Boo the Cat. Hoorah!

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CHAPITRE VII.

(1650)

Le lendemain que les princes furent arrêtés, le roi envoya querir les cours souveraines et tous les grands du royaume. L'on lut un écrit contre M. le Prince ; il est si connu de tout le monde, que je n'en dirai rien1 ; il fut envoyé ensuite au parlement, où il ne fut pas enregistré en forme comme une déclaration, n'étant pas en la forme qu'il falloit. Ce qui fut trouvé en quelque façon favorable à M. le Prince, et ce qui déplut fort à la cour. Le jour que l'on en fit la lecture, il se passa une chose assez plaisante : c'est que tous les quatre secrétaires d'État, l'un après l'autre, le prirent pour le lire sans que pas un en pût venir à bout, et ils s'excusèrent sur ce que l'écriture étoit mauvaise ; de sorte qu'il le fallut donner à M. de Lyonne,2 qui l'avoit écrit ; et il dit que ç'avoit été si à la hâte qu'il ne s'étonnoit pas de cela. L'abbé de La Rivière étoit là qui faisoit bonne mine, mais qui jugeoit bien qu'il s'en iroit de cette affaire-là, puisque Monsieur n'avoit plus de confiance en lui, ni la cour, qui l'avoit toujours maintenu avec agrément en ce poste-là,3 et qu'il le falloit quitter. Quinze jours après, voyant que Monsieur ne le traitoit plus comme à l'ordinaire, il demanda son congé et s'en alla à sa maison de Petit-Bourg, à six lieues de Paris. Un jour devant son départ, il m'envoya prier de parler en sa faveur ; je lui mandai qu'il n'avoit pas assez bien vécu avec moi pour le faire ; que je me contenterois de ne pas insulter à un malheureux. Madame, qui ne l'aimoit point, n'en usa pas de même ; car elle le poussa vertement.

L'on parla dans ce temps-là d'envoyer Monsieur en Normandie, pour remettre sous l'obéissance du roi les villes, que l'on craignoit qui ne tinssent pour M. de Longueville, et pour assurer tout à fait cette province ; mais cela fut changé ; car ce fut le roi et la reine qui firent ce voyage, et Monsieur demeura à Paris. J'eus une vraie douleur de partir le premier jour de février, n'étant pas une saison propre à faire voyage, mais bien à danser, comme l'on avoit fait cet hiver-là.

Avant que de partir l'on arrêta madame de Bouillon, qui étoit grosse ; l'on la garda dans son logis. M. son mari s'en étoit allé en Limousin, et le maréchal de Turenne à Stenay. Madame de Carignan, qui étoit brouillée depuis six mois à la cour, et qui ne voyoit point la reine, fit un trait de jugement à son ordinaire : elle se raccommoda pour faire le voyage en Normandie, où l'on alloit pour déposséder son beau-frère. Jugez avec quelle bienséance ! car quand elle n'auroit pas été mal à la cour, elle auroit dû s'y brouiller pour s'en dispenser.

Dès que l'on fut à Rouen, l'on changea la garde du vieux palais, et l'on y mit des Suisses du régiment des gardes ; l'on envoya à Dieppe pour arrêter madame de Longueville. L'on y fit une assemblée de ville, où tous d'un commun accord résolurent de la chasser. elle se retira au château, où voyant qu'elle ne pouvoit pas tenir longtemps, elle se résolut de passer en Hollande. En s'embarquant elle pensa se noyer ; elle fut obligée de relâcher à un misérable port,4 où elle eut bien de la peine à trouver du feu pour se sécher. Elle ne laissa pas de se rembarquer [pour aller] jusqu'en Hollande, où elle arriva heureusement. Elle vit même feu M. le prince d'Orange ; et de là, elle alla à Stenay, qui est une place à M. son frère. Mademoiselle de Longueville s'étoit brouillé avec elle à Dieppe, et l'avoit quittée ; elle envoya demander à la cour protection et sûreté : on lui permit de se retirer à Coulommiers, maison à M. son père.

Nous fûmes quinze jours en Normandie,5 où je m'ennuyai fort, et je fus bien aise de me retrouver à Paris à carême prenant. A mon retour, je donnai à Saujon le gouvernement de ma souveraineté de Dombes, avec deux mille écus d'appointements ou de pension : c'étoit M. le marquis de Chatte, qui le laissa vacant par sa mort. La veille de carême prenant, la reine dit en sortant du bal, qu'elle partiroit le samedi suivant pour s'en aller à Dijon. Je m'étois si fort ennuyée en Normandie, que je résolus de ne pas faire ce voyage, et, pour ce sujet, de faire la malade. Le jour du carême prenant, il me fut impossible de m'empêcher d'aller au bal à Luxembourg, où Monsieur donnoit à souper à M. le duc d'Anjou : je commençai à me plaindre d'un mal de gorge, à quoi j'étois fort sujette. Je dis à Saujon, le jour des Cendres, d'aller voir M. le cardinal Mazarin, où il alloit quelquefois, et de lui dire que je serois bien aise de ne pas aller en Bourgogne, en cas qu'il lui parlât de moi. Je me mis ce jour-là au lit, pour faire ajouter foi au mal dont je m'étois plainte la veille. Saujon vint chez moi et me dit que M. le cardinal lui avoit parlé du voyage dès qu'il l'avoit vu, et qu'il avoit exécuté mes ordres, et que M. le cardinal trouvoit que je pouvois demeurer à Paris. J'en fus fort aise.

Monsieur me vint voir, auquel je dis que je ne pouvois aller en Bourgogne ; que j'étois malade. Il me gronda fort ; mais je ne laissai pas de persister dans ma résolution. Saujon entra ensuite, à qui je contai ce que Monsieur m'avoit dit ; il me conseilla de lui obéir et de suivre la cour. Madame de Choisy me vint voir ; je lui dis : « Réjouissez-vous ; je ne bougerai de Paris. » Elle me répondit : « J'en suis ravie ; vous faites parfaitement bien. » Saujon lui répliqua : « Ce n'est pas conseiller Mademoiselle en amie, que de lui conseiller de désobéir à Monsieur. » Comme elle entendit cela et qu'il l'eut entretenue, elle revint à son avis. Pour moi, qui ne le voulois pas suivre, je grondai horriblement Saujon, et de manière, qu'elle fut étonnée comment, après un pareil traitement, il ne me faisoit pas la révérence pour s'en aller.

Saujon vint le lendemain matin me trouver, et me dit : « Je viens de chez M. le cardinal, qui vous viendra voir aujourd'hui, et qui désire fort que vous fassiez le voyage. » Je me remis au lit avec beaucoup de diligence, où j'attendis M. le cardinal. Il me pressa d'abord de suivre la reine au voyage, me dit qu'elle avoit grande amitié pour moi, et fort envie de voir un établissement qui me fût propre ; qu'elle souhaitoit, et lui aussi, que le succès du voyage de Mondevergue fût heureux ; et mille autres beaux discours. A quoi je lui répondis que je commençois à m'apercevoir que l'on me leurroit de toutes les choses qui ne pouvoient réussir ; que j'étois tout à fait rebutée de la reine et de lui. Je continuai ma conversation de cette sorte, et aussi gracieusement. Nous nous séparâmes, en lui disant : « quand je verrai des effets de vos paroles, j'y ajouterai foi ; » et lui, en me faisant mille protestations. Il trouva madame de Choisy chez moi, à qui il dit : « C'est donc vous qui avec empêché Mademoiselle de venir avec nous ? » Elle lui jura le contraire ; il lui dit : « Je le sais bien : Saujon m'a dit que vous le lui dites hier. » Madame de Choisy me le dit, dès qu'il fut sorti, et d'abord je le crus et me mis dans une furie horrible contre lui ; car je jugeai qu'il s'étoit fait de fête de me faire faire ce voyage par le crédit qu'il avoit auprès de moi, et que, plutôt que de faire paroître le peu qu'il y en avoit, il avoit inventé cette menterie : du moins expliquai-je la chose de cette manière ; je lui fis la mine trois jours, pendant lesquels j'appris par Comminges, qui étoit son parent, mais beaucoup plus mon ami, à qui j'en fis mes plaintes, qu'il se vantoit de me gouverner, et qu'il en faisoit le capable. J'y ajoutai foi : car j'en avois beaucoup pour tout ce que me disoit Comminges. Ce qui me fâchoit, étoit d'avoir eu tant de confiance et si bonne opinion d'un homme qui ne le méritoit pas. Pourtant m'en étant plainte à plusieurs de ses amis, et entre autres à madame de Fouquerolles, qui l'excusa fort et qui dauba madame de Choisy, disant qu'elle étoit méchante (elle disoit vrai, mais non pas en cette occasion), elle conseilla à Saujon de s'éclaircir avec moi ; ce qu'il fit, et il se raccommoda par cette voie.

Le roi envoya un de ses ordinaires6 à Chantilly pour demeurer auprès de madame la Princesse, ayant su qu'elle avoit des intrigues contre son service et qu'elle faisoit des ligues. Madame sa belle-fille,7 pendant ce temps-là, se sauva avec M. son fils, et s'en alla à Montrond ; et du Vouldy (car cet ordinaire s'appeloit ainsi) ne s'en aperçut point : il fut à sa chambre pour la voir, et il crut toujours parler à elle, parlant à une de ses filles, qui étoit sur un lit, et prit un petit garçon pour M. le duc d'Enghien,8 de sorte qu'elle étoit à Montrond avant que l'on sût à la cour qu'elle s'étoit sauvée.

Bellegarde9 fut pris, qui tint assez longtemps par la résistance du gouverneur et de quantité de personnes de condition qui étoient dedans, qui y firent des merveilles ; car, comme c'étoit tous gens quasi égaux en qualité et en service, qui pouvoient avec justice ne se point céder le commandement les uns aux autres, ils s'accordoient néanmoins admirablement bien dans le dessein qu'ils avoient de servir M. le Prince. La résistance fut telle, qu'ils arborèrent un drapeau noir sur la muraille. L'on sait assez de que cela veut dire, sans que je m'amuse à discourir là-dessus ; il sembleroit que je me voudrois piquer d'éloquence, et c'est à quoi je ne prétends point, mais seulement à dire les choses simplement, comme je les sais et le plus intelligiblement qu'il m'est possible.

Après la prise de Bellegarde, la cour revint à Paris, d'où je n'avois bougé, et Monsieur aussi. Le roi avoit même laissé des compagnies de ses régiments des gardes françoises et suisses, qui faisoient garde devant Luxembourg, tout comme pour la personne du roi. Mais quelques nouvelles vinrent de la frontière, qui obligèrent Monsieur de les y envoyer. Pendant l'absence [de la cour], madame la Princesse la mère s'étoit approchée, et la cour la trouva à deux lieues de Paris ; elle avoit été quinze jours dedans cachée, pour prendre son temps de présenter une requête au parlement (ce qu'elle avoit fait) pour la liberté de MM. les princes ses enfants. Elle disoit qu'étant nés princes du sang, ils étoient nés aussi conseiller du parlement ; ainsi qu'étant de la compagnie, l'on ne les devoit pas laisser sans secours, et que, selon la déclaration de 1648,10 l'on les devoit mettre en liberté, ou leur faire faire leur procès par leurs juges naturels. Le parlement prit sa requête ; elle demanda sûreté pour elle, de sorte que l'on l'envoya dans une maison en la cour du palais, chez M. de La Grange, où toute la terre l'alla voir.

Monsieur fut embarrassé de cette rencontre-là ; il la fit partir pourtant, un jour avant l'arrivée de la cour, pour aller au Bourg-de-la-Reine, dont l'on ne fut pas trop content ; car l'on prétendoit que Monsieur auroit dû faire sortir madame la Princesse dès la jour qu'il arriva. La reine me fit faire bonne chère à son retour. toutes les troupes de Bellegarde, soit les régiments de M. le Prince, ses compagnies d'ordonnance, ou quelques autres troupes de gens attachés à lui, qui s'étoient jetés dans cette place à sa prison, furent cassées. On ne s'étonnera pas s'il avoit beaucoup de serviteurs parmi les gens de guerre, après avoir si souvent commandé les armées du roi avec tant de succès, et y avoir acquis tant d'estime et de réputation. Ils allèrent tous trouver madame de Longueville à Stenay : ce qui composa un corps considérable avec celles qui avoient déjà joint M. de Turenne, de gens attachés à lui et qui avoient servi sous lui en Allemagne. Il commanda cette armée pour le service de M. le Prince.

Mondevergue étoit revenu de l'Allemagne, et n'avoit rapporté autre nouvelle, sinon que l'on me souhaitoit fort. Les ministres ne lui parlèrent de rien ; mais il croyoit que c'étoit parce qu'il étoit à M. le cardinal, que l'on n'avoit point pris confiance en lui. M. le cardinal me dit encore mille belles choses sur ce sujet, qu'il ne falloit pas laisser là l'affaire et qu'il falloit y travailler plus que jamais. Mondevergue me dit un jour qu'il venoit de chez M. le cardinal, et qu'il lui avoit dit : « Je veux proposer à Mademoiselle d'envoyer en Allemagne Saujon. » Je fus assez sotte pour trouver cela à propos. Le soir, chez la reine, M. le cardinal me confirma la même chose : je remis l'affaire à Monsieur, qui y consentit, de sorte que le voyage de Saujon fut résolu. On lui donna les plus belles et les plus amples instructions du monde ; il me les montra : je les trouvai admirables, et je ne doutai point qu'avec cela et sa capacité, dont j'étois persuadée, l'affaire ne réussit. Son départ me donna grande joie. Celui de la cour fut bientôt après pour Compiègne ; car madame de Longueville avoit traité avec les Espagnols, qui lui donnèrent des troupes sous le commandement du baron de Clinchamp, qui se joignirent avec celles de M. le Prince, dont j'ai déjà parlé et que M. le maréchal de Turenne commandoit, de sorte que cette armée se rendit considérable ; elle entra en France assiégea Guise, pendant que nous étions à Compiègne. [Cette place] fut secourue.

L'aversion que le parlement de Bordeaux et beaucoup de la noblesse de Guienne avoit contre M. le duc d'Épernon fit naître des rumeurs en ce pays-là, de manière que les choses en vinrent à l'extrémité ; car l'on y fit la guerre tout de bon. Cette guerre obligea madame d'Épernon d'en partir et de revenir à Paris ; elle arriva dans le temps que j'avois la petite vérole ; elle eut tant de bonté et d'amitié pour moi qu'elle me voulut voir en cet état. La guerre de Guienne eut quelque relâche : le maréchal du Plessis-Praslin, qui y avoit été de la part du roi, avoit en quelque manière pacifié les choses. Mais l'aversion contre M. le duc d'Épernon n'étant pas morte dans le cœur des Bordelois, il fut aisé de faire recommencer la guerre.11 Madame la Princesse y alla avec M. le duc d'Enghien, son fils, MM. les ducs de Bouillon et de La Rochefoucauld, et force personnes de qualité qui étoient dans les intérêts de M. le Prince. Comme la nouvelle vint à la cour de leur arrivée à Bordeaux, le roi manda Monsieur qui étoit à Paris, et tous les ministres, dont la plupart y étoient. Le chancelier étoit lors exilé, et M. de Châteauneuf12 étoit gardes des sceaux.

L'on résolut que la cour iroit à Bordeaux. Leurs Majestés partirent pour retourner à Paris, où l'on ne fut que trois jours, et l'on s'en alla à Bordeaux avec assez de diligence.13 Monsieur demeura pour commander à Paris, et on laissa auprès de lui M. Le Tellier, secrétaire d'État, pour expédier toutes choses. M. de Châteauneuf demeura aussi, et quelques autres ministres. M. le maréchal de la Meilleraye14 avoit accepté le commandement de l'armée, et y étoit arrivé peu de temps avant le roi. L'on rappela M. d'Épernon : il vint voir Leurs Majestés à Angoulême, et de là s'en alla à Loches. Le maréchal de La Meilleraye vint au-devant de Leurs Majestés à Coutras, lieu fort renommé pour la bataille que le roi mon grand-père y gagna,15 étant roi de Navarre : ce lieu appartient à M. le Prince, à cause du duché de Fronsac. Le maréchal de La Meilleraye retourna à l'armée. Quand nous allâmes à Libourne, M. le cardinal fit un voyage à l'armée,16 et ne la trouva pas telle qu'il la croyoit ; mais il n'en dit point la vérité à la reine : car il lui dit qu'elle étoit la plus belle du monde, quoiqu'elle fût fort foible ; il n'y avoit pas d'artillerie, chose assez nécessaire pour un siége.

M. de Comminges, capitaine des gardes de la reine en survivance de M. de Guitaut, son oncle, avoit été quelque temps absent de la cour, ayant été en Guienne pour les affaires du roi, et à son gouvernement de Saumur qu'il avoit eu depuis peu. Comme je l'estimois fort et que j'avois bien de la confiance en lui, je lui parlai du voyage de Saujon, et lui contai comme cela s'étoit fait, et je lui dis qu'il étoit déjà arrivé à Vienne ; il me répondit : « Si Votre Altesse royale me permet de lui dire mes sentiments là-dessus, c'est que je suis au désespoir que vous ayez consenti que Saujon fît ce voyage ; et je ne comprends pas comment il a été assez mal habile homme pour accepter cette commission. Vous êtes la plus grande princesse du monde, le seul parti considérable dans l'Europe aussi bien qu'en France ; et qu'il paroisse que l'on fait des avances pour vous marier avec l'empereur, qui est un homme vieux, qui a des enfants, et qui, en quelque état qu'il fût, devroit, s'il est honnête homme, s'estimer trop heureux de vous venir demander à genoux, et que l'on connoisse que c'est par votre participation que l'on agit, et que c'est par une personne que l'on sait être tout à fait à vous, je vous avoue que cette affaire-là sera la tache de votre vie, et que je voudrois avoir donné toutes choses, et m'être trouvé à Paris lorsque l'on vous en parla ; car j'aurois dit à Votre Altesse royale tout ce que je lui dis présentement ; et si elle n'avoit point goûté ces vérités, j'aurois bien empêché Saujon de faire ce voyage, n'étant pas capable de se bien acquitter de cette commission. Ce n'est pas qu'il n'ait de l'esprit ; mais c'est un esprit bon pour lui, mais qui n'est pas propre pour les grandes affaires ni pour l'agrément dans la conversation. » Je fus fort persuadée de tout ce qu'il me dit et je compris qu'il avoit raison ; ce qui me fâcha fort de ne l'avoir connu que lorsqu'il n'y avoit plus de remède.

Il vint des députés du parlement de Paris pour faire des propositions de paix avec les Bordelois ; mais l'on ne les voulut pas écouter, ni même leur permettre de demeurer à Libourne une nuit ; ils n'y firent que dîner. Monsieur envoya Le Coudray-Montpensier17 pour le même sujet, disant que rien n'étoit plus nécessaire que cette paix ; que les ennemis étoient forts sur la frontière [de Champagne]. Le chagrin que j'avois du voyage de Saujon, depuis que j'avois connu combien il m'étoit désavantageux,18 faisoit que je n'avois pas l'esprit trop en repos ; ainsi je ne souhaitois pas que les autres en eussent plus que moi : j'avois donc peur que la paix ne se fît, et je souhaitois que cette guerre durât jusqu'à ce que l'on sût l'événement de la négociation de Saujon, ne désirant pas d'aller à Paris avant ce temps. Je ne souhaitois pas l'affaire avec autant de passion que j'avois fait ; mais aussi elle ne m'étoit pas tout à fait indifférente. Ce désir de voir continuer la guerre se trouva conforme à celui de la cour qui la vouloit : je fis bien la mienne [ma cour] auprès d'eux. Le Coudray alla à Bordeaux, où l'on lui fit des propositions qu'il apporta, qui ne furent pas bien reçues, tendant à la paix.

La reine, qui le vouloit renvoyer à Paris sans faire de réponse à Bordeaux, me manda : « Avez-vous quelque crédit sur l'esprit du Coudray ? » je lui dis que oui, et il étoit vrai. Elle m'ordonna de le persuader de dire à Monsieur, que l'on ne vouloit point de paix à Bordeaux, et que l'on l'avoit fort mal reçu, et que l'on l'avoit traité fort incivilement. Je le lui dis, et il me promit de faire tout ce que je voudrois. Il écrivit à Monsieur conformément à ce que je lui avois dit. M. le cardinal me pria d'écrier la même chose à madame de Fouquerolles, qui étoit lors de mes amies, et de lui mander qu'elle montrât ma lettre à M. le président de Mesmes19 et à M. d'Avaux,20 ses oncles,21 Tous deux étoient de mes amis, mais particulièrement le dernier ; qu'il avoit créance en moi ; ainsi que l'on ajouteroit foi à ce que diroit M. Du Coudray, quand l'on verroit ces gens-là persuadés. Le Coudray partit, chargé de beaucoup de lettres et de peu de vérités, dont j'ai eu beaucoup de scrupule depuis.

La nouvelle arriva de l'accouchement de Madame, qui eut un fils : ce qui me donna une joie infinie et la plus grande que j'aie sentie de ma vie. Toute la cour en témoigna beaucoup ; je fis faire des feux de joie ; je n'oubliai rien pour donner des marques de la mienne, que je sentois dans le cœur tout ainsi que je le faisois paroître. J'écrivis à Leurs Altesses royales dans des transports capables d'amollir les rochers pour jamais. Monsieur me témoigna être persuadé de mes sentiment, par la lettre qu'il m'écrivit pour me donner part de cette heureuse naissance ; Madame ne douta pas aussi de ce que je sentois pour elle par l'affection que j'ai toujours eue pour ma maison ; mais pendant que je suis sur le chapitre de Madame, et le séjour de Libourne ne produisant rien qui méritât de charger ma mémoire, je serai bien aise de [rapporter ici] une chose à laquelle j'ai pris beaucoup de plaisir : ça été de faire conter à Madame sa sortie de Nancy, quand elle alla trouver Monsieur en Flandre.

Son mariage n'étant point déclaré, lorsque Nancy fut assiégée par les troupes du roi, elle fut bien embarrassée de ce qu'elle deviendroit ; car le roi ne le vouloit point absolument, de sorte qu'elle avoit beaucoup de peur de tomber entre les mains des François, craignant fort la persécution que le cardinal de Richelieu auroit pu exercer sur elle : ce qui la fit résoudre de se sauver à quelque prix que ce fût, ne pouvant trop hasarder pour se maintenir dans une condition qui lui étoit si avantageuse ; elle prit ses mesures pour cela avec M. le prince François de Lorraine, son frère, qui étoit demeuré à Nancy comme elle. Il envoya demander un passe-port pour sortir de la ville avec trois de ses gentilshommes, pour aller en un autre lieu, dont je ne me souviens du nom ; l'on lui accorda. Madame s'habilla en homme ; elle essaya une perruque blonde ; mais elle ne venoit pas bien ; elle en prit une de même [couleur] que ses cheveux, et se barbouilla le visage avec de la suie. L'épée au côté, elle s'en alla dire adieu à madame de Remiremont, avec qui elle demeuroit, et qui pour lors logeoit dans le même couvent, où elle avoit été mariée. Elle effraya fort toutes les religieuses, qui étoient à l'oraison, de voir à cinq heures du matin un homme dans leur église. Elle se recommanda à Dieu, et ensuite elle sortit.

M. son frère passa au travers de l'armée du roi : l'on arrêta son carrosse, où elle étoit, au quartier de M. Du Châtelier-Barlot, qui étoit maréchal de camp. L'on ne les voulut pas laisser passer, que l'on ne lui dût été montrer le passe-port. Madame dit que cela lui donnoit de grandes inquiétudes, de peur qu'il ne vint ; car il l'eût sans doute reconnue ; mais par bonheur il étoit si matin qu'il n'étoit pas levé. Il envoya faire compliment à M. le prince François, s'il n'avoit pas l'honneur de le voir ; mais que la crainte de le faire attendre l'empêchoit. Quand ils furent à trois lieues de Nancy, Madame monta à cheval sur une pie (car elle l'a amenée ici avec elle, et il y a peu d'années qu'elle est morte), elle avoit avec elle un vieux gentilhomme, son domestique, et un à M. son frère. Ils allèrent droit à Thionville. En chemin, ils trouvèrent des gens de guerre ; ce qui les obligea de se jeter dans un bois, où ils furent trois ou quatre heures ; puis ils continuèrent leur chemin jusqu'à Thionville,22 où ils arrivèrent heureusement. En attendant qu'un gentilhomme, qu'elle avoit envoyé au gouverneur, fût de retour, elle se coucha sur l'herbe à la porte [de la ville], étant si lasse qu'elle ne se pouvoit tenir à cheval. La sentinelle railloit et disoit : « Voilà un jeune cadet qui n'est encore guère accoutumé à la fatigue. » Le gouverneur de Thionville pour lors étoit le comte de Wiltz ; il avoit ordre de l'infante, [pour] tous ceux qui viendroient de la part de M. de Lorraine,, de les laisser passer, de sorte que se doutant que c'étoit Madame, il envoya un officier à la porte la querir, de peur que, s'il y alloit lui-même, cela ne la fît reconnoître. Dès qu'elle fut dans la ville, la comtesse lui envoya des habits, et alla la voir après.

Madame demanda au comte deux courriers, l'un pour dépêcher à Monsieur à Bruxelles, et l'autre à M. de Lorraine, afin que ni l'un ni l'autre ne fût point en peine d'elle. Quand elle se fut un peu reposée, l'impatience qu'elle avoit de voir Monsieur ne lui permit pas de demeurer longtemps à Thionville ; elle alla à Bruxelles, Monsieur vint au-devant [d'elle] à quelques journées. L'on peut juger de la joie qu'ils eurent de se voir : la reine mère23 vint aussi au-devant d'elle avec l'infante, qui eut pour Mademoiselle des bontés aussi grandes qu'elle avoit eues pour la reine et pour Monsieur. Elle les avoit logés dans son palais ; elle y logea aussi Madame, à laquelle elle envoya des coffres remplis de toutes les choses imaginables, depuis les plus nécessaires jusqu'à toutes les plus jolies, de quoi on se peut aviser, et cela avec la plus grande magnificence que l'on se puisse imaginer et le plus galamment ; car cette princesse avoit trouvé moyen de vivre de cet air avec la plus haute vertu et la plus sévère. C'étoit la plus grande princesse qui eût jamais été, et il ne s'en trouvera point dans les histoires qui aient aussi dignement gouverné les États, ni avec tant d'approbation qu'elle a fait les siens, ni avec tant d'amitié des peuples. Elle étoit la plus charitable et la meilleure du monde ; elle répondoit elle-même à toutes les requêtes des pauvres, comme elle faisoit à celles des gens de qualité. Mais, si je voulois dire toutes les grandes et bonnes qualités qu'elle possédoit, et dont j'ai ouï parler mille fois à Monsieur et à tous ses gens, il faudroit un volume tout entier, cela même me détournant de la suite de mon discours. C'est pourquoi il suffit de ce j'en ai dit, pour témoigner la reconnoissance que j'ai des bontés et des honneurs que Monsieur et Madame en ont reçus.

Revenons à Libourne, où l'on fut un mois,24 depuis le départ de M. Du Coudray, à s'ennuyer assez. Il y faisoit une chaleur horrible, de sorte que pour en moins sentir l'incommodité, la reine demeuroit tout le jour sur son lit, sans s'habiller que le soir : ainsi elle ne voyoit personne. J'étois tout le jour dans sa chambre. Le plus grand divertissement que j'eusse étoit d'écrire à Paris ; car je n'aimois pas lors à lire ; ce que j'aime beaucoup présentement. Après ce temps-là, la cour alla à Bourg, qui est sur la rivière de Dordogne, quasi vis-à-vis le Bec-d'Ambez. La situation en est fort agréable ; ce qui contribuoit à avoir moins d'ennui. Pour moi, je regardois sans cesse à la fenêtre de ma chambre à voir arriver des bateaux ; et, quand j'étois chez la reine, je travaillois avec elle tout le jour en tapisserie. Car quoiqu'il fît le plus beau [temps] du monde, la reine ne vouloit point se promener ; ce qui me donnoit beaucoup de mortification de ne bouger d'une chambre.

M. le cardinal alla au siége de Bordeaux,25 qui fut un siége imaginaire. L'on prit un faubourg ; il y eut peu de résistance, et si26 l'on fit un bruit comme si c'eût été une occasion admirable. M. le cardinal étoit au haut du clocher de Saint-Surin (ce faubourg s'appelle ainsi) à regarder ce qui se passoit. Je pense que M. le maréchal de La Meilleraye s'entendoit avec ceux de dedans ; car à la quantité de places qu'il a prises si heureusement et si vaillamment, il est bien à croire que Bordeaux étant une fort méchante ville, et ne faisant qu'une attaque du côté le plus foible, l'on l'auroit emportée en bien peu de temps.

Monsieur, qui étoit à Paris et qui voyoit le mauvais état des affaires du roi de tous côtés, par les entreprises bizarres de M. le cardinal, lequel, pour venger M. d'Épernon, laissoit la frontière sans troupes et l'abandonnoit aux ennemis pour prendre Bordeaux, renvoya M. Du Coudray avec MM. Lartige et Bitault, conseillers du parlement de Paris, avec ordre de la compagnie de travailler incessamment, avec les députés qui viendroient de Bordeaux, à faire la paix. Le Coudray avoit aussi ordre de se joindre à eux de la part de Son Altesse royale, et de représenter à Leurs Majestés de quelle importance étoit cette affaire. L'on eut nouvelle qu'ils venoient ; et quand ils furent venus, la reine and M. le cardinal en furent fort fâchés, et me dirent que c'étoit le coadjuteur et M. de Beaufort qui faisoient faire cela à Monsieur ; et la reine ajouta qu'elle mouroit de peur qu'à la fin ils ne voulussent faire sortir M. le Prince. Là-dessus, j'entrai dans ses sentiments ; car j'avois la même frayeur, souhaitant avec passion que M. le Prince passât sa vie en prison.

Les députés de Bordeaux qui avoient envoyé demander des passe-ports, arrivèrent à même temps que ceux de Paris, lesquels ne conférèrent point avec M. le cardinal, mais avec M. Servien,27 le maréchal de Villeroi28 et les secrétaires d'État. Les députés de Bordeaux étoient sept, savoir : un président au mortier, trois conseillers, un procureur-syndic de la ville et deux autres bourgeois. L'on conféra plusieurs fois sans rien conclure.29 J'étois logée à Bourg chez un de ces conseillers, et c'étoit dans cette maison où ils s'assembloient et où ils étoient tout le jour ; ce qui me fit faire connoissance avec eux. Comme Monsieur se mêloit de cette affaire, [les députés de Bordeaux] m'en venoient rendre compte très-soigneusement. Le peu d'occupation que j'avois me faisoit prendre soin d'en envoyer querir tous les soirs quelques-uns, pour savoir ce qui s'étoit fait dans leurs conférences ; ce qui les accoutuma à m'en venir dire des nouvelles, sans que j'eusse la peine de les envoyer chercher. Il se rencontra quelques difficultés dans leur traité ; ce qui les obligea de s'en retourner à Bordeaux, où MM. les conseillers de Paris et Le Coudray allèrent aussi. Pendant cette première conférence il n'y avoit point de trêve, quoique l'on fît peu la guerre ; M. le maréchal de La Meilleraye avoit la goutte, et M. le cardinal étoit au camp.

Il arriva un courrier avec la nouvelle que M. de Turenne étoit entré fort avant en France, et qu'il devoit être la nuit qu'il étoit parti à Dammartin, qui n'est qu'à huit lieues de Paris,30 et que l'archiduc étoit à Fîmes ; que l'on avoit été obligé, sur cette nouvelle, d'ôter les prisonniers du bois de Vincennes, et de les mener à Marcoussis, qui est un vieux château très-fort, auprès de Montlhéry, qui appartient à M. d'Entragues.31 J'allai parler de cela à la reine, qui me traita de ridicule. Pourtant trois jours [après] elle le sut ; mais l'on ne lui avoit osé dire d'abord. Il falloit qu'elle apprît les nouvelles par M. le cardinal, ou autrement elle ne les croyoit point. L'on savoit aussi comme l'archiduc avoit écrit à Son Altesse royale qu'il avoit plein pouvoir de faire la paix, et que, pour ce sujet, il auroit grande envie de le voir et de pouvoir conférer avec lui ; sur quoi Son Altesse royale lui fit réponse qu'elle le souhaitoit avec passion, et qu'elle envoyoit le baron de Verderonne avec don Gabriel de Tolède, qu'il lui avoit envoyé pour lui rapporter de ses nouvelles. La reine fut [avertie] de celle-là comme des autres ; elle ne la crut pas plus. Son Altesse royale envoya un courier pour demander un plein pouvoir de traiter, et pour demander aussi que l'on trouvât bon qu'il menât avec lui M. le nonce et l'ambassadeur de Venise, que l'archiduc avoit témoigné désirer de voir. Son Altesse royale demanda aussi que M. d'Avaux l'accompagnât, jugeant que l'on ne se pouvoit pas passer de lui, par la grande connoissance qu'il avoit de cette affaire, ayant été plénipotentiaire à Munster ; mais qu'il n'étoit pas d'avis que par cette même raison l'on envoyât M. Servien, qui étoit un homme suspect aux peuples, dans l'opinion que l'on avoit que c'étoit lui de qui l'on s'étoit servi pour empêcher la paix générale.

La reine me fit l'honneur de m'envoyer M. de Lyonne,32 son secrétaire, m'apprendre ces nouvelles, qui me lut la lettre où elles étoient. Je me trouvai un peu mal ce jour-là. L'après-dînée, [la reine] me vint voir, et me témoigna qu'elle ne croyoit point que les Espagnols voulussent la paix, et qu'ils se moquoient ; pour moi, qui la souhaitois avec passion, je la croyois. M. le cardinal revint, et on envoya à Monsieur un pouvoir aussi ample et le plus grand, à ce que l'on dit, qui ait jamais été donné à homme de sa condition ; car en ces rencontres, l'on se fie quelquefois plus à des particuliers qu'à des grand princes. M. le cardinal me parut n'être pas satisfait de ce que Monsieur avoit envoyé Verderonne, et avoit fait réponse à l'archiduc avant de demander au roi, trouvant que c'étoit faire trop le maître ; et cela n'est pas tout à fait sans raison : il y eut plus de gens pour que contre cette opinion. Je crois que [M. le cardinal] n'avoit pas trop envie que l'affaire réussit, et il n'avoit pas tort de ce côté-là à son égard. Pour moi, qui n'étois pas faite pour lui [cacher] ce que je pensois, je lui dis que je ne pouvois pas blâmer Monsieur de ce qu'il avoit fait ; que le rang qu'il tenoit dans l'État par sa naissance, et celui qu'elle lui donnoit encore pendant une régence, ne lui permettoient pas d'attendre une réponse de la cour sur une affaire, qui paroissoit aussi belle et aussi avantageuse que l'étoile celle d'une conférence en l'état où étoient les choses, les ennemis [étant] aux portes de Paris, qui payoient partout, et qui étoient bénis des peuples, dont quasi tous étoient révoltés ; que, s'il fussent [venus] à Paris, l'on leur eût ouvert les portes, sans que Monsieur en eût pu empêcher. Enfin je lui dis toutes les choses qui pouvoient lui prouver par raisons celles que Monsieur avoit, et le service qu'il rendoit au roi et à son État ; quand même la chose ne réussiroit pas, que le [blâme] tomberoit sur les Espagnols, et que lui, M. le cardinal, seroit justifié de ce que l'on l'accusoit d'avoir empêché [la paix] à Munster ; que si elle se faisoit, rien n'étoit plus avantageux dans un temps où tout étoit en trouble, et que ce seroit le moyen de garder M. le Prince tant que l'on voudroit eu prison, son parti étant à bas. Enfin je raisonnai de toute ma force : je ne sais si je raisonnai bien.

Les députés revinrent de Bordeaux ; l'ennui que j'avois me fit changer la pensée, que j'avois à Libourne, de reculer la paix de tout mon pouvoir, en désir fort ardent de l'avancer si je pouvois ; de sorte que tous les jours je parlois à M. le cardinal pour le porter à l'accommodement, et je lui représentois l'intérêt qu'il avoit à y contribuer : ce qu'il recevoit fort bien. Quelquefois en riant il me disoit : « Vous respirez par vos fenêtres un air [si] bordelois, que j'aurois peur qu'à la longue il ne vous fît devenir frondeuse. » Les affaires s'avancèrent : l'on fît une trêve, pendant laquelle l'on eut dessein de se rendre maître de la ville, comme l'on entroit librement. M. Du Coudray, que j'avois un peu corrompu à Libourne, se laissa achever de corrompre par M. le cardinal. [Il] me dit en parlant de Bordeaux : « Si pendant que l'on entre librement, l'on se saisissoit d'une porte, on verroit beau jeu. » Je ne fis pas semblant de le remarquer ; mais au ton qu'il me le disoit, je jugeai que l'on l'avoit proposé et que la bonne foi n'étoit pas la chose du monde, à quoi l'on prenoit le plus garde en cette affaire. Comme je suis fort sincère cela me choqua au dernier point, et je trouvai que c'étoit blesser Monsieur que de manquer à un traité où il avoit eu part. J'envoyai querir un des députés, auquel je dis que si par hasard des soldats ou officiers vouloient mal à propos se saisir d'une porte, et que, la chose étant faite, la cour ne le trouva pas mauvais, Monsieur en seroit fort fâché ; c'est pourquoi il étoit bon de prévenir un tel acte, et pour cela que la garde des portes à Bordeaux fût faite aussi exactement pendant la trêve qu'elle l'avoit été pendant la guerre. Je lui dis ensuite : « Vous pouvez bien juger que je ne sais point que l'on ait ce dessein. Si l'on me l'avoit confié, je ne vous donnerois pas cet avis, et même je crois que, si cela arrivoit, ce seroit sans la participation de personne ; car le moyen d'engager à une chose pareille, où la bonne foi seroit si peu gardée et dont l'événement est si incertain. Quoique l'on puisse dire que les rois ne sont pas obligés à tenir parole à leurs sujets révoltés, c'est une question que je ne prétends pas de décider. » Ils [les députés] envoyèrent à Bordeaux, et les gardes furent redoublées.33

Comme la paix fut quasi faite, M. Servien y trouva quelque obstacle nouveau, contre quoi tout le monde cria, disant qu'il étoit ennemi de la paix. Sur quoi je pris la liberté de dire à la reine que l'on ne devoit point faire de difficulté à faire [la paix] ; que si elle se rompoit, l'on recevroit le plus grand affront du monde en levant le siége de Bordeaux ; que l'on seroit bien contraint d'en venir là, n'ayant plus d'armée, les maladies l'ayant fait périr manquant de munitions ; que, du côté de Paris, l'on donneroit l'arrêt de 1617, qui étoit celui qui fut donné contre le maréchal d'Ancre, qui excluoit les étrangers du gouvernement, et qui étoit l'épouvantail de M. le cardinal. Elle me répondit : « Eh bien, quitte pour n'aller jamais à Paris. » Je lui dis : « Il faudra renoncer, non-seulement à Paris, mais à toutes les villes à parlements, qui donneront le même arrêt ; et, si les affaires s'aigrissent, les présidiaux34 feront les mauvais aussi, et l'on n'ira plus que dans les bourgs fermés. Eh bien, dit la reine, il s'y faut résoudre ; » et me reprocha que j'étois frondeuse. Je lui répliquai : « Je vous dis la vérité, et personne ne vous la dit ; et je vous avoue que, pour une difficulté de rien, cela est bien étrange de vouloir passer ses jours de villages en villages, et par là exposer l'autorité du roi, qui est déjà si déchue. » Le soir j'en dis bien davantage à M. le cardinal.

Je ne sais si ce fut la peur que je leur fis, ou quelque espérance de négociation par M. de Bouillon, ils accordèrent l'amnistie,35 telle que les Bordelois vouloient. Les députés saluèrent Leurs Majestés et s'en retournèrent. M. le cardinal me dit que le lendemain il devoit voir M. de Bouillon à trois lieues de Bourg. Je lui dis : « Vous serez bien aises tous deux ; car vous vous promettrez tout ce que vous ne tiendrez pas. » Il partit pour ce voyage le matin, comme il avoit dit. Je demeurai tout ce jour-là enfermée dans ma chambre à lire les lettres que j'avois reçues de Paris, et à y faire réponse. L'on me vint dire que madame la Princesse alloit arriver : cela me surprit assez. Je m'en allai diligemment chez la reine, qui me dit en entrant : « Eh bien ! ma nièce, n'êtes-vous pas bien étonnée de savoir madame la Princesse si près ? »' Je lui dis : « Oui, Madame ; je l'ai su par hasard dont je suis bien aise. Sans cela je ne l'aurois pas vue, ayant fait dessein de ne point sortir. » Elle me dit : « Je vous l'aurois mandé. » Je ne lui répondis rien ; elle vit bien que ce procédé ne me plaisoit pas. Elle envoya un gentilhomme à madame la Princesse lui faire des compliments, et madame la maréchale de la Meilleraye36 l'alla querir au bord de l'eau.

Comme M. le cardinal vint chez la reine, il s'approcha, et dit à la reine devant moi : « Monsieur n'étant pas ici, il ne faut rien faire sans la participation de Mademoiselle ; du moins il ne se plaindra pas que l'on fasse les choses sans lui, quand elle y sera. » Et ensuite il dit : « Il faut aviser si l'on recevra madame la Princesse devant le monde ou en particulier. Mademoiselle, dites votre opinion. » Je répondis : « Si l'on me l'avoit demandée pour des choses plus importantes, je la donnerois pour des bagatelles ; mais comme je n'ai point eu de part à celles-ci, je ne veux point avoir part aux autres. »  Ils résolurent de la voir en particulier. La reine entra dans sa chambre avec le roi, Monsieur, frère du roi, M. le cardinal, le maréchal de Villeroi et moi. Je tirai à part M. le cardinal, et je lui dis : « Voici un mystère que je ne comprends pas ; je vois bien pourtant, par les empressements que l'on a pour madame la Princesse, qu'il y a quelque négociation ; mais vous en serez mauvais marchand, si vous faites quelque chose sans Monsieur ; il vous abandonnera, et vous ne sauriez vous passer de lui. Quoique vous vous flattiez de M. le Prince, il ne vous protégera jamais contre Monsieur. » Il me jura et me protesta qu'il n'avoit rien fait ; que [c'étoit] un pur hasard que la venue de madame la Princesse. Je lui dis que je le souhaitois pour l'amour de lui ; mais que j'étois assurée que Monsieur ne le trouveroit pas bon, et que tout au moins il lui manderoit de prendre garde à ce qu'il faisoit, parce qu'à la fin il l'accableroit de tant de mauvaises affaires que, quelque bonté qu'il eût pour lui, il seroit contraint de l'abandonner.

Comme nous étions en cette conversation, qui fut assez longue, madame la Princesse entra ; elle avoit été saignée la veille : ce qui lui faisoit porter une écharpe mise si ridiculement, aussi bien que le reste de son habillement, que la reine eut grand peine à s'empêcher de rire, aussi bien que moi. M. le duc d'Enghien étoit avec elle, le plus joli du monde, et MM. les ducs de Bouillon et de La Rochefoucauld. Après avoir salué la reine, elle lui parla de sa maladie et de son fils ; puis ils se jetèrent à genoux devant Leurs Majestés pour leur demander la liberté de M. le Prince : ce qu'elle fit de mauvaise grâce. La reine les releva et leur répondit peu favorablement ; sa visite fut fort courte. Je lui allai faire un compliment. MM. de Bouillon et de La Rochefoucauld demeurèrent après elle un moment ; ils me virent ensuite. J'écrivis à Monsieur une fort longue relation de tout ce qui s'étoit passé, étant persuadée que M. le cardinal n'auroit pas hâte de lui rendre compte de ce qu'il avoit fait. J'écrivis jusqu'à quatre heures du matin ; ce qui fut cause que le lendemain madame la Princesse me venant voir me trouva encore endormie. Mes femmes furent assez habiles pour me réveiller. Je la trouvai toute telle qu'elle avoit accoutumé d'être, et je ne trouvai pas que les affaires l'eussent beaucoup faite : ce qui me fit croire qu'à toutes les choses qui avoient été faites en son nom, elle y avoit peu de part. Elle ne me parla que de bagatelles, et à peine me répondit-elle, quand je lui fis des compliments pour M. son mari.

L'après-dînée, M. le cardinal, qui croyoit être le plus persuasif de tous les hommes, m'entretint quatre heures du zèle qu'il avoit pour le service de Monsieur, de l'amitié que Monsieur avoit pour lui, de celle qu'il avoit pour moi, et de l'envie que le mariage de l'empereur réussit, dont je ne me souciois plus ; je ne prenois quasi pas la peine de lire les lettres que Saujon m'écrivoit. Il me parla aussi des soins qu'il avoit pris, et de l'envie qu'il avoit eue de me marier au roi d'Espagne ; bref une récapitulation des choses, dont il m'avoit parlé tant de fois. Il m'interrogea sur mon bien, etc., quand il ne savoit plus que me dire ; il m'enquit de mon bien et de mes affaires, dont j'étois mal informée, étant le tout en entre les mains des gens de Monsieur. Il crut faire sa cour auprès de moi, en me proposant de parler à Monsieur de m'en faire donner la disposition ; que j'avois de l'argent ; qu'il vouloit être mon intendant. Enfin il n'y eut bagatelles dont il ne m'entretint, quoiqu'elles n'eussent nul rapport à l'affaire dont il étoit question, à quoi je revenois toujours. Je lui dis : « Il n'y a bassesse, dont vous ne vous avisiez ce matin. Comme M. Lenet,37 qui est à M. le prince et qui vient de Bordeaux, étoit avec moi, il est venu un de vos pages le querir pour dîner, et [lui dire] que vous l'attendiez ; nous nous sommes moqués de vous, lui et moi. Voyez, [m'a-t-il dit], que son ministère est à craindre ! avant-hier il me vouloit faire pendre ; aujourd'hui il me veut donner à dîner. » [Le cardinal Mazarin] me répondit que ce n'étoit point lui, et me donna une fort méchante excuse.

Le soir, M. Lenet, que je connois assez, me vint dire adieu ; je lui dis : « Je vous trouve bien ridicule tous de négocier avec M. le cardinal pour la liberté de M. le Prince, si c'est sans la participation de Monsieur ; car ce n'est rien faire. M. le Prince voudroit-il être obligé à un tel homme, et s'engager à prendre sa protection contre toute la France, qui le hait fort ? Je ne le crois pas ; et, quoique je n'aime point votre M. le Prince, je ne laisserois pas que d'être bien aise que Monsieur s'unît avec lui et le fît sortir [de prison]. » Lenet m'assura fort qu'il n'avoit écouté aucune des propositions de M. le cardinal, et qu'il savoit bien que M. le Prince ne sortiroit jamais que par Monsieur. Nous étions tous deux assez mal informés de ce qui se passoit à Paris ; car, dès ce temps, les amis de M. le Prince travailloient à les unir d'intérêt, Monsieur et lui.38

Ce fut dans ce temps-là que M. de Nemours, qui s'étoit engagé au parti de M. le Prince par l'entremise de madame de Châtillon, voulut le sauver ; mais l'entreprise manqua, pour n'avoir pas été bien conduite.

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NOTES

1. Cet écrit fut publié sous le titre de Lettre du roi sur la détention des princes de Condé, de Conti et du duc de Longueville, envoyée au parlement le 20 janvier 1650 (Paris, par les imprimeurs et libraires ordinaires du roi, 20 pages).

2. Hugues de Lyonne était alors secrétaire particulier du cardinal Mazarin ; il devint dans la suite secrétaire d'État pour les affaires étrangères, et mourut en 1671.

3. Les carnets autographes de Mazarin prouvent que, depuis quelque temps, le cardinal supportait avec impatience les exigences de l'abbé de La Rivière. Voy. Chap. V, note 39.

4. Le petit port dont veut parler Mademoiselle est Pourville, près de Dieppe. Ce passage des Mémoires de Mademoiselle a été en grande partie omis dans les anciennes éditions. Voici la phrase d'après ces éditions : « Elle prit résolution de passer en Hollande, où elle arriva heureusement. »

5. La cour revint à Paris le 22 février 1650.

6. Gentilshommes ordinaires de la chambre du roi.

7. Clair-Clémence de Maillé-Brezé, femme du prince de Condé.

8. Le jeune duc d'Enghien et sa mère arrivèrent le 14 avril à Montrond (Cher), que Mademoiselle appelle Mouron, suivant l'usage de cette époque.

9. La ville de Bellegarde, ou Seurre (Côte-d'Or), se rendit le 21 avril 1650.

10. Il s'agit de la déclaration enregistrée au parlement le 24 octobre 1648. Voy. ici.

11. Cette phrase a été omise dans les anciennes éditions.

12. Charles de l'Aubépine, marquis de Châteauneuf.

13. La cour partit de Paris le 4 juillet 1650. Cette phrase est également omise dans les anciennes éditions.

14. Charles de La Porte, maréchal de La Meilleraye et grand maître de l'artillerie.

15. Henri de Navarre avait remporté la victoire de Coutras le 20 octobre 1587.

16. Membre de phrase omis dans les anciens éditions.

17. Henri d'Escoubleau, marquis du Coudray-Montpensier, maréchal de camp.

18. Membre de phrase omis dans les anciennes éditions.

19. Henri de Mesmes, seigneur d'Irval, président au parlement de Paris.

20. Claude de Mesmes, comte d'Avaux, mort le 10 décembre 1650.

21. La mère de madame de Fouquerolles était Jeanne de Mesmes ; elle avait épousé, en 1615, François Lambert, seigneur d'Herbigny, qui fut successivement maître des requêtes et conseiller d'État.

22. Membre de phrase omis, depuis en chemin.

23. Marie de Médicis, qui s'était retirée dans les Pays-Bas espagnols.

24. La cour arriva à Libourne le 1er août 1650.

25. L'attaque régulière contre la ville de Bordeaux commença le 5 septembre 1650.

26. Et si est une vieille locution pour et cependant.

27. Abel Servien, marquis de Sablé, mort en 1659.

28. Nicolas de Neuville, mort en 1689.

29. Ces conférences eurent lieu au mois de septembre 1650.

30. Mademoiselle rapporte les bruit répandus par les Frondeurs. Turenne ne dépassa pas La Ferté-Milon (août 1650).

31. Les princes furent transférés à Marcoussis le 28 août.

32. Hugues de Lyonne, neveu de Servien, fut dans la suite ministre des affaires étrangères ; il mourût en 1671.

33. Ce passage depuis je trouvai que c'étoit blesser Monsieur, jusqu'à furent redoublées, a été supprimé dans les anciennes éditions.

34. Tribunaux établis en 1552, et institués pour abréger la longueur des procès, que les parlements ne réussissaient plus à terminer. Ils étaient composés ordinairement de neuf juges.

35. Le 1er octobre 1650.

36. La maréchale de La Meilleraye était Marie de Cossé-Brissac.

37. Pierre Lenet, conseiller au parlement de Bourgogne, auteur de Mémoires, qui sont dans toutes les collections de mémoires relatifs à l'histoire de France.

38. C'est-à-dire Monsieur et M. le Prince. Ce fut surtout madame de Chevreuse qui contribua à l'union des deux frondes, dans l'espérance que sa fille épouserait le prince de Conti.

 


Mémoires de Mlle de Montpensier, Petite-fille de Henri IV. Collationnés sur le manuscrit autographe. Avec notes biographiques et historiques. Par A. Chéruel. Paris : Charpentier, 1858. T. I, Chap. VII : p. 241-271.


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