Chapitre VSir Thomas Browne PageMademoiselle Page Chapitre VII

Deuxième Partie


CHAPITRE VI

(novembre 1662 – juillet 1664)

Dans cette année-là, il se passa beaucoup de choses. J'ai dit que ce n'est que pour moi que j'écris ; je ne me donne point la peine de tâcher à mettre ce qui est arrivé dans les temps ni d'y donner un grand ordre : l'un fatigueroit ma mémoire et l'autre me donneroit de la peine, et je ne prétends pas faire l'auteur, n'ayant pas assez d'habileté pour cela, et il ne me convient en aucune manière. Ainsi tout sera mis comme il pourra.1

Quelque colère que Monsieur eût contre le comte de Guiche, et quelque bruit que fit cette affaire, pour n'en pas faire encore davantage on ne le chassa pas ; mais quelque temps après on l'envoya commander à Nancy les troupes du roi ; c'étoit un exil sous un beau titre.2 Monsieur chassa Montalais et Barbezières, toutes deux filles de Madame. Le prétexte fut de leur mauvaise conduite ; le public crut que c'étoit à cause du comte de Guiche.

M. le Prince se mit dans la tête de me faire épouser M. le Duc. Mademoiselle de Vertus me le proposa et me dit que madame de Longueville avoit envie de me parler là-dessus. Je lui donnai rendez-vous chez mademoiselle de Vertus, où je la vis sans que personne le sût. Elle me témoigna l'entêtement que M. le Prince en avoit ; mais je m'excusai sur la différence d'âge qui étoit grande entre nous, avec tous les témoignages d'estime et d'amitié possibles pour M. le Prince. J'avoue que le peu de mérite qu'avoit [M. le Duc] et le peu d'espérance qu'il lui en vint me faisoit trouver qu'il [M. le Prince] en avoit encore davantage. Je n'en dis rien à personne et la chose n'a pas été sue. M. le Duc me rendoit de grandes assiduités ; mais on ne s'en apercevoit point : car c'est un homme qui s'empresse pour les gens, qui ne les quitte point, et puis tout d'un coup on ne le voit plus. Il est fort inégal, s'ennuie de tout ; n'a pas plus tôt proposé un plaisir qu'il ne l'est plus pour lui, avant que d'être exécuté ; gai par boutades ; mélancolique de même ; point bien fait ; laid ; une mine basse ; appliqué à ses affaires ; plus intéressé que ne le fut jamais M. le Prince, son grand père ; méchant ami ; de l'esprit infinement ; du savoir ; parle bien ; quand il veut, agréable. Voilà comme il est fait ; brave ; le courage d'un homme de sa qualité à la guerre : car à la cour il ploie sous la faveur comme un particulier.3

On fit un carrousel4 aux Tuileries dans une place, est à cette heure la cour (car elles n'étoient pas encore rebâties, comme elles le sont à cette heure). Comme je n'en avois jamais vu, je trouvai cela la plus belle chose du monde. Le roi y avoit un air distingué ; il y paroissoit le maître comme partout où il est : car il est au-dessus des autres par sa mine et son mérite comme par sa qualité. Si on a envie, sur ce que j'en dis, d'en savoir des nouvelles, il y a des livres imprimés de tout ce qui s'y fit, et comme cela étoit.5 Il y a environ un an ou deux le roi envoya chercher ce livre, un jour qu'il prenoit une médecine. J'y étois ; je pris grand plaisir à le voir, aimant les images. Les devises y sont. Je remarquai celle de M. de Péguilin, qui étoit en italien ou en espagnol ; je ne me souviens pas du mot, mais du corps,6 qui le fait entendre. C'est une fusée qui va dans les nues et qui dit qu'il va tout au plus haut. Elle me plut ; je la fis expliquer et dire plus d'une fois. Le roi le vit bien. Dès sa jeunesse, il se sentoit et il voyoit où il pouvoit aller. Je crois que cette devise m'a plus fait souvenir du carrousel que le carrousel même, par le plaisir de marquer tous les endroits où M. de Lauzun a fait connoître l'élévation de son cœur.

On porta à la Molina une lettre pour la reine. Elle reconnut que c'étoit un dessus d'une lettre qu'elle avoit jetée et qu'on avoit recachetée. Comme c'est une fille, prudente qui ne vouloit pas avoir d'affaire avec le roi, elle lui porta cette lettre, sur ce soupçon et [le] lui dit. Le roi l'ouvrit et trouva que c'étoit un avis que l'on donnoit à la reine pour lui apprendre que le roi étoit amoureux de La Vallière. On a été longtemps sans pouvoir découvrir d'où cela venoit. Enfin on sut que c'étoit Madame, la comtesse de Soissons, Vardes et le comte de Guiche, qui l'avoient [faite] ; qu'ils avoient composé tous quatre la lettre.7 Je ne sus cette histoire qu'en gros, et quand j'en saurois le détail je n'en dirois rien ; mais ce que j'en sais, c'est que le comte de Guiche fut envoyé en Pologne, Vardes mis dans la citadelle de Montpellier ; madame la Comtesse fut chassée, et Madame fort mal avec le roi. Le comte de Guiche avoit vu le roi avant son voyage. Le roi en avoit fait un en Lorraine pour prendre Marsal.8 Le comte de Guiche alla faire la révérence au roi qui le reçut très-bien, et Monsieur ne le regarda pas.

Au mois de janvier,9 dont j'étois arrivée en celui de novembre à Saint-Fargeau, M. d'Entragues qui m'écrivoit souvent, me manda un jour que M. de Turenne l'avoit été voir, et qu'après lui avoir demandé de mes nouvelles et lui avoir fait mille protestations de services pour moi, il l'avoit chargé de me dire qu'il me prioit de lui faire savoir si je n'avois point fait de réflexions sur tout ce qu'il m'avoit dit de Portugal, et si je ne me mettrois point à la raison sur une chose si utile pour le service du roi et si avantageuse pour moi. Je répondis à cette lettre comme j'avois fait à tout ce qu'il m'avoit dit, et que s'il y avoit quelque à y ajouter, c'est que l'éloignement de la cour me faisoit mieux connoître ce que c'étoit que de s'en éloigner pour sa vie. Le bonhomme d'Entragues me manda qu'il avoit montré ma lettre à M. de Turenne, qui n'étoit pas rebuté pour cela et qui espéroit toujours que je reviendrois à son avis.

Un jour que je me promenois (ce que je faisois tous les jours), je vis au bout d'une allée un moine tout seul. Comme je n'aime pas les ermites et que j'ai toujours ouï dire qu'il faut qu'ils soient ou des anges ou des diables, que les premiers ne se montreroient pas, on [doit] croire donc que ce soient des derniers ; j'envoyai un valet de pied voir ce que c'étoit. Il me vint voyai un valet de pied voir ce que c'étoit. Il me vint redire : « C'est un cordelier qui a prêché, à un village ici auprès, l'avent. » Je l'appelai et je lui demandai de quel couvent il étoit. Il me dit : « je suis Observantin de la province de Toulouse. » Je lui demandai des nouvelles d'un père de cet ordre que je connoissois, qui étoit grand astrologue, nommé le père Gaffardy. Il me répondit qu'il le connoissoit, et fort bien à toutes les questions que je lui fis. Je lui demandai pourquoi il étoit seul. Il me répondit, que son compagnon étoit malade ; que sans cela il s'en seroit retourné aussitôt après Noël en son couvent, et qu'étant dans le village, où il avoit prêché, très-inutile et tout proche d'ici, il avoit eu curiosité de me voir, venant d'un pays, où il avoit fort entendu parler de moi. La curiosité me le fit questionner. Il me dit qu'il étoit venu depuis trois ou quatre mois de Portugal, où il avoit été quelques temps ; qu'il voyoit souvent la reine, les religieux, quoique étrangers, ayant les entrées libres au palais. Il me dit des biens admirables de la reine, de la reine d'Angleterre10 et du prince, qu'il convenoit être mieux fait que le roi de France, ayant plus de santé ; que la reine lui avoit souvent témoigné le désir qu'elle avoit que j'épousasse son fils ; qu'elle se retireroit et me remettroit toutes les affaires ; que le pays étoit le plus beau du monde. Je lui demandai ce que c'étoit qu'un homme que le roi de Portugal avoit tué par une fenêtre. Il me dit que c'étoit une méprise. La vérité est qu'il avoit tué un François, qui étoit sur le port de Lisbonne dans un vaisseau qui arrivoit, [en tirant] par une fenêtre, comme s'il eût tiré au blanc. C'étoit avoir une bonne inclination.11 Il fut étonné que je fusse si bien informée ; il me dit : « Je vois bien que l'on vous aura dit qu'il court la nuit les rues et qu'il tue tout ce qu'il y trouve ; mais cela n'est pas. » Enfin à force de parler et de vouloir, après avoir bien loué, aller au-devant de tout ce que l'on me pourroit avoir dit, il m'apprenoit des choses que je ne savois pas. Il demeura deux jours à Saint-Fargeau et ne bougeoit de chez moi ; il m'ennuya ; je lui fis dire de s'en aller.

A quelques jours de là, on me dit : « Voilà un gentilhomme qui s'appelle La Richardière, qui dit avoir l'honneur d'être connu de Votre Altesse, et qui demande à lui faire la révérence. » J'étois dans mon cabinet ; je travaillois ; je dis : « Je ne sais ce que c'est que cet homme-là. » Je songeai un peu pour voir si je ne m'en souviendrois point ; il ne me revint pas. Je dis qu'on le fît entrer. Dès que je le vis, je lui dis : « Quand l'on m'a dit votre nom, je ne me le remettois pas ; mais il y a longtemps que nous nous connoissons. » C'étoit un gentilhomme de Normandie, qui avoit épousé une vieille demoiselle, que j'avois vue toute ma vie à madame la comtesse de Fiesque, avant qu'elle fût ma gouvernante, nommée du Perron. Son frère étoit un très-brave gentilhomme, qui étoit mort au service de M. de Turenne.12 Je lui dis: « Eh ! d'où sortez-vous ? Il y a longtemps que l'on ne vous a vu. » Il me répondit avec un air riant : « Je viens de Portugal, où il y a quelques années que je sers. Voilà une lettre que M. de Turenne m'a commandé de vous rendre. » J'ouvris la lettre. Voici ce qu'elle contenoit :

« Mademoiselle,

» Ce gentilhomme qui m'a dit avoir l'honneur d'être connu de Votre Altesse royale, s'en allant la trouver, je n'ai pas voulu manquer de lui renouveler les assurances de mon service très-humble et de lui dire que je le connois assez pour être très-persuadé qu'il lui fera un récit très-fidèle de toutes choses, si elle lui fait l'honneur de l'entretenir, et qu'elle peut ajouter une entière croyance à ce qu'il lui dira, pour prendre ensuite ses résolutions. Je l'ai trouvé très-bien informé ; et comme je l'ai vu dans la pensée de lui aller rendre ses devoirs, j'ai cru que Votre Altesse royale ne trouveroit pas mauvais que je l'assurasse que personne n'est avec plus de soumission et respect que moi, Mademoiselle, votre très-humble et très-obéissant serviteur,

» TURENNE. »

Ce 18 de mars [1663]

Après avoir lu la lettre de M. de Turenne, je la mis dans ma poche et je travaillai à mon ouvrage. On causa de toute autre chose que de Portugal, dont on ne dit pas un mot. Quand l'heure que j'avois accoutumé de m'aller promener fut venue, je m'y en allai. Je me promenai causant avec tout le monde, et ne parlant point à La Richardière. Tout d'un coup il se détermina ; s'approchant de moi il me dit : « Je suis étonné de peu de curiosité de Votre Altesse royale, ou du peu de confiance qu'elle a en moi. » Tout le monde se retira. Je lui dis : « Il y a trop longtemps que je vous connois, pour croire que vous me voulussiez tromper ; mais en quoi le pourriez-vous faire, quand vous le voudriez ? je ne sais pas non plus ce qui peut attirer ma curiosité et vous donner lieu de croire que j'en doive avoir. — Quoi ! répliqua-t-il, un homme qui vient de Portugal et qui a laissé M. l'ambassadeur en Angleterre ? — Je ne sais ce que c'est que tout cela. — M. de Turenne ne m'avoit pas dit que Votre Altesse royale fût si indifférente sur cela. » Je me récriai : « M. de Turenne a tort s'il vous a dit que j'eusse aucun empressement pour le Portugal : car il sait au contraire quelle est mon aversion pour toutes les propositions qu'il m'a faites. — Ce n'est pas ce qu'il croit présentement, Mademoiselle, ni ce qu'il a mandé, puisqu'il y a un ambassadeur en Angleterre, qui croit venir querir Votre Altesse royale.13 » Sur cela je lui dis : « Contez-moi donc tout ce que vous savez. » Et puis il commença : « Si ce n'étoit une chose publique, vous croiriez bien qu'un capitaine de cavalerie, comme moi, ne sauroit pas des nouvelles, et que je n'entre pas au conseil. Voici ce qui se dit : que l'année passée, comme le roi dit à la reine, sa mère, qu'il ne vouloit plus qu'elle se mêlât des affaires, et qu'elle lui feroit plaisir de se retirer, on ne douta pas que ce ne fût le marquis de Castel-Melhor, son favori, qui en fût cause. La reine dit qu'elle le feroit volontiers ; mais qu'avant que de quitter les affaires, elle vouloit donner un conseil au roi qui étoit de se marier, croyant que le favori ne le voudroit pas, et lui nuire par là, qu'il falloit voir les princesses qui lui convenoient ; qu'ayant reçu une très-grande protection de France, il lui sembloit qu'il lui falloit faire toutes choses pour pouvoir parvenir à mademoiselle d'Orléans ; que c'étoit une princesse de grande vertu, de beaucoup d'esprit, capable d'aider au roi à gouverner et à suppléer à son humeur libertine qui l'empêchoit de songer présentement à ses affaires, et qui empêcheroit qu'elles ne tombassent par sa négligence, et qui y suppléeroit par son habileté avec de grands biens ; enfin qu'après avoir mis la couronne sur la tête de son mari, l'avoir conservée avec beaucoup de peine sur celle de son fils, elle verroit avec douleur si elle tomboit, et que le moyen de la défendre non-seulement contre les Espagnols, mais le moyen et quasi le seul de l'affermir pour jamais étoit d'avoir mademoiselle d'Orléans.14

» Le favori, au lieu de faire les difficultés qu'il auroit pu et que l'on jugeoit qu'il feroit, dit qu'il étoit de cet avis ; qu'il en seroit bien aise ; qu'elle feroit les affaires, pendant que le roi et lui se divertiroient ; qu'il ne s'en vouloit pas mêler ; qu'il étoit trop jeune et qu'il ne s'en vouloit pas donner la peine ; que sur cela on envoya querir M. de Schomberg, qui dépêcha un courrier à M. de Turenne ; qu'après avoir attendu quelque temps la réponse M. de Turenne avoit mandé que le roi recevoit fort agréablement cette proposition ; mais qu'à cause des Espagnols, avec qui on ne vouloit pas rompre, y ayant si peu que la paix étoit faite, il falloit songer à voir les moyens de faire l'affaire sans leur donner sujet de se plaindre ; que la chose n'avoit pas été tenue si secrète qu'il n'en fût venu quelque bruit dans les troupes ; ce qui avoit donné bien de la joie aux François, qui avoient besoin de cela pour les encourager, étant tous au désespoir ; que les Portugais avoient la plus grande aversion du monde pour nous ; qu'elle étoit quasi égale à celle qu'ils avoient pour les Espagnols, qui étoit beaucoup dire ; que les hivers, quand ils étoient dans leurs quartiers, ils étoient obligés de faire garde contre les paysans de peur d'être assassinés ; que quand ils alloient à la cour, ils n'osoient aller seuls par les chemins par la même crainte ; qu'il falloit être en garde contre eux comme contre les ennemis ; que quand l'on en faisoit des plaintes à M. de Schomberg, il disoit que les ministres étoient bien fâchés ; qu'ils en feroient raison ; mais que pourtant on n'en avoit pas fait, quand ils avoient assommé de leurs soldats, et même de leurs officiers.15 »

Je n'étois pas fâchée de savoir tout cela, et on peut juger si je remarquois bien toutes les choses qui me pouvoient confirmer dans les sentiments où j'étois. Il reprit son histoire : que la joie étoit publique de ce bruit, non-seulement parmi les François, mais que les Portugais espéroient que cette alliance rallumeroit la guerre avec l'Espagne ; ce qu'ils souhaitoient avec passion, ayant eu une mortelle douleur de la paix [de la paix des Pyrénées] ; qu'il étoit venu des nouvelles au mois d'octobre, que le roi avoit envoyé Mademoiselle d'Orléans dans une de ses terres, pour faire croire aux Espagnols qu'elle étoit mal avec lui, et que l'on pourroit faire partir l'ambassadeur au mois de janvier pour venir accomplir le mariage, et que quand il seroit en Angleterre il feroit savoir qu'il étoit arrivé et que l'on lui manderoit ce qu'il avoit à faire ; que l'on accommodoit l'appartement de la reine ; que l'on faisoit sa maison, lorsqu'il étoit parti ; en un mot, que l'on ne doutoit pas de l'affaire ; que comme il avoit su le départ de l'ambassadeur, qu'il me nomma et dont j'ai oublié le nom, il avoit prié M. de Schomberg de lui permettre de venir avec lui, ayant l'honneur d'être connu de moi ; qu'il osoit espérer que j'aurois quelque considération pour lui, et que je lui ferois donner quelque autre emploi, ou bien quelque charge dans ma maison ; qu'il s'étoit attaché à ce pays-là ; il étoit trop heureux que j'y allasse ; que M. de Schomberg lui avoit ordonné de m'assurer de ses très-humbles respects ; qu'il vouloit avoir un attachement particulier à mon service ; qu'il me supplioit de l'agréer ; qu'il n'avoit encore osé m'écrire ; mais qu'au premier jour il enverroit un gentilhomme exprès pour cela.

Je me mis à rire et lui dire : « Je ne sais pas un mot de tout cela ; je suis étonnée de tout ce que vous me dites. » Je lui demandai : « qu'est-ce que vous a dit M. de Turenne ? — Arrivant, d'abord que je l'ai salué, je lui ai dit qu'ayant l'honneur d'être connu de Votre Altesse royale, j'avois demandé congé à M. de Schomberg de venir avec M. l'ambassadeur ; que j'avois dessein d'aller à Saint-Fargeau ; s'il ne le jugeoit pas à propos. Il m'a demandé d'où j'avois l'honneur d'être connu de vous ; je [le] lui ai dit. Il m'a répondu : J'en suis bien aise ; je vous servirai auprès d'elle ; je lui écrirai. Quand vous la trouverez étonnée de ce que vous lui direz, n'en soyez pas surpris : elle fera semblant de ne rien savoir du tout, ou même d'en être éloignée. Elle a ses raisons pour cela, et ne laissez pas d'aller votre chemin. » Je lui dis: « Vous voyez que je vous ai dit tout ce que M. de Turenne avoit dit que je dirois ; mais je vous en dirai davantage. » Je lui parlai là-dessus, comme j'ai toujours parlé à tout le monde. Il étoit fort étonné et me disoit : « Que fera donc l'ambassadeur ? Quoi ! il s'en retournera ! — Mais que prétend-il faire ? » lui dis-je. Il poursuivit : « Votre Altesse royale ne m'a pas laissé achever. M. l'ambassadeur attend que M. de Turenne lui mande de venir, et voici comme l'on prétend faire la chose : que Votre Altesse royale demandera au roi de retourner à Paris ; qu'il lui accordera, et que, lorsqu'elle y sera, elle dira au roi : Votre Majesté n'a jamais songé à mon établissement ; en voici un très-considérable que j'ai ménagé par mes amis, où elle elle n'a nulle part ; aussi elle ne voudroit pas pour les Espagnols ruiner ma fortune ; qu'il me lairroit faire ; que je me marierois ; reconnoissant le roi de Portugal, il ne pourroit pas ne point reconnoître sa femme ; que l'on me rendroit tout l'honneur possible, hors celui de me faire mener jusque hors de France par les officiers du roi ; que j'emmenerois qui je voudrois et lèverois des troupes ; puis, que les Espagnols en feroient de même et que tout iroit comme M. de Turenne me l'avoit conté. » Je dis à La Richardière : « Voilà un plan fabuleux, dont il ne sera jamais rien, et je sais un fort mauvais gré à M. de Turenne d'avoir trompé ainsi ces pauvres gens, et d'avoir été cause que je suis exilée. »

Je lui demandai ce que c'étoit que le roi de Portugal. Il me le dépeignit tel que j'avois déjà ouï dire, sans y rien augmenter, ni diminuer, quant à sa personne ; mais quant à son esprit, ses inclinations, il me le dépeignit d'une autre [façon], mais plus véritable et plus mauvaise : il me dit qu'il avoit de l'esprit, mais un esprit malin, ignorant, et que la reine sa mère voyoit bien présentement, par la façon dont il vivoit avec elle, le tort qu'elle avoit eu de ne lui rien faire apprendre ; débauché ; cruel, qui prenoit plaisir à tuer ; nulle politesse ; ce qu'ont d'ordinaire les gens de ces pays-là. « Ils n'ont pas beaucoup de jugement, mais ils ont l'esprit vif et poli ; lui l'a rustre et point d'un homme de qualité ; aime le vin, le tabac ; s'ennuie avec les honnêtes gens16 ; mais comme il n'a que dix-neuf ou vingt ans, il changera. Le favori est un jeune homme, libertin comme lui, quia pourtant plus de douceur dans l'esprit ; ainsi quand on prendra à tâche de lui mettre d'honnêtes gens auprès de lui, qu'il verra l'appui qu'il a par vous, l'utilité dont vous lui serez, vous le ferez honnête homme. Le pays est beau ; mais il n'est pas cultivé. Il y a de l'argent ; ainsi vous ferez tout ce qu'il vous plaira. Vous y donnerez la liberté aux femmes, qui sont comme des esclaves ; l'on n'ose se promener dans son propre jardin. Si on voit une femme à la fenêtre, on dit qu'elle ne vaut rien. Enfin c'est le plus horrible pays du monde ; mais vous le mettrez sur le pied qu'il vous plaira. » Je l'assurai que je lui ferois plaisir, quand je pourrois ; mais qu'en Portugal il n'auroit nulle protection de moi et que je n'irois jamais. Je lui donnai la réponse pour M. de Turenne, et je le priai de lui dire de sortir de sa tête de m'envoyer en Portugal et que je n'avois pas changé d'avis ni de sentiment depuis la première fois que je l'avois vu.

« Monsieur mon cousin,

» J'ai fort entretenu ce gentilhomme ; il ne m'a pas plus persuadée que vous ; aussi ne seroit-il pas juste que son éloquence prévalût sur la vôtre. Je voudrois bien pouvoir croire que l'intention, qui vous a fait agir dans cette affaire, fût bonne pour moi ; mais les voies, dont vous vous êtes servi pour faire consentir, sont telles qu'il me seroit bien difficile de le croire. Enfin je vous dis l'année passée, toutes les fois que vous m'en parlâtes, que je n'y entendrois jamais, et que, si vous aviez de l'amitié pour moi, vous n'y deviez plus songer ; et comme j'ai trente-cinq ans, à mon grand regret, vous pouviez croire que j'avois pris ma résolution. Vous savez comme vous avez agi depuis ; vous voyez l'état où je suis, et par là vous pouvez juger si j'ai sujet d'être satisfaite de vous, pour qui l'on ne peut avoir que beaucoup d'estime ; je suis bien fâchée de ne pouvoir d'amitié. Je suis, monsieur mon cousin, votre très-affectionnée cousine,

» ANNE-MARIE D'ORLÉANS.17 »

La Richardière s'en alla. J'écrivis à M. d'Entragues tout ceci dis : « Dites à M. de Turenne que je m'étonne comme un aussi honnête homme que lui s'amuse si longtemps à une chose qu'il sait bien qui ne réussira pas, et que je m'en sens mortellement offensée contre. » M. d'Entragues me répondit : « Il ne se sauroit ôter cela de la tête. Il dit que c'est vous aimer que de l'y avoir ; que vous ne connoissez pas votre bien. »

Le roi de Danemark avoit envoyé son fils aîné voyager ; il vint passer le carnaval à Paris ; fut très-bien reçu du roi. On dit qu'il étoit très-bien fait ; qu'il dansoit bien, parloit françois, alloit en masque avec Monsieur et Madame ; on ne parloit d'autre chose que de lui ; même on dit qu'il songeoit à moi. Madame de Choisy se donna de grands mouvements pour le marier à ma sœur d'Alençon. Comme elle n'étoit pas bien faite, personne n'en vouloit. Il eut envie de me voir ; M. d'Entragues me le manda ; que M. de Turenne [le] lui avoit dit et que le roi le trouvoit bon. Je n'en avois nulle envie ; comme je ne me voulois point marier en Danemark non plus qu'en Portugal, je ne voulus rien qui fît courre de tels bruits. Ma maison n'étoit pas assez belle, n'étant pas achevée ni assez bien meublée pour y recevoir des étrangers. L'on me mandoit que cela avoit un très-bon air que, moi exilée, les rois qui venoient à la cour et qui ne me voyoient pas, demandoient à m'aller voir, croyant n'avoir rien vu, s'ils ne me voyoient. Je ne tâtois pas de cela ; je priois toujours que l'on l'en détournât ; que j'avois bien d'autres beaux endroits à mettre dans ma vie, si quelqu'un la vouloit écrire, que celui-là, et que j'étois fort au-dessus de tout cela. Je ne sais par quel bonheur il n'y vint point ; mais j'en fus fort aise.

Il est difficile d'oublier madame de Choisy17 : car si dans le temps où les choses lui arrivent, on l'oublie, elle se montre assez en toutes occasions, se mêlant de toutes choses, [pour] que l'on la trouve toujours en son chemin. Après la mort de Monsieur elle faisoit sa cour assez assidument à Madame, qui lui avoit laissé son logement à Luxembourg. Son mari étoit mort à Blois peu de jours après ou avant Monsieur ; la crainte qu'elle avoit de déloger faisoit qu'elle se mêloit toujours de quelque projet qui pouvoit être agréable à Madame, avec qui on n'étoit pas sûr d'être bien, quoiqu'elle fit bonne mine. Elle avoit voulu, au commencement, marier le prince Charles avec mademoiselle de Mancini ; ce qui lui avoit attiré l'aversion de la grande-duchesse.18 Elle craignoit fort que nous ne partageassions le Luxembourg ma belle-mère et moi, de peur que je prisse ma moitié à son logis, ou que je l'eusse tout entier, par la même peur que je lui eusse ôté. Elle m'écrivit à Saint-Fargeau, me faisoit tout du mieux qu'elle pouvoit. Je lui faisois réponse, mais ce n'étoit pas d'une manière à lui faire croire que je pusse oublier, dans les occasions, la manière dont elle m'avoit traitée. Il y a de certaines choses en ce monde qu'il faut plus faire pour l'exemple pour apprendre, en distinguant les gens, la manière dont l'on doit agir, que par vengeance, quoique l'on l'attribue à cela, quand l'on veut mal expliquer les choses. J"étois résolue d'en user ainsi avec madame de Choisy ; et quoiqu'elle se voulût flatter de ma conduite avec elle pour avoir sujet de s'en mieux plaindre après, j'ai toujours pris garde à ne lui donner aucun lieu d'espérer de moi que comme une personne qui ne vouloit lui faire que justice, n'ayant pas mérité des grâces de moi.

Ma belle-mère fit si bien par ses intrigues en Savoie, que Madame royale se résolut de marier son fils avec ma sœur de Valois. Elle se servit de la maîtresse de M. de Savoie, de cette Treseson, dont j'ai parlé,19 qui étoit mariée au comte de Cavours, Piémontois, et que l'on avoit chassée après quelque années de son mariage. Je crois que madame de Choisy se mêla aussi de quelque chose ; car il n'y avoit rien où elle ne se voulût fourrer. Ma belle-mère m'écrivit pour m'en donner part. Je lui fis réponse. Ce mariage fut assez tôt expédié.20 Le roi ne voulut plus que les choses se passassent comme elles s'étoient passées à Lyon : chacun se remit en sa place, et ma sœur d'Alençon ne donna point la porte chez elle à madame de Savoie. On se moqua de cela, et madame de Crussol,21 qui étoit alors mademoiselle de Montausier, me dit qu'elle se mit sur la moitié du siége d'une duchesse et qu'elle dit : « Quand l'on est assis devant mademoiselle de Valois, l'on s'assied bien devant madame la duchesse de Savoie. »

Cet endroit de rang me fait souvenir d'une chose qui se passa à Toulouse, lorsque nous y étions avant le mariage du roi. Comme les États du Languedoc étoient assemblés, ils résolurent de me venir visiter après Monsieur, et ensuite M. le prince de Conti, qui n'en étoit pas gouverneur (mon père vivoit encore) ; et il y eut quelqu'un du corps des ecclésiastiques qui dit qu'ils ne devoient point venir avec leurs camails et leurs rochets ; tous les autres furent d'avis du contraire. Comme tout cela vint à moi, je le trouvai fort mauvais, et je le dis au roi.22 Le roi leur fit dire que l'on n'avoit jamais hésité à rendre à la maison royale un tel respect et qu'il ne leur vouloit point commander, et que l'on ne commandoit point aux gens les choses qui étoient de devoir et dans l'usage. J'appris que c'étoit M. l'évêque de Montauban qui avoit ouvert cet avis, qui n'avoit pas été suivi, mais qui avoit retardé leur visite. Il s'appeloit Bertier en son nom. C'étoit un homme que j'avois fort connu à la cour, qui avoit été un grand prédicateur fort attaché à la reine mère, fort ami de M. et de madame de Brienne où je l'avois fort vu, serviteur particulier de M. le prince de Conti, enfin l'homme du monde qui devoit aller le plus au-devant de nous rendre des respects. Il avoit été fort malade l'année de devant ; il avoit prêché, il y avoit peu, devant la reine. Quand l'on me dit cela, je me récriai : « Je ne m'étonne pas s'il oublie ; car je m'aperçus à son dernier sermon que la maladie l'avoit bien baissé, et en voici une marque. » On [le] lui dit ; il le trouva mauvais. Enfin ils y vinrent.

Comme c'est le clergé, comme premier État, qui porte toujours la parole, ce fut M. l'évêque de Comminges,23 de la maison de Choiseul, qui me harangua fort bien. Je lui dis : « Je vous suis bien obligée, messieurs, de l'honneur que vous me rendez ; j'en ai beaucoup de reconnaissance ; mais j'ai été fâchée d'avoir appris que ç'ait été votre [corps], qui ait empêché que l'on ne me l'ait rendu plus tôt, et qu'il ait fallu de l'autorité pour vous apprendre ce qui m'étoit dû. » Ils me firent une grande révérence, et se retirèrent, n'ayant rien répliqué. M. de Comminges fut un peu fâché contre moi disant : « Moi qui suis d'une maison fort attachée à Mademoiselle (son frère, le comte d'Hôtel,24 étoit premier gentilhomme de la chambre de mon père), qu'elle se soit adressée à moi ! » Je répondis : « Je n'ai pas songé à rien dire à personne ; mais j'ai été bien aise de faire connoître aux autres évêques que je n'étois pas satisfaite. » Cela fut un peu brisque ; mais ceux qui avoient manqué n'osèrent s'en plaindre. Ils vinrent me faire des excuses. Pour M. de Comminges, j'allai à lui chez la reine, et lui fis force compliments ; car c'est un homme pour qui j'ai beaucoup d'estime. Il fut fort content de moi. Pour tous les autres des États, ils étoient ravis et ils m'avoient quasi tous parlé. Apparemment Monsieur étoit si honoré et si aimé dans cette province, que quand je n'aurois été que la fille d'un gouverneur, qui n'auroit point été fils de France, sa seule considération les auroit obligés à me visiter.

Mais revenons à madame de Savoie ; elle partit de Paris, d'où l'on m'envoya la lettre que M. son mari lui avoit écrite avant que son mariage fût fait, qui est une chose digne d'être mise ici pour faire juger si j'avois eu tort de ne vouloir point de lui véritablement, quoiqu'en plusieurs occasions, où je voulois faire parler le roi ou le monde, j'avois témoigné le vouloir.

Lettre de M. le duc de Savoie à mademoiselle de Valois.

« Mademoiselle ma cousine,

» Puisqu'il faut que la plume fasse l'office de la langue et qu'elle vous exprime les sentiments de mon cœur, je ne doute point que je n'y aie beaucoup de désavantage ; car elle ne sauroit les exprimer au point qu'ils sont, ni vous persuader à mon gré que m'étant donné tout à vous, je n'ai plus rien à vous offrir ou bien à désirer [que] de trouver en vous cette agréable correspondance de votre affection, que je vous conjure de ne pas refuser a l'excès de la mienne, et à l'ardente prière que je vous en fais par ces lignes, qui vous portent les premières marques de ce feu, que votre mérite et d'autres belles qualités qui sont en vous, ont allumé dans mon âme. Elles me laissent dans une impatience inconcevable de voir de plus près ce que j'admire de loin, et de vous faire connoître, par toutes sortes de preuves, que je suis avec une fidélité et une passion sans pareille, [mademoiselle ma cousine], votre très-humble esclave et serviteur,

EMMANUEL.

Cette lettre peut faire voir le tour de son esprit et celui de sa cour, la bonne tête de ses ministres d'avoir souffert qu'une telle missive fût exposée aux yeux du public et particulièrement de la cour la plus délicate et la plus polie qui ait jamais été. Le roi donna à madame de Savoie madame d'Armagnac pour la conduire. En passant auprès de Saint-Fargeau, elle envoya un gentilhomme me faire compliment ; j'y en envoyai un autre. Quand elle étoit petite, elle étoit fort jolie. On disoit qu'elle me ressembloit, parce quelle étoit la seule qui avoit de l'air de mon père. Elle causoit fort ; je l'aimois ; elle m'appeloit sa petite maman. Je l'avois demandée deux ou trois fois pour l'avoir avec moi, comme je crois l'avoir déjà dit ; mais depuis que madame de Langeron étoit auprès d'elle, elle l'avoit prise en une si grande amitié qu'elle l'avoit toute changée. Madame de Langeron n'étoit pas contente de moi, parce que j'avois blâmé son procédé à l'égard de ma sœur de Toscane. Comme elle étoit fort attachée aux intérêts de mademoiselle de Guise et que j'avois osé plaider contre elle, madame de Langeron trouvoit cela fort mauvais, et même, si elle eût osé, elle auroit mené mes sœurs solliciter contre moi. Cela avoit éloigné l'amitié que j'avois pour cette enfant et qu'elle avoit pour moi, en l'empêchant de me voir.25 Souvent la complaisance qu'elle avoit pour elle avoit fait qu'elle lui laissoit manger toutes sortes de choses. Les enfants n'ayant pas de jugement, quand l'on les met à même, se font du mal : ainsi les pâles couleurs lui étoient venues ; elle étoit verte quand elle partit, et comme elle n'avoit pas la taille belle naturellement, à force de lui faire mille choses pour l'empêcher d'être bossue, elle l'étoit devenue absolument. Ainsi M. de Savoie fut fort surpris, quand il la vit, et ne la trouva pas comme ses portraits. Ce fut des fêtes, des carrousels ; car cette cour, du temps de ma tante, étoit fort magnifique ; mais elle avoit un air romanesque en tout ce que l'on faisoit, selon que j'en ai ouï parler ; on y avoit plus d'air des Amadis que des romans de ce temps.

J'étois si occupée de l'affaire de Portugal, qui causoit mon exil, que je m'informois peu de ce qui se passoit à la cour. On m'en envoyoit de grandes relations : j'avois beaucoup de connoissances à Paris et à la cour, qui m'écrivoient avec soin en ce temps. J'aurois dit des amis ; mais j'ai éprouvé depuis que l'on se trompe quand l'on parle ainsi ; qu'il faut toujours dire comme j'ai dit, pour parler juste et véritablement.26 Mais je brûlois mes lettres et j'oubliois ce que l'on me mandoit, ne croyant pas en ce temps-là que je reprendrois ces mémoires, et depuis il m'a passé des choses qui m'ont tant occupée et qui m'occupent tant encore, qu'elles ont tout effacé, et je m'étonne seulement que je me puisse souvenir de tout ce que j'ai écrit depuis un mois ou six semaines que je les ai recommencés.

Le moine de Saint-François revint prêcher le carême auprès de Saint-Fargeau, où il avoit prêché l'avent, et me vint voir en arrivant ; et après qu'il eut achevé son carême, il y vint encore et me dit qu'il avoit vu M. de Turenne a Paris, qui lui avoit fort parlé de moi ; qu'il lui avoit dit que, quelque envie que j'eusse de quitter Saint-Fargeau, l'on ne m'en donneroit pas la permission que je n'eusse donné des paroles favorables pour l'affaire de Portugal. Je m'étonnois que M. de Turenne se confiât à un petit moine de cette sorte. Comme il fut quelques jours à Saint-Fargeau, un matin il me vint dire : « Je m'en vais à deux lieues d'ici voir un homme que M. de Turenne m'envoie. » Dans ce temps-là j'étois fort enrhumée ; il [le rhume] m'avoit pris dans le carême et duroit encore au mois de mai. J'écrivis au roi que je mourrois, si je demeurois plus longtemps à Saint-Fargeau ; que l'air en étoit mauvais au printemps, et que j'avois fait dessécher un étang, lorsque j'en étois partie ; que l'hiver les eaux le remplissent à cause qu'il est dans un fond, d'où il est impossible d'empêcher la chute des eaux de tout le pays. Le château est bâti au milieu, et qu'ainsi les eaux venant à se retirer cet étang étoit un marais, et que je ne croyois point avoir rien fait qui méritoit la mort,27 et une telle mort ; que je demandois tout de nouveau à Sa Majesté de quoi l'on m'accusoit, sachant bien n'avoir rien fait, et que, s'il ne vouloit pas me le dire et [s'il vouloit] me faire faire une plus longue pénitence des crimes que je n'avois pas commis, je le suppliois de me permettre d'aller à Eu, sachant bien que l'on ne devoit pas souhaiter d'être à la cour, quand on avoit le malheur de lui être désagréable.

Voilà à peu près le sens de ma lettre ; ce fut M. d'Entragues qui la porta, le comte de Béthune ne se mêlant plus de mes affaires, il y avoit longtemps ; il acheta la charge de chevalier d'honneur de la reine, du duc de Bournonville, à qui l'on la fit vendre, parce qu'il étoit des amis de M. Fouquet. On le fit défaire aussi de celle de gouverneur de Paris entre les mains du maréchal d'Aumont. M. d'Entragues ayant donné ma lettre au roi, après l'avoir lue, le roi lui dit : « Je ne vous saurois rien répondre que je n'aie vu M. de Turenne ; car je lui ai promis de ne rien faire à l'égard de ma cousine sans lui ; » cela fort honnêtement, comme le roi l'est en toute chose et comme il l'a toujours été pour moi, même dans les temps où il m'a le plus maltraitée. M. d'Entragues alla chercher M. de Turenne ; il ne le trouva pas. M. de Turenne le vint trouver pour lui dire que le roi ne me vouloit pas écrire, mais qu'il me permettoit d'aller à Eu ; que ce n'étoit pas pourtant qu'il ne souhaitât toujours l'affaire de Portugal ; mais qu'il croyoit que se radoucissant pour moi en me faisant connoître l'intérêt qu'il prenoit à ma santé, cela me feroit venir dans les sentiments que je devois avoir. [M. d'Entragues] m'envoya son fils, le marquis d'Illiers, me le dire. Le moine avoit été jusqu'à Paris ; il revint avant M. d'Illiers, qui m'avoit dit que M. de Turenne lui ayant écrit de l'aller trouver, (et même il me montra la lettre par laquelle M. de Turenne lui marquoit beaucoup de confiance), c'étoit pour lui donner un portrait du roi de Portugal pour me faire voir. Je reconnus l'avoir vu chez la reine mère avant que d'aller à Saint-Jean-de-Luz, fait par un peintre que Comminges avoit mené. Il étoit peint à l'âge de treize à quatorze ans, assez joli ; mais par celui que j'avois vu de la reine d'Angleterre, pour lors infante de Portugal, j'avois lieu de croire que c'étoit un portrait fait à plaisir. Je le dis au révérend moine, et de le reporter à son hôtellerie ; que j'aurois peur qu'il n'arrivât quelque malheur, si ce portrait demeuroit dans ma maison. Je le fis voir à M. d'Illiers, qui crut comme moi qu'il ne lui ressembloit pas ; et cela n'étoit guère prudent à M. de Turenne d'envoyer le portrait d'un enfant de quatorze ans pour se marier avec moi.

Je partis et quittai Saint-Fargeau sans regret dans l'espérance de venir ici [à Eu]. Je trouvai à Melun bien des gens qui m'y vinrent voir. Madame d'Épernon vint à Brie-Comte-Robert. Le lendemain, à ma dînée, entre Lagny et Beaumont (la reine mère avoit eu la fièvre tierce longtemps, et la reine avoit eu la rougeole il n'y avoit que cinq ou six jours à Beaumont, où je trouvai encore bien des gens de la cour), l'on me dit que le roi étoit fort malade. Cela m'y fit séjourner deux jours. La rougeole, que la reine lui avoit donnée, fut deux ou trois jours sans sortir. Il eut la fièvre très-violente ; mais, dieu merci, le mal ne dura pas. J'envoyai savoir de ses nouvelles et témoigner aux reines le déplaisir que j'avois de n'y oser aller moi-même. Son mal étant diminué, et l'inquiétude que j'en avois par conséquent, je partis pour venir ici.

A Beauvais, je trouvai un homme que l'on m'envoyoit exprès pour m'avertir qu'il y avoit ici beaucoup de petite vérole. Je fus au désespoir, ne sachant où aller. J'écrivis a M. Le Tellier la peine où j'étois de ne savoir où aller, l'air de Saint-Fargeau ne m'étant pas bon, toutes mes autres terres étant fort éloignées ; que l'on étoit au commencement de juin ; que je voulois aller au 20 à Forges, dont les eaux m'étoient nécessaires, que je le priois de supplier le roi de me marquer quelque ville sur la rivière de Seine ou d'Oise, où je pusse aller, ayant besoin de me baigner.

Je séjournai à Beauvais pour attendre la réponse. On me manda d'aller à Vernon ; c'est une petite ville assez jolie ; mais il n'y a nulle promenade qu'à un quart de lieue ou sur le bord de la rivière. Je m'y baignai : je me promenois quand il faisoit beau ; ce qui n'arriva pas souvent : car il plut beaucoup cette année-là. Ce qui fut cause que je n'allai à Forges que fort avant en juillet. Les dames des environs me venoient voir. De Paris il y en vint. J'allois dans les couvents, il y avoit une mission ; je fus à leurs sermons, tant qu'elle dura, tous les soirs ; car elle étoit fort avancée quand j'arrivai.

Dès que le temps me le put permettre, je m'en allai à Forges. D'être logée en maison bourgeoise, dans une petite ville, n'est pas une chose agréable. Je fis à Forges la vie que j'avois faite les autres années. Puis je vins ici, résolue d'y passer mon hiver, sans en avoir aucun chagrin. J'avois fait commencer à changer les dedans d'un pavillon avant que de partir ; j'eus le plaisir d'y voir travailler des menuisiers et des peintres ; et quoique ce pays-ci soit plus froid à cause de la mer, l'hiver y est moins rude ; il fut cette année-là le plus beau du monde. Je n'avois point de jardin et je ne m'avisois pas de chercher à en faire. Je me promenois sur les fossés hors la ville, où il ne fait point crotté. J'allois chez un gentilhomme nommé Matomenis, dont la maison est dans un faubourg, qui a un assez joli jardin et de belles allées ; le grand exercice que je faisois contribua beaucoup à ma santé : car je ne fus point incommodée de mes maux de gorge ; je fus seulement un peu enrhumée. Madame de Rambures, qui étoit chez elle, venoit souvent me voir ; il y avoit quantité de dames du pays, raisonnables ; force gens de qualité ; ma cour étoit grosse. Il vint des comédiens s'offrir ; mais je n'étois plus d'humeur à cela ; je commençois a m'en rebuter. Je lisois ; je travaillois ; les jours d'écrire emportoient du temps ; toutes ces choses le font passer insensiblement. J'allois quasi tous les jours à complies ; je commençai à aller à la grand'messe les fêtes et les dimanches. Il y a deux couvents de filles ici : les ursulines et les hospitalières où j'allois. Je n'entrois point dans ce temps-là à l'hôpital ; j'avois peur d'y prendre la fièvre. J'y en fis établir un général pour mettre les pauvres enfants de la ville ; enfin je passai mon hiver tranquillement.

M. le Prince maria M. le Duc28 à la seconde fille de la princesse palatine, et la reine de Pologne29 lui donna beaucoup de bien et l'adopta pour sa fille ; de sorte que M. le Prince s'estimoit si heureux de cette alliance, qu'il sembloit qu'il eût été un misérable auprès de sa belle-fille. Tout le monde étoit étonné de voir M. le Prince si entêté de la palatine : car il ne l'avoit pas toujours été ; il avoit rompu avec elle avec un grand mépris, et s'en étoit fort plaint, en avoit dit des choses qui n'étoient pas obligeantes. Pour moi je fus fort étonnée de ce mariage, après tout ce que je lui avois ouï dire ; mais il ne se faut étonner de rien en ce monde, et moins encore de M. le Prince que d'un autre, après la manière dont il en a usé pour moi et celle dont j'en avois usé pour lui, et que l'on verra en son temps, à mon grand regret tant pour l'amour de lui que pour l'amour de moi. Il envoya un gentilhomme pour me donner part du mariage ; il m'écrivit, et M. le Duc. Madame la princesse palatine me fit l'honneur, en cette occasion, de m'avouer pour sa parente dans la lettre qu'elle m'écrivit. Elle marquoit « l'honneur qu'a ma fille, et par M. son père et par moi. » Je lui fis réponse sans commencement et sans fin, et je ne mis point de dessus. J'écrivis à la reine mère et je la suppliai de demander au roi comme il falloit la traiter, et qu'elle me fit l'honneur de le faire mettre, ne voulant rien faire qui lui déplût ni qui fâchât la palatine. En en usant de cette manière, je montrois au roi une grande soumission, et je le faisois souvenir de moi ; à la reine un respect pour elle, parce qu'elle aimoit la palatine, à qui j'étois bien aise de témoigner de la considération, entrant dans l'alliance de M. le Prince, qui gardoit de grandes mesures avec moi ; ainsi cette honnêté la-dessus avoit plusieurs fins. Le roi y fit mettre comme aux autres princes étrangers, qui sont habitués dans ce royaume, c'est-à-dire comme à tous les officiers de la couronne.

On ne parla, dans toutes les lettres, que de cette noce, des magnificences que l'on avoit faites à l'hôtel de Condé, où le roi, les reines et toute la cour avoient soupé ; qu'il y avoit eu toutes sortes de divertissements ; que la reine de Pologne avoit envoyé des pierreries d'une beauté extraordinaire (enfin c'étoit des merveilles) ; que madame la Duchesse alloit à deux carrosses, comme moi ; ce qui étoit nouveau. Du reste elle faisoit comme avoit fait sa belle-mère, qui étoit au désespoir de ce mariage : elle souhaitoit avec passion ma sœur d'Alençon, et elle n'avoit pas tort, et on s'étonnoit fort que M. le Prince eût préféré l'argent et les pierreries de Pologne au rang d'un petite-fille de France : car, pour la personne, madame la Duchesse n'est pas plus belle que ma sœur, et, pour n'être pas bossue, elle a la taille assez mal agréable pour laisser croire que déshabillée elle ne l'a pas plus belle.30 Madame de Choisy fit un tour ridicule sur ce mariage. Elle avoit été toute sa vie attachée à la reine de Pologne, avoit été nourrie avec elle, l'appeloit sa reine; elle étoit amie de la palatine, ne juroit que par elle. Un jour elle entre dans le cabinet de M. le Prince, avec une cape, ferme la porte et lui dit : « N'êtes-vous pas enragé de vouloir marier votre fils à la fille de la palatine plutôt qu'à mademoiselle d'Alençon ? » Elle lui dit rage contre ce mariage et force choses personnelles contre madame la palatine, et lui fit connoître la différence qu'il y avoit ; pour cela, il est vrai ; mais il n'en étoit pas question. Ce fut su, et on se moqua fort d'elle ;ce fut tout ce qu'il lui en revint.

M. de Lorraine avoit fait le désespéré, lorsque l'on avoit arrêté Marianne31 ; il voulut sauter les murailles. On fut obligé de la faire garder quelques jours. Il lui donna pour vingt mille écus de pierreries et six mille pistoles en argent. Puis il devint amoureux de mademoiselle de Saint-Remy ; il la voulut épouser à toute force. Madame s'y opposa ; elle la fut querir elle-même dans la chambre de son père et la mena dans la sienne, la mit en prison dans la chambre de la maréchale d'Étampes, et la fit garder jusqu'à ce que M. de Lorraine fût parti. On blâma fort Saint-Remy de ne l'avoir pas mariée et de n'avoir pas laissé là Madame. Sa charge ne valoit pas assez pour empêcher de voir sa fille souveraine ; mais je crois que sa belle-mère, qui ne l'aimoit pas, l'en empêcha. Elle se maria peu de temps après à un gentilhomme, nommé Hautefeuille. On dit que cette pauvre fille étoit au désespoir. Dès que M. de Lorraine fut en son pays, il y devint amoureux d'une chanoinesse, une très-belle fille ; il la vouloit épouser. M. de Vaudemont et madame de Lislebonne32 l'en empêchèrent ; elle en fut fort malade ; elle crut être empoisonnée, et pendant cette maladie, l'amour [de M. de Lorraine] se passa pour elle. Elle vint ensuite en France ; le maréchal Du Plessis la donna pour fille d'honneur à Madame.

Madame la grande-duchesse s'accoutuma à Florence, devint grosse et accoucha d'un fils ; ce fut une grande joie à cette maison. Je ne sais comme elle prit le mariage de Savoie ; ma sœur y étoit fort aimée : Madame royale en étoit fort contente, et son mari aussi. Elle aimoit la maîtresse de son mari autant que lui ; elle ne pouvoit vivre sans elle. Elle alloit à la chasse avec M. de Savoie, s'alloit baigner dans les rivières en chassant ; enfin elle avoit pris tous les airs du pays. Madame royale tomba malade, traîna quelques mois, puis mourut.33 J'en reçus la nouvelle fort tranquillement ; elle ne m'avoit jamais fort aimée : ainsi je n'avois pas sujet de m'en désespérer. Je songeai à me faire faire un habit de p581deuil : quinze jours ou trois semaines après, on manda la mort de ma sœur34 ; j'en fus fâchée. Lors je songeai à avoir un équipage de deuil. Pour ma tante, je ne m'en serois pas avisée. Je n'écrivis point à M. de Savoie ni à sa sœur sur ces morts ; je ne lui avois jamais écrit. Pour sa sœur, depuis que je lui avois donné la porte à Lyon, elle m'écrivit une fois d'égale [à égale] ; je ne fis point de réponse, et j'aimai mieux n'avoir point de commerce par lettre avec elle et même n'en avoir nul en cette cour-là, n'ayant point d'envie que l'on parlât de nouveau de me marier avec M. de Savoie avant qu'il épousât ma sœur.

Madame de Nemours,35 qui avoit deux filles, avoit grande envie de les marier au-dessus de ce qu'elles étoient nées, n'étant que des princesses cadettes de Savoie ; mais elle ajoutoit foi à une prédiction que lui avoit faite une vieille concierge de l'hôtel de Nemours, qui alla à leur naissance voir une devineresse qui qui lui dit que l'une seroit reine et l'autre souveraine. Elle ne négligeoit rien pour la faire dire vrai : elle alla en Piémont étaler tous leurs charmes. Pour moi je ne leur en ai jamais trouvé : elles avoient toutes les deux des têtes d'une épouvantable grosseur ; l'aîné étoit rousse, et l'autre blonde, un beau teint, mais des yeux et une bouche en bas ; l'autre de petits yeux. Enfin elles n'étoient pas belles ; mais elles étoient fort ajustées, dansoient bien avec de ces airs que je ne saurois trop bien expliquer, mais qui ne me plaisent point. D'abord M. de Savoie leur fit le meilleur air du monde ; puis il fit un trou au plancher et vit que l'aînée se fardoit. Quand elles furent parties, il en fit des contes ; toute la cour de Savoie ne parla trois mois d'autre chose que du ridicule dont M. de Savoie avoit tourné madame de Nemours et ses filles. Ma tante la traita assez mal ; à la fin elles se brouillèrent ; elle revint fort mal contente. Je sus tous ces détails à Vernon par un vieux commandeur de Mersé, qui étoit à feu M. de Nemours, qui s'y étoit retiré depuis sa mort, et qui avoit fait le voyage avec elle. En passait à Nancy, elle vit une béate qui lui dit : « Ne vous mettez point en peine : Son Altesse royale épousera mademoiselle votre fille. » Ma sœur fut marié bientôt, qui n'avoit que quinze ans ; il n'y avoit guère d'apparence de voir réussir cette prédiction. Aussi ne la vit-elle pas ; car elle mourut.36 Ses filles se mirent à Sainte-Marie de la rue Saint-Antoine, où elles demeurèrent, et ensuite avec madame de Vendôme. Madame de Béthune, m'a dit aussi que l'on leur avoit prédit [ces mariages], en allant à Sédan. Madame de Nemours se mettoit quelquefois dans la tête qu'elles épouseroient le roi et Monsieur.

La reine avoit accouché d'une fille, comme j'étois à Saint-Fargeau, tout au commencement37 ; elle devint grosse un an et demi après, que j'étois encore ici. Je n'écrivois point à la cour ; je ne voyois nul jour à mon retour ; aussi je n'y songeois point. Sur la nouvelle de la grossesse de la reine, je m'avisai d'écrire, et je songeai : « Peut-être le roi veut-il que je le prie : être dix-huit mois ou deux ans (car je ne lui avois pas écrit que pour lui demander de venir ici) sans lui rien dire, cela paroit trop négliger la cour. Il y faut retourner une fois en sa vie ; il faut hasarder. » Je croyois donc pouvoir me réjouir de la grossesse de la reine dans l'espérance que ce seroit un fils ; j'exagérai de très-bonne foi l'envie que j'en avois et je témoignai la douleur, où j'étois d'être si longtemps sans avoir l'honneur de le voir. Je dis tout de mon mieux pour l'obliger à me permettre de retourner. Il me manda qu'il le trouvoit bon ; qu'il seroit bien aise de me voir ; que je vinsse, quand il me plairoit. Je ne m'y attendois pas ; je fus fort aise.

Dans ce temps-là mon oncle le duc de Guise mourut.38 Je demeurai peu ici après ma permission, toutefois dans le dessein d'y revenir me baigner et prendre des eaux. C'étoit un jour ou deux devant la Pentecôte ; je passai la fête et ne partis que le lendemain de la Trinité. Madame la maréchale de La Mothe, qui se trouva à sa maison de Beaumont, me donna à dîner. Je couchai à Saint-Denis, parce que ma sœur d'Alençon avoit la petite vérole à Luxembourg, qu'elle avoit prise de peur de madame de Nemours, qui en étoit morte. J'y séjournai le jour de la Fête-Dieu, où il vint un monde infini me voir. J'y vis la comtesse de Fiesque ; madame de Sully s'étoit entremise pour la raccommoder avec moi. Elle se jeta à genoux devant moi ; je la relevai en l'embrassant ; elle pleura de joie. C'est une bonne femme, de ces esprits qui se laissent entraîner également à la méchante compagnie, mais dont le fond est bon ; depuis ce temps-là, elle a toujours été fort bien avec moi, et mieux que devant. En passant à Paris, j'y dînai ; il y vint assez de gens me voir ; et je fus coucher à Petit-Bourg.

Le lendemain je partis de bonne heure, je trouvai tout le chemin39 de Fontainebleau plein de carrosses, qui venoient au-devant de moi ; tout le monde y vint, hors M. de Turenne qui n'osa par respect, à ce qu'il me dit après, Monsieur, M. le Prince, M. le Duc. Je n'aurois jamais fait si je nommois tout le monde ; même il y en avoit que je ne connoissois pas : car tout ce qui étoit venu de jeunes gens à la cour suivoit les autres. Cela avoit un assez bon air. Je fus droit chez la reine, où étoit le roi, qui s'avança pour me saluer ; il me dit qu'il étoit bien aise de me voir. Je ne sais plus ce que je lui dis. La reine étoit au lit, à laquelle je fis une révérence bien basse : car jusqu'à ce que l'on ait voulu qu'elle me baisât, je ne l'ai point saluée.40 La reine mère m'embrassa. Tout le monde me faisoit des mines ; car l'on a tant d'amis, quand l'on revient ! Il y avoit peu de gens [chez la reine] : car tout venoit avec moi : j'amassai la foule.

La reine mère dit : « Allons donc à cette heure au salut. » Je la suivis. Après elle revint chez la reine, où l'on fit collation. M. de Turenne s'approcha de moi et me dit qu'il n'avoit osé aller au-devant de moi : qu'il me rendroit ses respects, si je l'avois agréable. Je pense que le maréchal de Bellefonds41 commença à engager cette conversation ; M. de Turenne avoit de certains airs embarrassés ; j'y répondis honnêtement, mais fièrement. La reine mère me dit : « Le roi fait médianoche42 ; mais demain vous dînerez avec nous. » On me fit excuse de ne m'avoir pas donné mon appartement, mais que sachant que je ne voulois être [à Fontainebleau] que cinq ou six jours, le roi avoit dit à la comtesse de Soissons de ne pas déloger, qui s'y étoit offerte avec beaucoup d'empressement. Elle m'en fit un compliment, que je reçus fort bien.

Le lendemain matin, j'allai chez la reine mère et la suivis à la messe comme j'avois accoutumé. J'avois du crêpe. Elle me dit que le deuil de ma sœur étoit trop avancé pour avoir du crêpe et de la serge. Je lui répondis que c'étoit M. de Guise. Elle trouve à redire que je l'eusse si grande, et dit : « Cela ne fait point à des gens si au-dessous de soi. » Je lui répondis que j'en héritois. Elle me dit : « N'importe ; » et m'envoya déshabiller, pour me remettre d'une autre manière. Je crois que, si ma belle-mère eût entendu cela, elle n'auroit pas été bien aise, ni toute la maison de Lorraine.43

 


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NOTES

1. Ce passage a été retranché dans les anciennes éditions.

2. Ce fut le 29 avril 1662 que le comte de Guiche partit pour aller à Nancy.

3. Ce portrait du duc d'Enghien a été supprimé, sans doute par égard pour la maison de Condé, dans les anciennes éditions des Mémoires de Mademoiselle. On peut le comparer à ce que dit Saint-Simon du même prince dans le passage, auquel j'ai déjà renvoyé. Voy. plus haut, p. 483, note. [P. 487, note 8]

4. Ce carrousel eut lieu le 5 juin 1662.

5. Description du Carrousel, publiée en 1670, in-fo, avec figures. Voy. aussi Loret, Muze historique, 10 juin 1662.

6. Le corps dans une devise est la figure représentée ; on appelle âme les paroles qui l'accompagnent.

7. Comparez les Mémoires de madame de Motteville à l'année 1662 ; l'Histoire d'Henriette d'Angleterre par madame de Lafayette, et Hamilton, Mémoires de Gramont. Voy. l'Appendice.

8. Ce fut seulement en 1663 (4 septembre), que le roi s'empara de Marsal.

9. C'est-à-dire au mois de janvier 1663. Mademoiselle était arrivée à Saint-Fargeau en novembre 1662.

10. Catherine, infante de Portugal, fille de la reine de Portugal.

11. Ce passage depuis la vérité jusqu'à une bonne inclination a été omis dans les anciennes éditions. L'opinion de Mademoiselle est confirmée par la lettre de l'ambassadeur de France, qu'a publiée M. Mignet, Négociations relatives à la succession d'Espagne, t. II, p. 56 et suiv.

12. Omis également depuis nommée jusqu'à M. de Turenne.

13. Tout ce dialogue a été supprimé dans les anciennes éditions.

14. Une grande partie du discours attribué à la reine de Portugal a été supprimée ou altérée dans les anciennes éditions.

15. Ce passage depuis que les hivers jusqu'à de leurs officiers a été entièrement omis dans les anciennes éditions.

16. Comparez ce portrait du roi de Portugal à celui que trace l'ambassadeur de France, Saint-Romain, dans les Négociations pour la succession d'Espagne, t. II, p. 565 et suiv.

17. Il a été souvent question dans les volumes précédents de cette dame, dont le nom de famille était Jeanne-Olympe Hurault de l'Hôpital ; son mari avait été chancelier Gaston d'Orléans. Son fils l'abbé de Choisy a laissé des Mémoires qui font partie de toutes les collections de Mémoires relatifs à l'histoire de France.

18. La sœur de Mademoiselle, qui avait été mariée au grand-duc de Toscane, est ordinairement désignée dans la suite des Mémoires de Mademoiselle sous le nom de la grande-duchesse.

19. Partie première Chap. XXIII; deuxième partie, Chap. II.

20. Ce fut le 4 mars 1663 qu'eut lieu le mariage de Charles-Emmanuel II, duc de Savoie, avec Françoise de France, fille de Gaston d'Orléans.

21. Julie de Sainte-Maure, qui fut mariée le 16 mars 1664 à Emmanuel, comte de Crussol, duc d'Uzès.

22. Les anciennes éditions ont ajouté ici un passage qui n'est pas dans le manuscrit de Mademoiselle. Le voici : « J'en parlai au roi et lui dis qu'ils m'étoient déjà venus rendre visite de cette manière à Paris ; que je m'étonnois qu'ils voulussent s'aviser alors d'en faire difficulté. M. le prince de Conti dit qu'il n'avoit jamais reçu des visites de cérémonie en Languedoc de MM. les évêques, sans leur voir camails et leurs rochets ; que si cela se faisoit autrement, il aimeroit autant un jour de bataille voir un général d'armée sans pistolets et sans épée. Ainsi le roi leur fit savoir qu'il n'y avoit pas à hésiter, qu'il ne vouloit pas leur commander de le faire, parce que les circonstances du devoir portoient cet ordre par elle-mêmes. »

23. Gilbert de Choiseul, évêque de Comminges de 1644 à 1670.

24. Ferry de Choiseul, comte d'Hôtel, gouverneur de Béthune, etc.

25. Passage omis dans les anciennes éditions depuis madame de Langeron n'étoit pas contente jusqu'à de me voir.

26. Ces réflexions depuis j'aurois dit jusqu'à véritablement ont été omises dans les anciennes éditions.

27. Les anciennes éditions, qui ont complétement changé ce passage, donnent mortification au lieu de mort.

28. Ce mariage eut lieu le 11 décembre 1663.

29. La reine de Pologne était Marie de Gonzague, sœur de la princesse palatine.

30. On a remplacé, dans les anciennes éditions, ce que Mademoiselle dit de la taille de madame la Duchesse par ces lignes : Voilà le sens du tous les raisonnements que je trouvois dans les lettres que l'on m'écrivoit.

31. On a vu plus haut que Marianne Pajot avoit été enfermée à la Ville-L'Évêque, dans un prieuré des bénédictines.

32. Charles-Henri de Lorraine, comte ou prince de Vaudemont. Il mourut le 14 janvier 1723. Saint-Simon parle souvent de ce comte de Vaudemont et avec une malveillance qu'il ne dissimule pas. Il en est de même de sa sœur, Anne de Lorraine, mariée au comte de Lislebonne. (Voy. spécialement t. XVII, p. 439, édit Hachette, in-8).

33. Christine de France mourut le 27 décembre 1663.

34. Françoise de France, duchesse de Savoie, mourut le 14 janvier 1664.

35. Madame de Nemours étoit, comme on l'a déjà vu, Élisabeth de Vendôme. L'aînée de ses filles, Marie-Jeanne Baptiste, épousa le duc de Savoie, le 11 mai 1665 ; la seconde, Marie-Françoise-Élisabeth, fut marié, le 25 juin 1666, au roi de Portugal, Alphonse VI.

36. Madame de Nemours mourut le 19 mai 1664.

37. Anne-Élisabeth de France née le 18 novembre 1662 et morte 30 décembre 1663. Mademoiselle était arrivé à Saint-Fargeau au commencement de novembre 1662.

38. Le duc de Guise mourut le 2 juin 1664. Olivier d'Ormesson mentionne ce fait dans les termes suivants : « Le lundi 2 juin, à quatre heures du matin, M. de Guise mourut, ayant commencé sa cinquantième année, fort regretté de tout Paris, étant fort honnête et civil, étant le seul qui vécût en prince et fit dépense en chevaux et en suite, ayant trente-six pages fort bien élevés et mieux qu'à l'Académie, douze Mores, et sa maison étant la retraite de tout le monde. »

39. Les anciennes éditions, dont je n'indique plus les variantes, parce qu'elles sont trop multipliées, donnent ici tous les champs au lieu de tout le chemin.

40. C'est-à-dire je ne l'ai saluée que de cette manière, par une profonde révérence.

41. Bernardin Gigaut, marquis de Bellefonds, ne devint maréchal de France qu'en 1668. Il mourut en 1694.

42. On appelait médianoche un repas fait à minuit, en gras, pour marquer le passage d'un jour maigre à un jour gras. Il est souvent question de cet usage au XVIIne siécle. Madame de Sévigné (lettre du 26 avril 1671) : « Le roi alla à Liancourt, où il avoit commandé médianoche. » Et dans la lettre du 6 avril 1672 : « Après minuit sonné, on servit le plus grand médianoche du monde, en viandes très-exquises. » Ce mot n'était pas toujours bien compris, et donnait lieu quelquefois à de singulières méprises. « Pommars, écrivait de Bretagne madame de Sévigné (26 août 1671), Pommars conte qu'une femme l'autre jour à Rennes, ayant ouï parler des médianoches, dit, à quatre heures du soir, qu'elle venoit de faire médianoche chez la première président. Cela est bien d'une sotte bête qui veut être à la mode. »

43. Pour compléter la partie des Mémoires de Mademoiselle qui concerne son exil (1662-1664), on pourra consulter les Mémoires de Bussy-Rabutin, t. II, p. 131 et suiv. (édit. de M. Lud. Lalanne, Paris, Charpentier, 1857). Il s'y trouve plusieurs lettres de Mademoiselle à Bussy-Rabutin. Delort, dans un volume intitulé: Mes voyages aux environs de Paris, (p. 294 et suiv.), a publié quelques lettres adressés par Mademoiselle à Colbert, dont une pendant son exil. La voici :

« A Eu, ce 23 mars 1644.

» Monsieur Colbert, en envoyant témoigner au roi la joie que j'ai de la grossesse de la reine, j'ose lui demander ses bonnes grâces et la permission de les lui aller demander moi-même. J'espère que vous m'assisterez de vos bons offices pour obtenir un bien si précieux. Je le supplie, si je ne puis y parvenir, de m'accorder celle d'aller un tour à Paris avant Monsieur,* y ayant trois procès considérables pour arriver en ce temps. J'attends en ce rencontre la continuation de vos bons offices et que vous augmenterez par là le mérite des obligations que je vous ai. Je vous assure que l'on ne peut pas en avoir plus de reconnoissance que j'en ai ni vous estimer plus que je fais, étant très-sincèrement plus que personne du monde,

» Monsieur Colbert,

» Votre affectionnée amie

» ANNE-MARIE-LOUISE D'ORLÉANS. »

* N'ayant pas le texte sous les yeux, je n'ai pu que reproduire la transcription de Delort ; mais il y ici une faute évident ; il faut lire probablement avant mai.


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