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Troisième Partie


CHAPITRE III

(1681 -- 1682)

Un jour que je ne songeois à rien, madame de Montespan envoya, comme j'étois à table, me dire qu'il faisoit beau promener ; si j'y voulois aller. Je lui mandai que non. Elle renvoya me prier de passer par sa chambre ; qu'elle avoit quelque chose à me dire. Je lui mandai que j'y passerois. Le roi demanda ce que c'étoit ; je lui dis. Il me dit : « Allez-y, puisqu'elle a à parler à vous. » Le cœur me battit, et je jugeai bien que cela regardoit M. de Lauzun. J'envoyai, en y allant, dire à Barail, qui étoit à Saint-Germain, d'y venir. En entrant, madame de Montespan me dit : « Vous n'aviez guère hâte de venir, et j'en avois beaucoup que vous vinssiez. Le roi m'a dit de vous dire qu'il feroit sortir M. de Lauzun de Pignerol pour aller à Bourbon. » Je répondis : « Quoi ! il ne reviendra pas droit ici, après tout ce que j'ai fait ? » Elle répondit : « Je n'en sais pas assez ; il vous laisse le choix de qui il vous plaira qui le garde ; car il veut que cela ait encore un air de prison. » Je pleurai, et elle disoit : « Vous êtes bien difficile à contenter ; quand vous avez une chose, vous en voulez une autre. »

Barail vint ; nous nous en allâmes promener au Val, qui est un jardin au bout du parc de Saint-Germain. Quand nous fûmes là, elle me dit : « Le roi m'a dit de vous dire qu'il ne veut pas que vous songiez jamais à épouser M. de Lauzun. » Sur cela je me mis à pleurer et à dire beaucoup de choses sur ce que je n'avois fait les donations et les propositions de les faire qu'à cette condition. Madame de Montespan dit : « Je ne vous ai jamais rien promis. » Elle avoit son compte ; ainsi elle souffrit sans rien dire tout ce que je pus dire. Barail étoit fort embarrassé, et ne disoit mot et plaignoit l'état où j'étois. Ils m'exhortèrent fort à me consoler ; que c'étoit un parti que je devois avoir pris dès la première rupture. Je trouvai que madame de Montespan auroit pu se passer de me flatter là-dessus, comme elle avoit fait, et qu'il auroit mieux valu me dire des duretés que de me flatter dans une chose que je souhaitois et qui étoit impossible ; mais comme on va à ses intérêts plutôt qu'à ceux des autres, on se ménage, et on ne les ménage point. Cette promenade fut fort longue ; et quoiqu'elle n'aime guère à marcher longtemps, elle me tint toujours compagnie sans se plaindre.

Le soir, comme le roi vint souper, je le remerciai très-humblement de m'avoir accordé la liberté de M. de Lauzun ; mais que la grâce ne seroit pas entière tant qu'il n'auroit pas l'honneur de le voir et d'être auprès de lui : ce qu'il souhaitoit par-dessus toute chose, sa liberté ne lui étant rien sans cela ; que j'espérois qu'il reprendroit pour lui ses anciennes bontés et qu'il oublieroit ses fautes ; que j'étois si attendrie de ses bontés pour moi et pour M. de Lauzun, que je craignois de pleurer devant le monde, et que je ne pouvois dire tout ce que je sentois dans mon cœur. Je crois que, le soir, madame de Montespan lui parla pour envoyer promptement les ordres. M. de Louvois envoya dès le matin chercher Barail, pour lui dire que le roi lui venoit de donner ordre de mander à Saint-Mars de mener M. de Lauzun à Bourbon, où il avoit besoin d'aller pour sa santé, et qu'il pouvoit y aller s'il vouloit ; que le roi le trouvoit bon ; et lui fit quelques honnêtetés, lui disant qu'il ne se vantoit pas d'y avoir contribué ; que Barail en savoit plus que lui. Barail lui demanda s'il ne prendroit point congé du roi ; M. de Louvois lui dit que oui, et qu'il se présentât dans la galerie lorsque le roi passeroit pour aller à la messe.

Barail vint m'éveiller pour me dire ce que M. de Louvois lui avoit dit, et qu'il vaudroit autant que M. de Lauzun ne sortît pas que d'être accompagné de Saint-Mars ; qu'ils ont tous les jours des démêlés et que cela lui feroit de nouvelles affaires. Je me levai et m'en allai chez madame de Montespan pour [le] lui dire et je proposai que ce fût Saint-Ruth qui le gardât avec des gardes du roi, et quelque exempt des gardes du corps. Madame de Montespan envoya je ne sais pas qui parler au roi ; le roi dit que ce ne pouvoit être des gardes du corps ni un officier qui le garderoit ; mais que, comme ç'avoient été les mousquetaires qui l'avoient mené, il faudroit que c'en fût des deux compagnies1 ; que je choisirois celui des officiers qui me seroit le plus agréable. Je dis à madame de Montespan : « Voyons. » Barail dit : « Tout est bon. » M. de Noailles vint chez madame de Montespan ; il nomma Maupertuis, dont je fus fort contente. On l'alla dire au roi, qui dit, en passant pour aller à la messe : « J'ai changé l'ordre : ce sera Maupertuis. » Tout le monde fut fort étonné de voir Barail parler au roi et faire comme un homme qui prend congé.

En m'en retournant de la messe, je dis à Maupertuis : « Je vous souhaite un bon voyage. » Il me répondit : « Je ne sais ce que c'est. » Je lui répliquai : « Je ne vous en dirai pas davantage ; mais je suis ravie que ce soit vous : je vous prie de lui bien faire mes compliments. » M. de Louvois renvoya querir Barail et lui dit : « Comme M. de Lauzun a eu quelques démêlés avec Saint-Mars pendant sa prison, le roi a jugé plus à propos d'envoyer M. de Maupertuis et des mousquetaires pour le garder ; et comme le voyage est long et que la saison des eaux avance, Maupertuis avec quatre mousquetaires partiront en poste, et trouveront les autres au retour à Lyon. » Ils étoient douze et un maréchal des logis nommé Rouvillas.

Barail fut fort content ; il partit incessamment. M. de Lauzun eut très-grande joie, quand il arriva. M. Fouquet étoit mort2 l'hiver auparavant ; il l'avoit vu et s'étoit raccommodé. Madame Fouquet n'étoit pas contente de lui ; car il en avoit fait force contes, et depuis même, pendant qu'il étoit à Bourbon. Il ne se sépara pas trop bien avec Saint-Mars et sa femme, ni avec d'Erville, gouverneur de Pignerol, qui est un fort bon homme, et qui avoit toujours eu beaucoup d'honnêtetés pour lui en toutes occasions. Je lui conseillai fort de ne voir personne à Bourbon ; de témoigner qu'il ne songeoit qu'à voir le roi, et que tout hors cela lui étoit indifférent. Il écrivit des merveilles et ne fit pas de même.

Madame de Nogent avoit fait un voyage à Pignerol, il y avoit un an ; elle avoit été à Turin voir madame de Savoie, et l'avoit fort priée, par l'ancienne amitié qu'elle avoit eue pour son frère, de vouloir travailler pour sa liberté. Elle s'étoit donné là des airs fort ridicules et qui m'avoient déplu, quoique je n'aie pas tout su ; mais je crois qu'elle m'avoit fort reniée. Elle avoit fait une tracasserie que La Motte m'avoit découverte, étant enragée contre elle d'une affaire qu'elle lui avoit voulu faire, dont le détail seroit trop long et peu moral pour madame de Nogent et M. de Lauzun. La Motte, outrée donc contre madame de Nogent, m'avoit écrit une lettre de quatre feuilles de papier, me disant qu'elle ne pouvoit pas être toujours la victime de madame de Nogent, et savoir que je ne parlois pas d'elle avantageusement, elle qui ne m'avoit jamais rien fait et qui ne souhaitoit que l'honneur de mes bonnes grâces et à se justifier auprès de moi. Il y avoit dans le paquet une lettre de madame de Nogent, où elle me vouloit faire passer pour une sotte, écrivant à un de ses parents, qui avoit donné sa lettre à La Motte.

Un prêtre m'apporta ce paquet à Choisy de la part des carmélites et s'en alla. Quand madame de Nogent fut revenue de Pignerol, je lui montrai ; et depuis ce temps-là je la vis moins. Je ne la menai point ici [à Eu] avec moi ; elle vit bien qu'ajustant cette lettre avec sa conduite, j'y avois connu des vérités qui ne lui étoient pas avantageuses. Je ne lui mandai rien du voyage de M. de Lauzun à Bourbon ; M. de Louvois l'envoya querir et lui dit, à ce que j'ai su : « Votre frère sort pour aller à Bourbon ; il faut que vous l'alliez querir à Lyon pour l'y mener, et que vous fassiez tout comme si vous aviez eu part à cette affaire, quoique Mademoiselle et Barail aient tout fait sans votre participation. » Quand elle me vint voir pour me dire adieu, elle me dit : « Quelque mauvais traitements que l'on me fasse, je ferai toujours mon devoir. » Je lui recommandai fort de dire à M. de Lauzun de ne voir personne.

M. de Nevers, qui étoit chez lui avec M. de Vivonne, qui étoient ses anciens amis, lui envoyèrent faire un compliment, qu'ils l'iroient voir ; il les pria de n'y pas aller ; et madame la maréchale d'Humières3 y fut, qui n'étoit point son amie particulière : il ne bougea de chez elle, me mandoit toujours qu'il ne voyoit personne. Quand elle revint, elle me vint voir à Choisy où j'étois ; elle dîna avec moi, y fut toute la journée, ne parlant que de tout ce qu'elle avoit fait à Bourbon, de la bonne compagnie qui y étoit ; n'osa nommer M. de Lauzun ; mais elle parla fort de madame de Nogent ; qu'elles dînoient les unes chez les autres avec leur compagnie. A tout cela je ne disois rien, et elle s'en alla sans que je lui fisse aucune question. Elle ne garda pas le même silence à son égard chez M. de Louvois : selle y conta en dînant que M. de Lauzun étoit dans la plus grande santé du monde ; qu'il n'avoit point pris d'eaux ; qu'il disoit que sa poitrine étoit plus malade que son bras ; mais que l'on savoit bien qu'il n'avoit fait le malade que pour sortir de Pignerol ; qu'il étoit gai et tenoit des discours qui faisoient connoître qu'il espéroit de rentrer dans sa charge et de venir servir son quartier. On peut juger si ces discours me plaisoient.

M. de Luxembourg étoit sorti de la Bastille et étoit dans une de ses terres.

Il arriva une fort plaisante chose : M. de Belzunce, beau-frère de madame de Nogent, qui l'avoit été voir, passa à Choisy en revenant ; je lui demandai s'il avoit bien des lettres pour Paris : il me nomma les gens pour qu'il en avoit, entre autres la maréchale d'Humières. Je lui dis : « Donnez-la moi ; je la lui enverrai. » Il ne crut pas me la devoir refuser, et que M. de Lauzun y pût trouver à dire. Quand il fut parti, je l'ouvris. Je trouvai une lettre pleine de tendresse : il lui parloit d'un livre qu'elle lui avoit donné ; qu'il le baisoit mille fois le jour, parce que ne la voyant plus, c'étoit sa seule consolation ; qu'il espéroit tout d'elle et de ses soins. Je brûlai cette lettre, et il me fit pitié de croire qu'elle lui pût être bonne à quelque chose.

La veille de la Saint-Jean, je m'en allois monter en carrosse pour aller à Versailles. Monseigneur arriva, qui venoit de la chasse, qui mouroit de faim. Heureusement il restoit encore quelques officiers. Après avoir mangé, il me dit : « Si vous me vouliez remener avec vous ; je n'ai point mon carrosse et je suis fort las. » Vous jugez bien si je fus fort heureuse d'avoir cet honneur. M. le prince de Conti étoit avec lui, M. de Vendôme ; je ne me souviens plus des autres. Quelqu'un lui proposa de s'en aller par eau et d'aller au feu de la Saint-Jean, à l'hôtel de ville. Je frondai fort cette proposition, croyant que le roi ne l'auroit pas agréable. Je lui dis qu'il n'étoit pas assez bien habillé pour se montrer au peuple ; qu'il n'avoit que quatre ou cinq gardes ; que cela n'auroit point de dignité. Il goûta ce que je lui dis et vint avec moi, et M. le prince de Conti. M. de Vendôme et quelques-uns s'en allèrent par eau, et le reste se mit dans le carrosse de mes écuyers.

En arrivant à Versailles, je m'en allai droit chez madame de Montespan, qui me dit : « Vous serez bien étonnée de la nouvelle du jour : on a mandé M. de Luxembourg pour servir son quartier. Quand je l'ai su, j'ai dit ce que je devois dire. Qui l'auroit cru, après tout ce qui est arrivé, que le roi eût voulu qu'il servît auprès de sa personne ? » Elle m'avoit dit souvent, pendant qu'il étoit en prison : « Voici une affaire heureuse pour M. de Lauzun : cela le fera rentrer dans sa charge. » Je fus fort affligée, car j'avois toujours compté là-dessus, et il comptoit beaucoup aussi. J'envoyai querir Barail toute la nuit. Le lendemain, j'envoyai chercher M. Colbert, à qui je dis tout ce que peut dire une personne qui croit qu'on doit tout faire pour elle et pour qui on ne fait rien. M. Colbert me dit : « On n'a point du tout parlé de la charge ; car on n'a pas cru que M. de Lauzun pensât à y rentrer. »

Comme la saison de Bourbon fut passé, il fallut qu'il allât en quelque lieu pour y pouvoir retourner l'autre. On l'envoya dans la citadelle de Châlon-sur-Saône : on me donna le choix de deux ou trois lieux. Comme celui-là étoit plus près et plus beau que les autres, je le choisis ; il en fut fâché, quand je lui mandai ce qu'avoit dit la maréchale d'Humières, et qu'on trouvoit ridicule qu'il l'eût vue souvent. Il dit qu'il n'en étoit rien et que l'on se l'étoit imaginé. Quand madame de Nogent revint de Châlon, elle le désavoua ; je l'ai fort peu vue depuis ce temps-là. Quand il sut le retour de M. de Luxembourg, il fut au désespoir : il se conduisoit aussi mal à Châlon4 qu'il avoit fait à Bourbon ; car il envoyoit prier tout le monde de l'aller voir, et tout ce qui passoit là revenoit à Paris, hommes et femmes. Les meilleurs de ses amis, madame la comtesse de Chamilly,5 qui est bonne femme, une joueuse, dont l'esprit et le jugement n'est pas exquis, ne parloit que de lui ; qu'elle lui écrivoit ; qu'elle en avoit reçu des lettres. J'entendois tout cela avec bien de la peine. La saison des eaux vint : j'y allai, ou je vins prendre mes eaux ici, je ne me souviens pas bien. Dès qu'elles furent achevées, je m'en retournai, n'étant occupée que de travailler à le mettre tout à fait en liberté.

En passant à Paris (car j'allois coucher à Choisy) j'appris que mademoiselle de Tours,6 que l'on avoit mené à Bourbon, y étoit malade à l'extrémité, et que madame de Montespan y étoit allée en relais et y avoit mené M. Fagon, en qui elle avoit grande confiance. Je ne sais même s'il n'y étoit pas allé avec elle ; car cette enfant étoit fort délicate : elle mourut. C'étoit la plus jolie du monde : beaucoup d'esprit et de beauté. M. de Lauzun fit la cour à madame de Montespan. J'allai à Fontainebleau, où j'arrivai le même jour qu'elle. Elle me parla fort de M. de Lauzun, quoiqu'elle fût fort affligée : elle me dit que le roi avoit eu fort agréables les soins qu'il avoit eus de mademoiselle de Tours et d'elle.

On parla dans ce temps-là d'un voyage que le roi alloit faire en Allemagne. M. Colbert me vint proposer de suivre la reine ; mais je ne le voulus pas : on me dit qu'il y avoit beaucoup de petite vérole sur les chemins, et je crains fort ce mal. Il vint un courrier de la part de Maupertuis, et M. de Lauzun m'en envoya un pour savoir où il iroit au sortir de Bourbon. On lui marqua Nevers ; puis il ne le voulut pas ; on renvoya après pour changer cela pour Amboise.

Le roi partit7 ; moi je m'en retournai à Choisy, où en arrivant je croyois trouver Barail, que j'avois vu en partant de Fontainebleau. Comme c'est un garçon dans une grande piété et fort détaché de toutes les choses du monde, et qu'il disoit souvent que, quand M. de Lauzun seroit sorti, il se retireroit, je crus qu'il s'en étoit allé ; je fus dans une douleur horrible. Le lendemain, je sus qu'il avoit suivi le roi à son voyage. Avant que de partir de Fontainebleau, madame de Montespan m'avoit fort pressée de déclarer la donation que j'avois faite ; cela étoit de quelque utilité.8 Je ne le voulois pas que M. de Lauzun ne fût venu ; je m'étois mise en colère contre elle : nous nous étions pourtant séparées bien ensemble. Le roi permit que je donnasse du bien à M. de Lauzun : d'abord c'étoit Châtellerault et d'autres terres ; mais il ne le voulut pas. Il aima mieux Saint-Fargeau, qui étoit lors affermé vingt-deux mille livres de rente ; Thiers, qui est une fort belle terre en Auvergne,9 et dix mille livres de rente sur les gabelles du Languedoc. Comme Saint-Fargeau est une duché,10 je comptois qu'il n'y auroit qu'à la réclamer en sa faveur. Au lieu d'être bien content, j'appris qu'il disoit que je lui avois donné si peu de chose, qu'il avoit eu peine à l'accepter.

Le roi sut à Vitry11 que Strasbourg s'étoit rendu, et que M. de Louvois y avoit fait entrer les troupes du roi. Je ne dirai rien de ce voyage : on en sait assez les particularités. Comme il n'avoit plus rien à faire, Strasbourg étant sous l'obéissance du roi, Barail revint me trouver ; il fut voir madame de Montespan, qui l'entretint plus qu'elle n'avoit fait à Fontainebleau, où j'avois remercié le roi de la bonté qu'il avoit de trouver bon que je donnasse quarante mille livre de rente à M. de Lauzun. Dans la conversation que Barail avoit eue avec madame de Montespan, elle lui dit que M. de Lauzun n'étoit pas content, et qu'il falloit faire ce que l'on pourroit pour me faire donner jusqu'à cent mille francs. Barail lui dit qu'il ne croyoit pas que je le fisse, et qu'il ne m'en resteroit guère. Les gens qui ont été en faveur, à qui rien ne manque et qui ont tout ce qu'ils demandent, croient qu'il n'y a qu'à donner. Barail ne me dit cela qu'après le retour de la cour ;que madame de Montespan m'en eut parlé avec de grandes instances. Quand je lui dis, il me répondit qu'elle lui avoit dit à Vitry.

Pendant le voyage de la cour, je demeurai à Choisy : le roi m'écrivit qu'il me prioit de vouloir déclarer ce que j'avois fait pour le duc du Maine, avec un si grand empressement et des manières si tendres, que je ne pus m'en défendre, et m'ordonnoit d'aller au-devant de lui à Villers-Cotterets,12 qui est une maison du duché de Valois. Cette nouvelle se divulgua et fut mise dans les gazettes ; les uns admirèrent ce que j'avois fait, les autres le blâmèrent. Les amis de madame de Montespan et les gens de la cour qui étoient à Paris m'en vinrent faire compliment ; Madame de Thianges et M. de Noailles furent des premiers.

J'allai à Villers-Cotterets ; le roi me reçut à merveille et me dit que Monsieur, à qui il avoit dit l'affaire devant que de la dire à tout le monde, l'avoit fort bien prise, et qu'il lui avoit dit : « Tout ce qui sera agréable au roi, et que l'on fera pour vous plaire me fera toujours plaisir. » Il me dit la même chose, et qu'il m'avoit toujours aimée sans intérêt. Madame de Maintenon me dit que le roi [le] lui avoit dit, il y avoit longtemps ; mais que ne lui ayant pas fait l'honneur de lui en parler, elle n'avoit osé commencer ; qu'elle me supplioit de croire que cela lui feroit avoir un tel attachement à mon service, que j'aurois tout sujet de croire qu'elle n'auroit jamais d'autre application qu'à me servir et à reconnoître, en tout ce qui dépendroit d'elle, les obligations que M. du Maine m'avoit ; qu'elle l'avoit nourri ; qu'elle n'aimoit rien mieux que lui ; mais présentement elle osoit dire qu'elle m'aimoit davantage, et que c'étoit aimer ce qui me devoit être uni comme mon enfant. Elle me dit tant de choses honnêtes, reconnoissantes et tendres, que je n'aurois jamais pu croire que les effets n'y eussent pas répondu. Tout me rioit là ; rien n'étoit si beau.

Le roi me dit : « Je m'en vais déclarer une fille et un fils que j'ai : on dit que ce sont deux jolis enfants, entre autres le garçon ; ce sont deux créatures attachées à vous, et que l'on élèvera à reconnoître les obligations qu'ils vous ont ; ils vous divertiront : car vous aimez les enfants. Enfin et eux et moi nous ne devons songer qu'à rendre votre vie agréable. »

On vint le lendemain coucher à Dammartin, d'où madame de Montespan partit fort matin pour aller voir M. le comte de Toulouse et mademoiselle de Blois. Elle me dit, le soir, que j'en serois contente. On les amena à Saint-Germain ; le roi me dit à dîner qu'ils étoient venus, et que j'en serois contente. J"y fus en sortant de table : j'en fus fort contente. Le comte étoit beau comme les anges, un peu farouche ; il n'étoit pas accoutumé à voir le monde. Il vouloit être toujours sur les bras de son valet de chambre, et il lui disoit sans cesse : « Picard, ne m'abandonnez point. » On les mena chez la reine, qui les trouva fort jolis, et qui disoit : « Madame de Richelieu disoit qu'elle répondoit de ce qui se passoit ; voilà les témoins de cette caution.12 » On trouva cela fort plaisant. Elle disoit souvent d'assez plaisantes choses, et si elle avoit été aussi à la mode que madame la Dauphine fut d'abord (ce qu'elle n'avoit jamais été, la pauvre reine !), on en auroit fait plus de cas et on lui auroit trouvé de l'esprit.

Je reçus des lettres de M. de Lauzun, qui étoit à Amboise, qui pressoit fort pour revenir. Il disoit que l'air d'Amboise le tuoit ; qu'il ne savoit pas pourquoi on l'avoit choisi et qu'il s'y ennuyoit ; qu'il ne voyoit personne, et que, si Dieu ne l'assistoit, il seroit pis qu'à Pignerol. J'en parlois souvent à madame de Montespan et à M. Colbert, qui me disoient : « Il faut avoir patience. » On savoit tout ce qu'il faisoit ; on trouvoit sa conduite ridicule. La marquise d'Alluye13 étoit reléguée là, son mari en étant gouverneur ; il ne bougeoit de chez eux.14 Force gens de Paris qui ont des maisons en ce pays-là, qui y étoient allés pour les vacances, [disoient que] M. de Lauzun ne bougeoit d'avec eux et se donnoit des airs galants avec les femmes ; enfin tout ce qui le pouvoit tourner en ridicule, il le faisoit. Enfin le roi consentit qu'il revînt et qu'il le vît une fois seulement, et qu'il s'en iroit à Paris et partout où il voudroit, hors à la cour. C'étoit quelque chose ; mais moi qui craignois qu'il n'eût pas une bonne conduite, j'aimois mieux qu'il ne revint point. Madame de Montespan dit : « A la cour il faut toujours prendre : tout vient l'un après l'autre. »

Barail l'alla encore querir, en dessein de lui bien dire tout ce qu'il avoit à faire pour ne manquer à rien. Toute la cour me vint voir pour m'en faire compliment. M. de La Feuillade me dit une chose bien sincère et de bonne foi. Il me dit : « Tout le monde se vient réjouir avec vous du retour de M. de Lauzun, et pour moi, je crains que son état n'empire, s'il ne le sait ménager. S'il fait bien, après avoir vu le roi, il ne vous verra pas ; il s'en ira à Saint-Fargeau ou à Lauzun, jusqu'à ce qu'il plaise au roi qu'il revienne tout à fait auprès de lui ; car il ne doit point avoir de véritable joie qu'en ce temps-là, craignant que le roi ne lui ait pas tout à fait pardonné. Si vous êtes de mon avis, tant mieux pour vous ; mais si vous n'en êtes pas, tant pis. » Je lui dis : « J'en suis et commençois à lui écrire tout à l'heure. » Je lui envoyai un courrier. Il me manda que, quand on étoit en liberté après une longue prison, on étoit bien aise d'en jouir, et que de s'en aller dans une campagne sans compagnie, c'en seroit une autre pour lui. La réponse ne me plut pas. Il ne vint pas si vite qu'il auroit dû : car je croyois qu'il viendroit en poste ou en relais ; mais il dit que sa santé étoit si affoiblie depuis sa prison, qu'il n'étoit plus fait fait comme les autres.

Barail vint devant et dit qu'il arriveroit le lendemain, et si le roi le trouvoit bon, qu'il iroit descendre chez M. de Noailles. On l'approuva. Barail me dit qu'il iroit loger à Paris chez Rollinde, jusqu'à ce qu'il eût pris ses mesures. Le roi devoit aller dîner à Versailles le jour qu'il arriva. Madame de Montespan me dit que le roi lui avoit dit de me dire que, si je n'y voulois pas aller, je pouvois demeurer et même voir M. de Lauzun avant qu'il eût vu le roi ; que je serois peut-être bien aise de l'entretenir. Sur quoi je me récriai qu'il faudroit que je fusse folle d'en user ainsi et que l'on se moqueroit bien de moi et avec juste raison. Nous allâmes dîner à Versailles ; le roi fut de fort bonne humeur. On joua des bijoux, des hardes au trou-madame15 : j'en gagnai. On demeura fort tard ; on ne revint qu'aux flambeaux.

En arrivant je fus chez madame de Montespan, où M. de Lauzun vint après avoir vu le roi ; il avoit un vieux justaucorps à brevet,16 de longtemps avant sa prison (car on les change tous les ans), trop court et quasi tout déchiré, une vilaine perruque.17 Il se jeta à mes pieds,et fit cela de bonne grâce ; puis madame de Montespan nous mena dans son cabinet et dit : « Vous serez bien aises de parler ensemble. » Elle s'en alla, et je la suivis. M. de Noailles dit : « Il faut aller chez Monseigneur et madame la Dauphine, Monsieur et Madame. » Je demeurai chez madame de Montespan.18 Il vint à neuf heures trois quarts ; il me dit que l'on ne pouvoit pas avoir été mieux reçu qu'il l'avoit été de tout ce qu'il me venoit de nommer ; que c'étoit à moi qu'il devoit cela ; qu'il ne lui pouvoit jamais rien arriver de bien que par moi, de qui il tenoit tout. Il me tint des propos fort gracieux ; il avoit raison d'en user ainsi. Je ne disoit mot ; j'étois étonnée. Barail étoit en tiers.

On me vint dire que la viande étoit portée ; je m'en allai. Madame la Dauphine et Madame vinrent à moi et me dirent qu'elles avoient fort regardé M. de Lauzun ; qu'elles le trouvoient parfaitement bien fait ; qu'il plaisoit, enfin mille douceurs, qui étoient des flatteries pour lui ; que ce qu'il leur avoit dit étoit d'un tour agréable, d'un air distingué. Je leur dis qu'il étoit fort changé ; qu'il avoit eu tant de maux, sans celui de la prison, que l'on changeroit à moins, et qu'il étoit si étonné, que l'on ne devoit pas prendre garde à ce qu'il disoit, et qu'elles lui rendoient justice de dire du bien de lui, et qu'il m'avoit paru être charmé de la manière dont elles lui avoient fait l'honneur de le traiter. Le roi n'en dit pas un mot. Monsieur m'en parla fort obligeamment, et tout le monde. Je m'informai le matin s'il étoit parti bientôt après être sorti de ma chambre ; l'on me dit que non et qu'il avoit été chez M. de Louvois, où il avoit demeuré depuis dix heures et demie jusqu'à minuit ; qu'il avoit été ensuite chez M. Colbert, qui étoit couché.

Je trouvai madame de Maintenon le lendemain chez la reine, à qui je demandai si elle avoit trouvé M. de Lauzun bien changé ; elle me dit : « Il m'a pas fait l'honneur de me venir voir. » Je lui dis : « C'est que le roi étoit chez vous. » Elle me dit : « Il auroit pu y venir, quand il est sorti ; mais il est allé chez M. de Louvois : il est plus utile de chercher ces gens-là que moi ; » et ne me parut pas contente de lui ; ce qui me fâcha. Je le dis à madame de Montespan, qui me dit : « Laissez-le faire ; il sait bien ce qu'il fait, et j'ai grande peur qu'il ne fera pas toujours ce que vous lui direz ; ainsi mettez-vous l'esprit en repos. » Je lui demandai ce que le roi en avoit dit et s'il en étoit content. « Il me le paroît assez et il ne le trouve pas changé en rien [de ses manières flatteuses] : il s'est jeté dix fois à ses pieds ; enfin il ne le trouve pas changé. » Je lui dis que j'étois étonnée de ce qu'il avoit été si longtemps chez M. de Louvois. « Quoi ! en êtes-vous encore là, me dit-elle, de vous étonner de quelque chose ? En ce temps-ci, il ne se faut étonner de rien. » A deux jours de là, elle me dit : « On s'étonne que vous n'alliez point à Paris ; vous y pourrez aller, sans qu'on le trouve à redire. Cela seroit trop affecté de n'y pas aller. »

 

FIN

 


NOTES

1. Il y avait deux compagnies de mousquetaires que l'on distinguait par la couleur de leurs chevaux : les mousquetaires noirs et les mousquetaires gris.

2. Le 23 mars 1680.

3. Voy. sur la maréchale d'Humières les Mémoires de Saint-Simon (édit. Hachette, in-8, t. XX, p. 85-86). Elle était fille de La Châtre, colonel général des Suisses, qui a laissé des Mémoires sur les premières années de la régence d'Anne d'Autriche.

4. Mademoiselle a écrit ici Chaumont, sans doute par inadvertance.

5. Catherine Le Comte-de-Nonant, mariée en 1660 à Erard Bouton, comte de Chamilly. On trouvera des détails sur cette famille de Chamilly dans les Mémoires de Saint-Simon (édit. Hachette in-8, t. IV, p. 79 et suiv.).

6. Il y a dans le manuscrit mademoiselle de Nantes ; mais il s'agit évidemment de mademoiselle de Tours (Louise-Marie-Anne de France), qui mourut le 15 septembre 1681.

7. Louis XIV partit de Fontainebleau le 30 septembre 1681. Il alla jusqu'à Brisach et à Fribourg-en-Brisgau. Il ne revint à Saint-Germain que le 16 novembre. On peut consulter sur ce voyage du roi les Lettr. hist. de Pellisson, t. III, p. 345 et suiv.

8. On a remplacé, dans les anciennes éditions, cette phrase par la suivante : « Le temps d'y faire cette formalité alloit expirer. »

9. On a ajouté dans les anciennes éditions de la valeur de huit mille livres.

10. On a déjà vu que Mademoiselle faisoit ce mot féminin.

11. Louis XIV arriva à Vitry le 2 octobre ; il y reçut la nouvelle de la capitulation de Strasbourg, qui avoit été signée le 30 septembre 1681. Le texte de cette capitulation a été publié dans les OEuvres de Louis XIV (t. IV, p. 208 et suiv.).

12. Voy. plus haut, p. 407

13. Benigne de Meaux du Fouilloux, mariée en 1667 au marquis d'Alluye. Voy. l'appendice I du t. III des Mémoires de Mademoiselle.

14. Les anciennes éditions ont ajouté : Et cependant il m'écrivoit qu'il ne la voyoit point et qu'elle lui étoit insupportable.

15. C'était un jeu où on faisait rouler des boules dans des trous, ou rigoles, marqués, les uns pour la perte, les autres pour le gain. (Dict. de Furetière.)

16. On a vu antérieurement que c'était l'habit de cour, qu'on ne pouvait porter qu'avec un brevet du roi.

17. On voit par les lettres de madame de Sévigné qu'un personnage qui avait jadis brillé par son élégance, le marquis de Vardes, et qui fut rappelé à la cour vers le même temps, ne parut pas moins étrange : « Le roi se moqua de son justaucorps. M. de Vardes lui dit : Sire, quand on est assez misérable pour être éloigné de vous, non-seulement on est malheureux, mais on est ridicule. » (Lettre du 26 mai 1682.)

18. Les anciennes éditions ont ajouté ici un membre de phrase : J'allai à ma chambre ; il y vint, etc.

 


Mémoires de Mlle de Montpensier, Petite-fille de Henri IV. Collationnés sur le manuscrit autographe. Avec notes biographiques et historiques. Par A. Chéruel. Paris : Charpentier, 1859. T. IV, Chap. III (troisième partie)  : p. 441-459.


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