint un peu avant le siége de Rocroy, et je pense même qu'elles n'y servirent pas, et qu'il les avoit mises dans des quartiers pour les rafraîchir. Elles en avoient bien besoin : elles s'étoient bien fatiguées et diminuées par les chemins ; aussi avoient-elles fait une longue marche. M. le Prince se fit amener M. le duc [d'Enghien] à Rocroy, et l'envoya ensuite aux jésuites à Namur.

M. de Lorraine, un beau matin, pendant le siége de Rocroy, fit battre aux champs à la pointe du jour et s'en alla ; son quartier demeura sans personne. Pourtant cela ne fit point de préjudice au siége : car il n'y avoit personne,24 les troupes de M. de Turenne étant occupées à Sainte-Menehould, qui se défendit merveilleusement. Le gouverneur, qui se nomme Montal, et que M. le Prince a depuis mis dans Rocroy, est le plus brave homme du monde ; tout le vieux Condé25 d'infanterie y étoit, qui est un des meilleurs régiments du monde ; les officiers y firent merveille, entre autres Saler, qui y perdit son frère. M. le Prince croyoit toujours être en état d'aller secourir Sainte-Menehould ; mais le malheur voulut que le feu se prît au magasin des poudres : ainsi, ils furent contraints de se rendre, et M. de Turenne se mit en marche pour aller secourir Rocroy ; mais il sut qu'il avoit capitulé et qu'il n'étoit plus temps. La fièvre dura longtemps à M. le Prince, qui étoit dans une mélancolie tout extraordinaire ; il m'écrivoit et faisoit de grandes lamentations sur son mal et sur l'état où il étoit, et il me mandoit : « Je me sens incapable de toute chose, hors de vous servir ; mais s'il s'en présentoit occasion, je crois que cela me redonneroit mes forces ordinaires. »

L'on parla en ce temps-là de marier mademoiselle de Piennes,26 fille de la comtesse de Fiesque, avec le marquis de Guerchy, qui n'étoit qu'à neuf lieues de Saint-Fargeau. Madame Bouthillier me pria fort d'aller aux vendanges à Pont ; j'y fus sur la fin de septembre. Madame la comtesse de Fiesque ne vint point à ce voyage, à cause du mariage de mademoiselle de Piennes, à quoi elle travailloit. Je fus cinq ou six jours à Pont, et je revins par Fontainebleau, que madame de Frontenac n'avoit jamais vu ; j'y demeurai deux jours. Je ne voulus pas demeurer au château, ne trouvant pas cela respectueux de loger dans la maison du roi pendant l'exil.

Je trouvai à Fontainebleau des chevaux anglois que j'avois fait venir, dont je fus bien aise, y ayant longtemps que j'avois envie d'en avoir quelque nombre : car c'est un divertissement de campagne que d'aimer les chevaux, de les voir, de les faire promener, de les montrer aux personnes qui viennent voir. Ceux-là se trouvèrent beaux et bons ; sur quatre, il s'en trouva deux qui m'étoient propres. Je n'avois jamais aimé les chiens ; je commençai à les aimer. La comtesse de Fiesque avoit une grande, mais belle levrette noire qui fit des chiens ; elle m'en donna une qui fut fort belle, et que j'ai encore et que j'aime beaucoup.

L'on reçut nouvelle à Fontainebleau que madame la comtesse de Fiesque avoit eu la fièvre ; mais mon médecin, qui écrivit, mandoit : « Elle avoit beaucoup mangé la veille, étant allée à Champinelle voir M. et madame de Langlée (c'est un gentilhomme de mon voisinage). Ainsi cela aura peut-être causé cette fièvre, et il est à souhaiter que ce mal n'ait point de suites. » Je ne voulus pas que l'on en parlât à madame de Bréauté ; car cela l'auroit mise en grande inquiétude. Je lui dis seulement, à Châtillon, qui est la dînée d'entre Saint-Fargeau et Montargis : « Votre mère s'est trouvée un peu mal ; mais ce n'est rien. » Je montai à cheval et allai au galop à Saint-Fargeau. En arrivant, j'allai droit27 à la chambre de la comtesse de Fiesque, que je trouvai assez abattue ; j'y demeurai peu, parce qu'il y sentoit fort mauvais, et cette raison m'empêcha d'y entrer le lendemain.

Le soir à dix heures, comme je jouois, l'on vint dire : « La comtesse se meurt ; elle a perdu connoissance. » Sa belle-fille, qui jouoit avec moi, quitta son jeu et y courut ; j'y allai aussi ; mais comme je suis peureuse, je marchandai quelque temps à entrer dans sa chambre, pourtant je surmontai cette frayeur ; je lui vis donner l'extrême-onction ; elle étoit en un état pitoyable, dont je ne me sentis guère attendrie. L'on lui donna de l'émétique ; elle revint, et fut en état que l'on lui pût donner Notre Seigneur. Comme on le lui proposa, elle demanda : « Suis-je assez malade pour cela ? » On lui dit qu'elle avoit reçu l'extrême-onction la nuit, et qu'elle avoit pensé mourir. Elle fut fort effrayée. J'allai querir le viatique à l'église, et l'accompagnai dans sa chambre. Sa belle-fille et moi avions bien peur qu'elle ne nous fît de longs sermons ; mais la peur de la mort l'en empêcha : elle étoit effrayée à tel point, qu'elle ne dit pas un seul mot. Elle ne demanda pardon à personne ; ce qui est assez ordinaire, quand l'on meurt, de le demander aux personnes avec qui on a vécu. Tout ce jour-là elle demeura en repos.

Le mardi, qui étoit le jour de son accès, dès qu'il lui prit, elle tomba dans le même délire où elle avoit été le dimanche, et n'en revint point, et mourut le mercredi à onze heures du matin. J'avois beaucoup pleuré le jour qu'elle reçut Notre Seigneur, et l'on me faisoit la guerre que c'étoit de la voir en meilleur état ; mais c'étoit en faisant réflexion sur l'état où l'on se trouve quand on est un pareil [moment], et en songeant à moi.

Dès qu'elle fut morte,28 après avoir été voir madame de Bréauté à sa chambre, je m'en allai à Ratilly, qui est une maison qui n'est qu'à quatre lieues de Saint-Fargeau, qui étoit à Menou, gouverneur de Saint-Fargeau. Comme elle est petite, j'y menai peu de monde, et même je n'y gardai point de carrosse. J'allois tous les matins à pied à la paroisse, qui est à un quart de lieue de là ; je chassai le lièvre aux lévriers avec ceux de quelques gentilshommes des environs ; ce qui me donna envie d'avoir des chiens. J'envoyai dès lors querir une meute en Angleterre.

Je fus cinq ou six jours dans ce désert pour donner le temps d'ouvrir le corps et l'emporter, et d'aérer la chambre ; car je crains la senteur de mort dans une maison, et j'ai grande peine à y coucher quand il y en a. J'envoyai à Blois donner part de cet accident à Son Altesse royale, et la supplier de trouver bon que je prisse madame la marquise de Bréauté29 pour ma dame d'honneur : je n'étois plus en âge d'avoir de gouvernante. J'étois fort assurée que madame de Bréauté n'accepteroit point l'offre que je lui en ferois, parce c'est une femme retirée qui hait le monde, et qui avoit toutes les peines imaginables à me suivre, et par là elle montroit bien la complaisance qu'elle avoit pour sa mère. Sans cette certitude, je n'aurois pas demandé à Monsieur son agrément pour elle. Quoiqu'elle ne fût pas vieille, son humeur l'étoit fort ; elle est assez critique, et auroit été toute propre à faire la gouvernant plutôt que la dame d'honneur, et moi fort peu propre à le souffrir ; mais comme j'étois sûre de mon fait, je donnois cela au public ; et il étoit de bonne grâce qu'après que sa mère étoit morte auprès de moi, je témoignasse désirer de prendre la fille. Son Altesse royale me répondit qu'il étoit très-content du choix que j'avois fait ; que pour garder le décorum de la maison royale, il manderoit à Damville30 d'en demander l'agrément à la reine, qui le donna. Madame de Bréauté refusa, avec beaucoup de respect pour moi, la proposition, dont je fus bien aise.

 

end of chapter

 


NOTES

1. Grade qui équivalait à celui de colonel dans l'infanterie.

2. Dans cette phrase le premier il désigne Du Châtelet, et le second Frontenac.

3. Gilberte d'Estaing, mariée à Gilbert de Lanjac, comte d'Alet.

4. Il y a dans le manuscrit dirois répété deux fois ; c'est évidemment un lapsus.

5. Loret fixe la date de cet événement dans la lettre du 17 mai 1653 de la Muze historique :

. . . . . . Mademoiselle est à Blois
Dont Monsieur, son père, est bien aise ;
Et je maintiens (ne lui déplaise),
Blois étant un séjour fort beau,
Qu'elle est mieux là qu'à Saint-Fargeau.

6. Il a été question plus haut (premier chapitre) de cette terre de Champigny, située à peu de distance de Chinon. Le cardinal de Richelieu s'en était emparé pendant la minorité de Mademoiselle. Celle-ci rentra en possession de Champigny, au mois de juillet 1655, en vertu d'un arrêt du parlement.

7. Tallemant dit en parlant du fils de Louison Roger (Historiettes, t. II, p. 109, édit. Technere ; « Mademoiselle a pris amitié pour ce petit garçon, qui est fort joli. »

8. Voy. sur Louison Roger, le premier chapitre. Elle était entrée dans un couvent. Loret nous apprend, dans sa Muze historique (lettre du 23 août 1653), que Mademoiselle alla l'y visiter.

De Gaston la première fille
Fut l'autre jour voir à la grille,
Dans son monastère ou maison,
L'aimable mère Louison, etc.

Dans la suite le chevalier de Charny accompagna en Espagne le maréchal de Gramont, à l'époque du mariage de Louis XIV avec Marie-Thérèse. Il mourut en 1692.

9. Voy. sur cette chapelle, où avaient été enterrés plusieurs des ancêtres de Mademoiselle, le premier chapitre.

10. La paix de Bordeaux fut proclamée le 31 juillet 1653.

11. Pierre Lenet, conseiller au parlement de Bourgogne, a laissé de curieux Mémoires sur cette époque.

12. Valençay, ou Valencey, dans le département de l'Indre.

13. Voy. chap. I.

14. On sait que Mademoiselle forma dans la suite, à son château d'Eu, une des plus curieuses collections de portraits représentant des personnages illustres.

15. Les manuscrits de la collection Béthune font maintenant partie des manuscrits de la B.[N.].

16. On a dit plus haut que Louison Roger était devenue religieuse ; on l'appelait la mère Louise.

17. Cette phrase, qu'on a changée dans les anciennes éditions, pourrait se traduire ainsi : « et quant à les marier, il ne se trouvoit pas tous les jours des partis sortables. »

18. Il a été souvent question de cette princesse dans les Mémoires de Mademoiselle. Quant à ses enfants, dont il est fait mention dans ce passage, c'étaient Henri de Lorraine, prince de Joinville, qui prit dans la suite le titre de duc de Guise ; Louis de Lorraine, duc de Joyeuse ; Roger de Lorraine, chevalier de Malte ; et Marie de Lorraine, duchesse de Guise.

19. Christine de France, fille de Henri IV, avait épousé, le 10 février 1619, Victor-Amadée I, duc de Savoie. Son fils Charles-Emmanuel fut duc de Savoie de 1638 à 1675, ses trois filles se nommaient Louise, mariée à son oncle le prince Maurice ; Marguerite-Yolande, mariée à Rainuce Farnèse II, duc de Parme, et Henriette-Adélaïde, femme de Ferdinand-Marie, électeur de Bavière.

20. Le chevalier de Guise mourut le 6 septembre 1653.

21. En l'année 1636, 15 août, la ville de Corbie fut assiégée et prise par les troupes de Jean de Werth, ce qui causa dans Paris une frayeur telle que la cour songea à se retirer au-dessus de la Loire. Il y a dans le manuscrit l'année de Corbie, et non l'armée de Corbie, comme on l'a imprimé dans les anciennes éditions.

22. Condé arriva devant Rocroy le 30 septembre 1653.

23. Le siége de Sainte-Menehould ne fut entrepris que le 22 octobre ; la ville se rendit le 25 novembre.

24. Le sens de la phrase est : « Car il n'y avoit personne pour s'opposer au siége, les troupes de M. de Turenne étant occupées, etc. »

25. Tout le vieux régiment de Condé (infanterie).

26. Marie de Brouilly, fille de Louis de Brouilly, marquis de Piennes, et de Gilonne d'Harcourt. Elle épousa, en effet, Louis Regnier, marquis de Guerchy, et mourut en 1672. Madame de Sévigné parle de sa mort dans ses lettres du 27 janvier et du 19 février 1672.

27. Toute cette partie du texte a été altérée dans les anciennes éditions ; le copiste a sauvé deux lignes du manuscrit.

28. Anne Le Veneur, comtesse de Fiesque, était morte le 15 octobre 1653. Voy. la Muze historique (lettre du 25 octobre).

Le quinze du mois on rapporte
Que madame de Fiesque est morte,
Et qu'elle a trouvé son tombeau
Au beau palais de Saint-Fargeau.

Le dernier vers prouve que les embellissements faits à Saint-Fargeau par Mademoiselle avaient transformé ce château, dont jusqu'alors Loret parlait comme d'un lieu obscur et désagréable.

29. On a déjà vu que la marquise de Bréauté était Marie de Fiesque, fille de François de Fiesque, comte de Lavagne, et d'Anne Le Veneur. Son mari, Pierre de Bréauté, avait été tué au siége d'Arras, en 1640.

30. François-Christophe de Levy, ou Levis-Ventadour, avait été d'abord désigné sous le nom de Brion, ou comte de Brion ; il était à cette époque premier écuyer de Gaston d'Orléans, avec qui il conserva, comme on le voit ici, d'étroites relations. Il fut créé duc de Damville, ou d'Amville, après la mort de son oncle maternel, Henri II, duc de Montmorency. Le duc de Damville mourut le 19 septembre 1661.

 


Mémoires de Mlle de Montpensier, Petite-fille de Henri IV. Collationnés sur le manuscrit autographe. Avec notes biographiques et historiques. Par A. Chéruel. Paris  : Charpentier, 1858. T. II, Chap. XVIII : p. 264-291.


 

This page is by James Eason.