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CHAPITRE XXXII

(août – novembre 1658)

La cour partit le jour d'après pour Fontainebleau, je demeurai à Paris. J'allois au Cours avec intention, si j'y trouvois Frontenac ou ces femmes, de les faire chasser par mes valets de pied. Elles ne s'y trouvèrent point. J'eus réponse de M. le cardinal,1 qui me manda qu'il feroit toujours toutes les choses que je désirerois, et que ce que je demandois étoit juste; qu'il le feroit savoir à Leurs Majestés, qui assurément me donneroient satisfaction. Ayant achevé de me baigner, j'allai à Fontainebleau, où on me témoigna être fort aise de me voir. Monsieur donna le lendemain une collation à un ermitage qui s'appelle Franchart, où les vingt-quatre violons étoient. On y alla à cheval, habillé de couleur. La comtesse de Soissons, qui étoit grosse, y fut en carrosse. Comme l'on fut arrivé, il lui prit une fantaisie de s'aller promener dans des rochers les plus incommodes du monde, et où je crois qu'il n'avoit jamais été que des chèvres. Pour moi, je demeurai dans un cabinet du jardin de l'ermite à les regarder monter et descendre, et Monsieur et beaucoup de dames qui y étoient demeurèrent avec moi. Le roi envoya querir les violons, et ensuite nous manda de l'aller trouver. Il fallut obéir; mais ce ne fut pas sans peine; on en eut assez à s'y résoudre et à faire ce chemin, puis un moment après il fallut s'en revenir; je m'étonne comme personne ne se blessât: car on courut le plus grand péril du monde de se rompre bras et jambes, et même de s'y casser la tête. Je crois que les bonnes prières de l'ermite l'empêchèrent.

Après souper on s'en retourna en calèche avec force flambeaux, et en arrivant, on fut à la comédie; on mit le feu à la forêt; il y en eut trois ou quatre arpents de brûlés. La cour étoit fort belle: il y avoit beaucoup de monde; les comédiens françois et italiens y étoient; on se promenoit sur l'eau avec les violons et la musique; mais la prédiction, dont j'ai parlé,2 faisoit que je ne participai point à ce plaisir: je demeurai dans le carrosse de la reine. Le roi alloit en calèche avec la comtesse de Soissons, mesdemoiselles de Mancini et Fouilloux;3 Monsieur avec mademoiselle de Villeroy, mesdames de Créquy et de Vivonne, et les filles de la reine. Car pour moi, je ne voulois bouger d'avec la reine. Les soirs, après le souper de la reine, on dansoit jusqu'à minuit et quelquefois une heure, où je ne manquois pas d'aller; car si j'y eusse manqué on m'auroit envoyé querir. Madame de Montausier y vint, qui amena avec elle une précieuse, mademoiselle d'Aumale,4 et bien qu'elle ne dansât point, cela paroit le bal.5 Madame de Châtillon vint aussi à Fontainebleau; enfin, il avoit furieusement de beau monde.

Il arriva une aventure qui fit bien parler. La nourrice du roi, en revenant de la messe, trouva dans la grande salle une lettre; elle la ramassa et la porta chez la reine qui étoit à sa toilette. Le roi la lut: c'étoit un billet fort tendre d'une demoiselle à un cavalier. Tout le jour on ne parla d'autre chose: Fouilloux dit que c'étoit de La Motte6 au marquis de Richelieu, qui en faisoit le galant depuis que le roi ne l'étoit plus. Cette pauvre fille pleura et cria les hauts cris, et désavoua fort la chose. Quoique il en soit, pour en être plus éclaircie,la reine voulut voir de l'écriture de toutes ses filles; et on trouva heureusement qu'il n'y en avoit pas une qui ressemblât au billet.

Un jour que je revenois de la promenade, on me dit que Frontenac étoit arrivé. Je regardai fort à la comédie s'il auroit l'effronterie de se montrer; mais il fut plus sage qu'à son ordinaire à ce moment-là. Sa sagesse étoit fort momentanée: il y fut deux jours, pendant lesquels il n'alla chez le roi et chez la reine qu'aux heures qu'il savoit bien que je n'y étois pas: il ne s'osoit même promener que le matin dans la cour, de crainte que je ne misse la tête à la fenêtre, et quand je passois sur les terrasses et qu'il y étoit, il se jetoit dans des portes et jouoit, ce me semble, un assez ridicule personnage; mais il méritoit bien de faire une telle pénitence de ses fautes. Il ne demeura pas longtemps à Fontainebleau; je pense que ses amis lui conseillèrent de s'en aller.

Son Altesse royale y vint; j'allai au-devant d'elle; j'en reçus un bon visage: il mit pied à terre dans la forêt dès qu'il me vit, et fut un quart-d'heure à m'entretenir; puis il remonta en carrosse, et moi aussi. Je m'en allai devant, ayant curiosité de voir comme on le recevroit. Comme l'on dit: « Voici M. le duc d'Orléans, » le roi jouoit, et la reine; à peine se levèrent-ils pour le saluer, et continuèrent leur jeu. Je crois que cela ne lui plut pas. Tout le monde fut surpris du peu de cas que l'on en fit. Leurs Majestés s'allèrent promener comme à l'ordinaire; Son Altesse royale n'y fut point. Je l'allai voir le soir; il me traita assez bien. J'appris que Frontenac étoit avec lui lorsque j'y étois arrivée, et qu'il s'en étoit enfui. C'étoit quelque chose que Son Altesse royale lui eût dit de s'en aller.

Un jour ou deux après, on me dit que Son Altesse royale avoit vu les comtesses de Fiesque et de Frontenac dans la forêt, et qu'elles pouvoient bien être à Fontainebleau, et même venir à la comédie. Comme je suis fort sensible et fort prompte, j'entrai dans le cabinet de la reine et je lui dis, les larmes aux yeux, ce que l'on me venoit de dire. Elle me répondit: « Si votre père les y amène, que puis-je faire? » Cette réponse me mit au désespoir. Je me mis à pleurer de toute ma force. Monsieur me donna un bon conseil, qui étoit de faire bonne mine, et, si elles venoient, de ne pas faire semblant de m'en soucier. Son Altesse royale entra dans le cabinet de la reine, qui lui alla dire l'alarme où j'étois. Il lui jura qu'il n'avoit point vu ces dames et qu'elles ne viendroient point. La reine se moqua fort de moi; mais ce ne fut point du ton dont j'aurois voulu: car on raille bien les gens que l'on aime; mais ce fut plutôt en me disant que j'avois tort, qu'autrement. J'envoyai querir l'évêque de Fréjus,7 qui étoit le correspondant de M. le cardinal auprès de la reine, pour me plaindre à lui de ce qu'elle m'avoit dit. Il me fit espérer que M. le cardinal reviendroit bientôt et que lors j'aurois toute satisfaction.

Son Altesse royale venoit se promener avec Leurs Majestés; et comme le roi ne met quasi jamais de chapeau, cela embarrassoit Son Altesse royale, qui n'étoit pas de l'âge du roi, et qui craignoit fort le serein. Le roi et la reine le laissèrent longtemps sans lui dire de mettre le sien, quoiqu'il eût ses gants sur la tête, et qu'il témoignât par là le préjudice qu'il appréhendoit que le serein ne fît à sa santé. On remarque assez cela; et lorsque M. le cardinal fut venu, en se promenant dans le petit jardin, Son Altesse royale fut longtemps sans lui dire de mettre son chapeau. L'on dit qu'elle lui avoit voulu rendre ce que Leurs Majestés lui avoient fait. Son Altesse royale venoit quasi tous les jours à ma chambre, ou j'allois à la sienne; mais nos conversations étoient les plus indifférentes du monde, et comme de personnes qui se l'étoient beaucoup. En suite de l'appréhension que j'ai dit que j'eus de la venue de ces femmes, Son Altesse royale m'en parla pour me faire une manière de réprimande de la fatigue que j'avois donnée à la reine de lui conter mes plaintes sur ce sujet: ce qui arrivoit autant de fois que l'occasion s'en présentoit. Je lui en fis de grandes de sa conduite à mon égard, tant sur cela que sur le peu de soin qu'il avoit de ma fortune, et de l'empressement qu'il témoignoit avoir de celle de ma sœur. Au lieu de prendre cela en bonne part et en père qui auroit de l'amitié pour sa fille, il le prit comme un homme plein de haine contre moi, et en qui l'on avoit effacé du cœur tous les bon sentiments que je veux croire qu'il avoit naturellement pour moi, au moins qu'il devoit avoir pour moi. Nous nous séparâmes assez mal. Il s'en alla fort en colère et me laissa en larmes, avec beaucoup de douleur de me voir si maltraitée par un père, de qui je ne devois attendre que de l'amitié par toutes sortes de raisons. La princesse de Guémenée me vint voir, qui me trouva en ce pitoyable état. Elle me témoigna en avoir beaucoup de déplaisir, et m'offrit de le dire à Son Altesse royale, et de lui représenter le tort qu'il se faisoit d'en user ainsi envers moi, qui en avois toujours usé si bien envers lui. Je la remerciai de la bonté qu'elle me témoignoit, et trouvai fort à propos qu'elle en parlât à Son Altesse royale.

M. le cardinal revint; le roi, Monsieur et Son Altesse royale allèrent au-devant de lui; il revint en fort bonne santé et très-satisfait, le maréchal de La Ferté ayant pris Gravelines8 quelques jours avant son départ. Le marquis d'Uxelles, lieutenant général, y fut tué, comme le marquis de Castelnau de la Mauvissière l'avoit été à Dunkerque; mais il ne laissa pas à sa famille la même satisfaction que ce dernier. Car Castelnau fut fait maréchal de France en mourant9 et d'Uxelles ne le fut point, quoiqu'ils eussent la même charge et [qu'ils fussent] aussi anciens dans le service l'un que l'autre. On envoya aussi le bâton de maréchal de France à Montdejeu, gouverneur d'Arras, que l'on appelle le maréchal de Schulemberg10 et à Fabert, gouverneur de Sedan.

L'arrivée de M. le cardinal réjouit toute la cour;11 car il n'y a personne qui n'ait affaire à lui; ainsi tout demeure lorsqu'il est éloigné de Leurs Majestés. Au moins est-ce un prétexte pour les gens de qui il ne veut pas conclure les affaires. Après avoir fait ses compliments à Leurs Majestés, elles l'emmenèrent dans un cabinet, et tout le monde s'en alla. En sortant, je trouvai Frontenac dans le grand cabinet de la reine, qui ne se cacha pas en me voyant. Cela me surprit fort; je m'en allai assez en colère dans ma chambre.

Le lendemain c'étoit un jour de dévotion: la reine alla à la messe à un couvent qui est dans la forêt; l'après-dînée elle alla à vêpres et au sermon. Cela m'empêcha d'aller rendre visible à M. le cardinal, ou d'en recevoir de lui. Le jour d'après il vint à ma chambre comme je me coiffois; je le menai dans mon cabinet; je lui contai tout ce que j'avois sur le cœur contre Frontenac de s'être présenté devant moi contre le respect que je croyois qu'il me devoit. Il me promit sur cela tout ce que je pouvois désirer. Après il me parla de madame de Choisy, comme elle avoit écrit force choses contre la reine et contre lui à Monsieur pendant la maladie du roi, et qu'il en avoit les lettres; que je n'y étois pas oubliée et qu'elle mandoit: « Si le roi meurt, il faut dire tout du pis que l'on pourra à Monsieur contre Mademoiselle; car je veux qu'il épouse mon ange, » qui est ma sœur; elle l'appelle ainsi. Il me conta que le maréchal Du Plessis avoit fait une lourde faute pour un homme qui a de l'esprit et qui connoît la cour; qu'il l'avoit été trouver pendant l'extrémité du roi, et lui avoit dit: « Je viens assurer Votre Éminence de mon service, et que je la servirai auprès de Monsieur en tout ce qui dépendra de moi. Je lui réponds de Monsieur pour six mois; passé cela, je ne sais pas ce qui en arrivera. Mais, pendant ce temps-là, Votre Eminence prendra ses mesures. » Je lui dis que l'on avoit dit cela dans le monde, mais que je n'en avois rien cru. Il me répondit: « Vous le pouvez croire; car c'est la vérité. »

Comme le commandeur de Souvré étoit ami de la comtesse de Fiesque, de madame de Frontenac et de son mari, et que même il m'en avoit souvent parlé à Fontainebleau, comme M. le cardinal sortit, je le pris par le bras, et je dis à M. le cardinal tout haut: « Voilà ma partie: c'est le protecteur de ces femmes auprès de Votre Éminence. » M. le cardinal me répondit: « Quiconque sera votre partie passera fort mal son temps avec moi; car je serai la leur, faisant une profession publique d'être votre serviteur, et dans vos intérêts. » Je le remerciai et nous nous dîmes mille choses obligeantes l'un à l'autre. Comme M. le cardinal fut sorti, le commandeur de Souvré demeura, qui me dit qu'il ne prenoit point plaisir, soit en raillant, soit autrement, que je lui parlasse ainsi; qu'il étoit mon serviteur, et force choses de cette nature; qu'il avoit grondé Frontenac de quoi il s'étoit montré, et que Frontenac lui avoit dit: « Je ne l'aurois pas fait si Son Altesse royale ne me l'avoit commandé et de venir ici. » Le maréchal d'Étampes et Beloy, qui étoient dans ma chambre, lui dirent qu'ils ne le croyoient pas; le commandeur dit que Frontenac le disoit.

Le commandeur s'en alla, et les deux autres demeurèrent. Je leur dis force choses; et j'étois bien outrée que mon père m'eût fait un tel tort. Ils me dirent qu'assurément il ne l'avoit point dit. J'envoyai Guilloire à Son Altesse royale le lui dire et lui témoigner le déplaisir que j'en avois Son Altesse royale dit que cela étoit faux, et qu'il n'en avoit jamais parlé. Si elle eût eu autant de bonté qu'elle en devoit avoir, pour moi, elle auroit envoyé querir Frontenac et lui auroit dit: « Je trouve fort étrange que vous ayez assez peu de respect pour moi de me faire dire des choses dont je n'ai point parlé; allez-vous-en, je ne vous veux pas voir. » S'il en eût usé ainsi, j'aurois été ravie; mais je n'étois pas née pour recevoir jamais de joie de satisfaction par Son Altesse royale. Il ne demeura que deux ou trois jours à Fontainebleau après l'arrivée de M. le cardinal. Il me vint dire adieu, et nous nous séparâmes assez bien, mais froidement. Je fus assez aise de son départ; car quand on ne reçoit point de ses proches toute l'amitié et le bon traitement que l'on en doit avoir, il les vaut mieux loin que près. Son Altesse royale ne remporta pas beaucoup de satisfaction de son voyage à l'égard du mariage du roi avec ma sœur; car M. le cardinal lui dit que l'on avoit de grands engagements avec madame de Savoie; que nonobstant cela, la reine avoit toujours l'infante d'Espagne dans la tête; qu'ainsi il n'y avoit nul jour à espérer que ma sœur pût épouser le roi; mais qu'il falloit agir pour faire l'affaire de Savoie. La comtesse de Soissons, qui étoit grosse, ne venoit point les soirs danser chez la reine; ainsi le roi entretenoit mademoiselle de Mancini.12

M. le cardinal ne fut guère à Fontainebleau depuis le départ de Son Altesse royale: il s'en alla à Paris pour voir madame la princesse de Conti, qui étoit accouchée d'un fils qui ne vécut que neuf jours, étant venu au monde tout couvert d'ulcères depuis les pieds jusqu'à la tête. Cromwell mourut en même temps.13 La mort du petit Conti sauva la honte que la cour auroit eue de porter le deuil de ce destructeur de la monarchie d'Angleterre. Pour moi, je ne l'aurois pas porté, à moins que d'un ordre exprès du roi, devant ce respect à la reine d'Angleterre, de qui je suis si proche. La reine a eu la bonté, par cette raison, de me dispenser de me trouver au Louvre toutes les fois que les ambassadeurs d'Angleterre y alloient. Une fois l'ambassadeur vint au Val-de-Grâce, comme j'y étois; je me cachai.

M. le cardinal, après avoir été quelque temps à Paris, manda à Leurs Majestés que leur présence étoit nécessaire, et qu'il ne savoit pas même s'il ne le seroit point d'aller faire un tour à Compiègne, pour que de là le roi allât sur la frontière. Le roi alla le lendemain14 en relais au bois de Vincennes, où étoit M. le cardinal, et revint dîner à Fontainebleau.Nous partîmes le jour d'après.15

On commença à parler du voyage de Lyon; que madame de Savoie y devoit venir avec sa fille, et que selon que le roi la trouveroit à sa fantaisie, il l'épouseroit. On ne parloit, au Louvre, d'autre chose que de ce voyage. La reine devoit demeurer à Paris, et Monsieur, qui vivoit toujours bien avec moi, mais qui n'avoit plus les mêmes empressements que les trois premiers mois que j'étois arrivée à la cour. A dire le vrai, je ne m'en souciois pas trop; car le connoissant davantage, je jugeois qu'il étoit homme à songer plus à sa beauté et à son ajustement qu'à se relever jamais par de grandes actions, et à se rendre considérable; de sorte que je l'aimois fort pour mon cousin, mais que je ne l'aurois jamais aimé comme mon mari.

Le roi discontinua, depuis son retour de Fontainebleau, d'aller à l'hôtel de Soissons tous les jours comme il avoit accoutumé, et s'attacha a entretenir mademoiselle de Mancini tous les soirs avec beaucoup d'empressement. Tout le monde en parloit, ainsi que du voyage. Le jour fut pris, et cinq ou six16 jours devant, le roi pria la reine sa mère d'y aller, et qu'il ne se pouvoit point résoudre à la laisser à Paris, et que son agrément étoit nécessaire pour faire que celle qu'il épouseroit lui plût. Ainsi elle s'y résolut aisément. Elle me le manda et ensuite me fit l'honneur de me venir voir. J'avois voir gardé le logis cinq ou six jours, et je m'étois fait saigner. Elle me parla fort du voyage, qui s'exécuta. On eut nouvelle que Madame royale17 devoit partir de Turin au même temps que la cour de Paris. [L'abbé Amoretti,18 qui négocioit cette affaire de la part de Madame royale, partit quelque temps devant pour l'en avertir. La veille de son départ, lorsqu'il prit congé de Leurs Majestés, il les pressa fort pour porter une parole positive du mariage à Madame royale. On ne l'assura de rien que du voyage, et que si mademoiselle la princesse Marguerite plaisoit au roi, l'affaire se feroit. Voilà sur quoi Madame royale vint à Lyon.]

Leurs Majestés partirent de Notre-Dame,19 où elles entendirent la messe devant que de partir, parce que c'étoit un samedi. Il y avoit avec elles madame la comtesse de Soissons, la princesse palatine, madame de Noailles et moi. Le roi parut le plus gai du monde, ne parla que de son mariage, comme un homme qui est bien aise de se marier. On n'alla coucher qu'à Corbeil. Il fit le plus beau temps du monde; ce qui obligea le roi de proposer de monter le lendemain à cheval, s'il faisoit le même temps. Les chemins étoient si beaux qu'il y avoit plus de plaisir qu'en carrosse. Je trouvai que le roi avoit raison, et je fus la plus aise du monde de cette proposition: car j'aime extrêmement à aller à cheval et à me promener. Nous y montâmes donc le lendemain, mesdemoiselles de Mancini et quelques filles de la reine avec moi. Le roi fut toujours auprès de mademoiselle de Mancini, à lui parler le plus galamment du monde.

Après être remonté en carrosse, il se mit à disputer avec la reine de la grandeur de la maison de France et de celle d'Autriche, et commença par dire: « l'autre jour nous pensâmes nous battre la reine et moi, sur la grandeur de nos maisons. » La reine nous dit: « Cela est vrai; mais le moyen de souffrir la hauteur dont vous le prîtes? » Sur cela le roi répondit: « J'ai ici un bon second; car ma cousine est aussi fière que moi. » La reine nous dit: « Vous êtes tous deux aussi glorieux l'un que l'autre. » Je me mis à rire; le roi me dit: « N'est-il pas vrai, ma cousine, que ceux de la maison d'Autriche n'étoient que comtes d'Hapsbourg que nous étions rois de France? » Je répondis qu'il ne m'appartenoit pas de le dire, et qu'il seroit assez difficile [de parler] là-dessus; que la maison d'Autriche étoit grande et illustre, mais qu'il falloit qu'elle nous cédât. Le roi dit: « Si nous étions à nous disputer, le roi d'Espagne et moi, je lui ferois bien céder. Que je serois aise qu'il se voulût battre contre moi pour terminer la guerre tête à tête! Mais il n'auroit garde: de cette race-là ils ne se battent jamais. Charles-Quint ne le voulut jamais contre François 1er, qui l'en pressa instamment. » Le roi faisoit mille contes de cette force le plus agréablement du monde. Mais la reine sa mère dit: « Quoiqu'on ne fasse que railler, et que ce ne soit pas tout de bon que vous voulussiez vous battre contre mon frère, ces discours-là ne me plaisent point. Parlons d'autre chose. »

Toutes les journées jusqu'aux Auxerre, on alla toujours à cheval. On y séjourna la veille de la Toussaint et le jour, puis on marcha jusqu'à Dijon. M. d'Épernon, qui étoit gouverneur de Bourgogne, vint hors la ville au-devant de Leurs Majestés, avec toute la noblesse du pays. Le lendemain, comme j'entrai chez la reine, je la trouvai dans sa petite chambre avec le roi, Monsieur et M. le cardinal. Elle dit: « Voici une demoiselle à qui il en faut demander son avis. » Je m'approchai; elle me dit: « L'abbé Amoretti est revenu pour nous dire que madame de Savoie est partie de Turin, et que M. de Savoie désire que mon fils lui donne la porte.20 Qu'en dites-vous? » Je m'écriai: « Cela ne s'est jamais fait; mon père ne l'a point donnée à feu M. de Savoie: ce n'est point mon avis. » Ils se prirent tous à rire, et la reine dit: « Le roi a un bon second en ma nièce pour maintenir la grandeur de sa maison; car jamais il n'y en eut un si fier. » M. le cardinal ne disoit rien, comme un homme quine veut pas décider si brusquement des choses que moi. Il demanda à Leurs Majestés si elles ne trouvoient pas bon que l'abbé Amoretti entrât. On l'alla querir; il fit les compliments de Madame royale et de M. de Savoie à Leurs Majestés, et [leur témoigna] la joie qu'ils avoient de l'espérance de les voir bientôt et de les remercier de la grâce qu'elles leur avoient faite de leur remettre la citadelle de Turin. C'étoit le prétexte du voyage de madame de Savoie; mais il n'en cachoit pas trop le véritable sujet. M. le cardinal dit au roi: « Sire, M. de Savoie a tant d'impatience de voir Votre Majesté, qu'il veut venir ici, si vous y faites quelque séjour, ou sur le chemin entre ici et Lyon. Mais j'ai dit à l'abbé Amoretti que Votre Majesté a tant de hâte d'être à Lyon, qu'elle ne s'arrêtera en nul lieu, et qu'il vaut mieux que M. de Savoie attende à venir à Lyon. » Le roi fit des compliments à l'abbé Amoretti, pour M. de Savoie, qui s'en retourna le trouver. Il vint à mon logis me faire des compliments de Madame royale et de monsieur son fils.

Nous fûmes séjour à Dijon le temps que les affaires du roi le requéroient. On avoit convoqué les États de cette province avant le temps ordinaire, en espérant que la présence du roi les obligeroit à donner une somme plus considérable qu'à l'ordinaire. Le roi dansoit tous les soirs; la comtesse de Soissons jouoit avec la reine,on demeuroit à son logis. Quasi tous les jours ils faisoit apporter une grande collation qui valoit un souper. Ainsi il ne soupoit point avec la reine, et demeuroit de cette manière quatre ou cinq heures à causer avec mademoiselle de Mancini; Hortense et Marianne y étoient, et Fouilloux et La Motte.21 On commençoit toujours par jouer. Les marquis d'Alluye22 et de Richelieu jouoient, le grand maître et quelques autres; et après Hortense demeuroit à tenir le jeu avec Marianne, le grand maître et les autres. Le roi alloit causer avec mademoiselle de Mancini; Fouilloux avec le marquis d'Alluye, et Richelieu avec la Motte; et pendant le bal de même.

Tout ce qu'il y avoit de gens dans la province et même dans la ville alloient tous les jours voir danser le roi. J'y fus une fois. Il y eut un bal chez le marquis de Tavannes, où le roi fut en masque. Il y avoit avec lui tout ce que j'ai nommé, et Monsieur et moi; c'étoit un samedi. En sortant du bal, le roi vint déjeuner à mon logis. Par les chemins, le roi ne disoit pas un mot à la comtesse de Soissons; à Dijon de même. Un jour il fit une chose que l'on remarqua assez, quoique ce ne fût qu'une bagatelle. Comme il faisoit collation, la reine lui envoya demander des rissolles, et moi aussi. Il en envoya. La reine trouva qu'il n'y en avoit guère; elle lui en renvoya demander. Le roi manda qu'il y en avoit assez pour elle et pour moi; qu'il n'y en avoit pas trop pour lui et pour sa compagnie. On jugea que cela s'adressoit à la comtesse de Soissons; car sa sœur ne lui parloit quasi point et ne perdoit nulle occasion de la picoter.

Madame la comtesse de Soissons23 en mourant, avoit fait un testament par lequel elle donnoit l'hôtel de Soissons à madame de Carignan,sa fille, et à mademoiselle de Longueville, [sa petite-fille], et elle le substituoit en manière que l'on ne le pût jamais vendre, pas même l'une à l'autre. Je pense qu'elle avoit fait cela dans la vue que mademoiselle de Longueville épouseroit un des fils de madame de Carignan, comme l'on en avoit souvent parlé. Les choses ne se rencontrèrent pas ainsi. Madame de Nemours quitta l'hôtel de Longueville; elle vint loger à l'hôtel de Soissons et laissa le bel appartement à madame sa tante. Elles vécurent quelques années en assez belle intelligence; puis elles ne se virent plus; puis plaidèrent. Le parlement ordonna que l'on partageroit l'hôtel de Soissons en deux et que celle qui auroit la part la plus avantageuse récompenseroit l'autre.

Dans ce temps-là madame de Carignan sut que madame de Savoie venoit à Lyon; elle partit pour aller au-devant d'elle jusqu'à Chambéry. Elle laissa le prince Thomas, son petit-fils,dans sa chambre.24 Peu de jours après son départ, madame de Nemours l'allant voir, le fait prendre et emporter dans une autre chambre, et détendre son lit et se loge dans l'appartement de madame de Carignan. Cette nouvelle vint à Dijon comme nous y étions; on trouva ce procédé trop violent. M. le cardinal en écrivit à M. de Longueville pour lui en faire des plaintes. M. de Longueville fit tout ce qu'il put pour obliger sa fille à retourner où elle logeoit devant; mais il ne l'y put résoudre et manda à M. le cardinal qu'il n'avoit pas eu ce pouvoir sur sa fille. Cependant que je suis sur cette histoire, je pense qu'il faut l'achever et dire ce qui en arriva, quoique j'aie encore à parler de Dijon. Madame de Carignan vint à Lyon avec madame de Savoie, laquelle, contre son ordinaire, apprit cette nouvelle, à ce que nous sûmes, avec beaucoup de modération; au moins nous en parla-t-elle ainsi. On fit force négociations pour obliger madame de Nemours à rendre quelque respect à sa tante et à lui faire des excuses sur son procédé, sans pouvoir y rien gagner. M. de Nemours mourut pendant tout cela.25 Comme la cour fut prête à retourner à Paris, comme on y portoit les intérêts de madame de Carignan, le roi envoya un ordre à madame de Nemours de sortir26 de Paris. Elle alla à Pontoise dans une hôtellerie, afin de faire pitié et avoir lieu de pester; ce qu'elle fit, de toute sa force, et en cette rencontre elle ne se gouverna pas comme elle auroit dû faire, ayant autant d'esprit qu'elle en a.

Madame de Carignan, qui étoit allé reconduire Madame royale jusqu'à Chambéry, n'arriva à Paris qu'après la cour. M. le cardinal lui donna une chambre dans son appartement au Louvre, ne voulant pas qu'elle allât à l'hôtel de Soissons, que l'on n'eût jugé ce qui regardoit le logement, pour ne donner pas lieu à madame de Nemours de dire que M. le cardinal appuyoit de l'autorité du roi sa tante injustement. Le parlement ordonna que celle qui auroit le plus bel appartement donneroit cinquante mille écus à l'autre. Madame de Carignan le prit; madame de Nemours revint quelque temps après. Mais elle n'a pas voulu loger depuis à l'hôtel de Soissons, quoiqu'elle le pût très-aisément et qu'elle y fût fort bien logée.

Les États de Bourgogne se tenoient à Dijon; comme j'ai déjà dit, ils s'assembloient tous les jours sans rien avancer, quoiqu'ils en fussent pressés, parce qu'ils craignoient que, s'ils finissoient pendant que le roi étoit à Dijon, Sa Majesté n'allât au parlement faire vérifier des édits qui avoient été présentés, il y avoit longtemps, et qui n'avoient point été passés. Ils se fondoient sur ce que les provinces à États27 doivent être moins chargées d'impôts que les autres, parce qu'elles donnent tous les ans ou les deux ans de grandes sommes au roi, lesquelles se lèvent sur la province aussi bien que les impôts, et que ce seroient deux taxes au lieu d'une. Comme l'on vit que les affaires traînoient en longueur, M. Le Tellier alla de la part du roi assurer messieurs des États que, s'ils donnoient au roi la somme qu'il demandoit, qui étoit plus grande qu'à l'ordinaire, et dont je ne me souviens pas, le roi ne feroit rien de nouveau dans la province. Sur quoi ils accordèrent ce que l'on leur demandoit et en vinrent rendre compte au roi.

Le lendemain, Sa Majesté alla au parlement tenir son lit de justice.28 M. le chancelier, quine faisoit jamais de voyage, avoit fait celui-là: ce qui donnoit d'autant plus de soupçon que l'on avoit des édits à faire passer. J'eus curiosité de voir si on faisoit de même à Dijon qu'à Paris. J'allai dans la lanterne; madame de Sully y vint aussi avec moi. La grand'chambre de Dijon a fort de l'air de celle de Paris; hors qu'elle est plus petite, elle est tournée de même. Dès que le roi fut entré, M. le chancelier harangua, puis le premier président [et ensuite] les gens du roi. M. le chancelier exagéra les nécessités de l'État pour les excessives dépenses de la guerre, le besoin de la continuer pour parvenir à une bonne paix; que c'étoit l'intention du roi, et conclut que le roi vouloit que l'on vérifiât les édits que l'on alloit donner. Le premier président remercia le roi de l'honneur qu'il faisoit à la compagnie d'être venu dans son lit de justice, dit que les rois ne devoient jamais venir en un lieu que pour y apporter des bénédictions; qu'il voyoit avec regret que les édits, dont M. le chancelier avoit parlé, étoient à la foule29 de la province; qu'ils mettroient tout le monde au désespoir; exagéra le mauvais état de la province de Bourgogne, la quantité des terres incultes et de montagnes qu'elle contenoit; le peu de commerce qu'elle avoit; les grandes sommes que les États donnoient au roi, qui alloient toujours en augmentant, lorsque la province se ruinoit et s'appauvrissoit; le peu de nécessité qu'il y avoit d'augmenter leur compagnie qui n'étoit déjà que trop grande, vu le peu d'affaires qu'elle avoit par la petitesse de son ressort. Enfin il parla avec beaucoup d'éloquence, de respect pour le roi et de zèle pour sa patrie et pour sa compagnie. Il fut loué de tous ceux qui l'entendirent.

C'est un fort honnête homme que ce premier président30 et fort capable pour son âge. C'est le plus jeune premier président de France; je pense qu'il n'a pas quarante ans, et il y en a quatre ou cinq qu'il est en charge. Il s'appelle Brulart: je ne l'avois jamais vu qu'à Dijon; il me vint voir le jour que j'arrivai. Après m'avoir fait force compliments, il me dit: « Nous n'avons point d'exemples dans nos registres qui nous apprennent comme l'on en doit user avec les princesses de votre rang; mais comme je souhaite que notre compagnie rende à Votre Altesse royale tout le respect qui lui est dû, je la supplie de me dire ce qu'elle veut que nous fassions, afin que je le fasse entendre à la compagnie, de moi-même. » Je le remerciai de sa bonne intention et je lui dis que je n'étois point de ces gens qui veulent extorquer des respects qui ne leur sont pas dus; que lorsque j'avois été à Rouen avec la reine, le parlement ne m'avoit point député; qu'à Bordeaux ils n'en avoient pas fait de même; qu'ils m'avoient député un président et nombre de conseillers; mais qu'il m'avoit paru que c'étoit pour remercier Son Altesse royale en ma personne de ce qu'elle s'étoit entremise auprès du roi pour faire la paix de Bordeaux; que ceux du parlement de Toulouse dans le même temps, avoient député au roi lorsqu'il étoit à Bourg; [que ces députés] m'avoient visitée de la part de leur compagnie; mais que c'étoit peut-être parce que j'étois fille du gouverneur de leur province, et qu'ils pouvoient prendre telles mesures qu'il leur plairoit sur ce que je leur disois. C'étoit répondre avec la même franchise qu'il m'avoit parlé. Ils résolurent de me visiter, et il vint un président et force conseillers.

Le président, dans sa harangue, me dit une chose fort obligeante. Après m'avoir fort louée, il me dit que si j'eusse été du temps de ceux qui avoient fait la loi salique, ou qu'ils eussent pu prévoir que la France eût eu une princesse telle que moi, on ne l'auroit jamais faite, ou que du moins on l'auroit supprimée en ma faveur. Toutes les autres compagnies souveraines de la province députèrent aussi, et les États. Ce fut l'abbé de Cîteaux qui porta la parole, qui est la seconde personne du premier ordre. Toute cette province s'acquitta le mieux du monde envers moi de leurs civilités. Le comte d'Harcourt et sa femme me vinrent faire leur cour. Je fus bien aise de voir la comtesse d'Harcourt; car c'est une bonne femme et sœur de madame d'Épernon. Mademoiselle de Lartigue faisoit sa cour tous les jours chez la reine. M. le cardinal la présenta en présence de M. d'Épernon, qui parut en être très-aise; ce qui donna beaucoup de compassion pour lui.

Il vint des officiers de ma souveraineté de Dombes me trouver pour recevoir mes ordres. Guilloire me les présenta et me dit: « Je pense que ce n'est que des compliments, et qu'ils n'ont nulle affaire. » Je lui dis: « C'en est une bonne; car j'ai ouï dire que la première fois que j'irai en Dombes on me devoit donner de l'argent, et c'est ce qu'ils veulent dire qu'ils viennent recevoir mes ordres. Quand j'entrai en possession de mon bien, ils me donnèrent quarante mille francs. Je ne doute pas qu'ils ne m'en donnent encore autant; mais il les faut laisser venir: car il vaut mieux que cela soit dû, que de les taxer. » Ils en usèrent comme je le désirois; car ils dirent à Guilloire que tout le pays avoit une si grande joie de me voir, qu'ils attendoient avec impatience les lettres d'assise que l'on a accoutumé de donner pour imposer ce que l'on demande. On remit à le faire lorsque l'on seroit arrivé à Lyon.

Dès le lendemain que le roi eut été au parlement, il partit, laissant Dijon et toute la province dans une grande consternation, et le parlement aussi, par le nombre d'officiers dont on l'avoit accru. On alla coucher à Beaune; on y arriva d'assez bonne heure. La reine fut aux Carmélites; il y a une bienheureuse sœur, Marguerite du Saint-Sacrement, qui est morte depuis peu d'années, qui a vécu fort saintement, et qui fait des miracles tous les jours; de sorte qu'elle y est révéré autant que l'on peut et que l'on doit, jusqu'à ce que l'Église autorise sa sainteté par sa béatification ou canonisation. Elle avoit une particulière dévotion à l'enfant Jésus, et il y a une chapelle où est une vierge qui en tient un, où elle étoit toujours en prières. On l'a enterrée à ses pieds depuis que par l'ordre des supérieures, on l'a transportée du cloître où elle étoit en ce lieu. Comme sa vie est écrite, je ne m'aviserai pas d'en dire davantage. Pour moi, qui aime fort l'ordre de Sainte-Thérèse, je sentis une grande dévotion en ce lieu.

Le lendemain, devant que de partir, la reine fut voir l'hôpital, qui est assurément un des plus beaux et des plus proprement servis de France. Il est grand, spacieux et bien renté; c'est un chancelier des ducs de Bourgogne qui la fondé, nommé Rolin.31 C'est assurément une fort belle marque de piété pour la mémoire d'un particulier. Les religieuses de cette maison observent une chose, c'est que tout ce qui va visiter l'hôpital, qui y donne quelque chose, de quelque qualité que puissent être les gens, leurs noms sont écrits sur un grand registre. Leurs Majestés y mirent le leur, et tout ce qui étoit avec elles. Le soir on arriva à Châlon, où je fus bien aise de voir la marquise d'Uxelles: c'est une femme fort aimable et de beaucoup d'esprit. Le roi eut une curiosité que je n'eus pas, d'aller voir une possédée. Je crois le diable si vilain, quelque forme qu'il puisse prendre, qu'il ne me donnera jamais que de la frayeur, et point d'envie de le voir; je l'appréhende autant en ce monde qu'on le doit faire pour l'autre.

Le roi avoit continué à monter à cheval par les chemins, et mademoiselle de Mancini; pour moi, je discontinuai, le temps devenant vilain. Tous les soirs, en arrivant, il jouoit et causoit, ainsi que j'ai dit qu'il faisoit à Dijon. Il ne parloit point du tout à la comtesse de Soissons, pas même en carrosse, où il étoit de fort belle humeur. On trouvoit les bourgeois de toutes les villes hors de leurs murailles, sous les armes; jamais bourgeois n'eurent l'air si aguerri, ni tant la mine de bons soldats. On dit que c'est parce que César a été longtemps de ces côtés-là, et que, depuis cette humeur martiale s'est conservée dans le sang de père en fils; et l'on remarque même que les soldats que l'on fait dans la Bourgogne sont meilleurs que dans les autres provinces.

Nous fûmes de Châlon à Tournus,32 lieu qui n'a rien de remarquable que d'avoir été possédé soixante ans par un même abbé, qui étoit le cardinal de La Rochefoucauld. L'abbé de Chandenier, son neveu, la possédoit pour lors. La comtesse de Soissons s'y trouva mal et discontinua de venir avec la reine. Je trouvai madame de Thianges à Mâcon, dont je fus bien aise; car c'est une fort agréable personne. Elle me dit qu'elle nous suivroit à Lyon par eau et qu'elle passeroit en Dombes; qu'elle y feroit marquer son logement; qu'elle se feroit donner du pour,33 croyant que je trouverois bon de la faire princesse dans mon État. La manière d'habillement des paysannes de ce côté-là est la plus jolie du monde; les filles ont des chapeaux: cela leur sied tout à fait bien.

Nous allâmes longtemps au bord de la Saône, de sorte que nous vîmes longtemps le pays de Dombes, qui est de l'autre côté, et tous les paysans avoient passé l'eau, et même des minimes, qui demandoient à tous ceux qui suivoient le carrosse de la reine: « Où est Madame? » Et le roi prenoit plaisir à me montrer. Ils crioient: « Vivent le roi et Madame! » On fit bien du chemin sur mes terres et à leur vue; car pendant que l'on regardoit le pays de Dombes, nous étions dans le Beaujolois. On alla coucher à Villefranche, qui en est la capitale et qui se peut dire une fort jolie ville. J'y reçus force visites, le soir, des dames de la vile et du pays, qui sont fort bien faites. On en partit fort matin, parce que l'on vouloit arriver à Lyon de bonne heure, n'y ayant pas de plaisir de se mettre dans l'embarras de la réception d'une grande ville la nuit. On se leva matin; pour moi, ce fut devant le jour.

Je fus priée de tenir un enfant du baron de Jouy, bailli de Beaujolois. Monsieur trouva bon que je le prisse pour être parrain. Ensuite nous allâmes trouver la reine mère, qui étoit aux filles de Sainte-Marie, où elle faisoit ses dévotions; car c'étoit un dimanche. C'est la plus belle église de cet ordre qui soit en France. Le maréchal de Villeroy vint au-devant de Leurs Majestés avec beaucoup de noblesse: ce qui est aisé à croire, y en ayant beaucoup en Lyonnois, Forez et Beaujolois. Ces trois provinces, quoique petites, contiennent quantité de personnes de qualité. On trouva le bourgeois sous les armes dans la ville de Lyon, qui est très-peuplée.

Leurs Majestés allèrent descendre à Saint-Jean,34 où M. l'archevêque les vint recevoir à la porte, accompagné du plus beau chapitre qui soit en France. Tous les chanoines sont gens de qualité, qui font des preuves fort exactes et plus grandes que les chevaliers de Malte. On les appelle messieurs les comtes de Saint-Jean de Lyon. Autrefois ils prétendoient qu'on les appelât les comtes de Lyon. Mais je pense que n'étant plus en possession de ce qu'ils étoient autrefois, on y met Saint-Jean devant. Ils ont de grands priviléges; mais ils n'en ont que la possession et point de titres; ils ne savent quels rois les leur ont concédés; même ils ne savent dire l'origine de leur fondation. Tout ce qu'ils ont, est les preuves de beaucoup de comtes qu'ils ont eus depuis longues années. Le roi est le premier chanoine et le duc de Savoie le second. Ce sont deux princes qui peuvent faire leurs preuves sans faveur.

Après le Te Deum chanté, Leurs Majestés allèrent chez la reine, qui logeoit à l'abbaye d'Ainay, que possède maintenant l'archevêque de Lyon. Le roi logeoit chez un trésorier de France, nommé Mascarany, en la place de Bellecourt; M. le cardinal de l'autre côté de la place, et moi à un autre coin. J'avois la vue de la rivière et de la montagne qui est de l'autre côté. Monsieur logeoit chez un nommé Joue, Génois, dans la plus jolie maison que l'on puisse voir, un vrai bijou. C'étoit le fait de Monsieur, qui les aime. Il y avoit de si beaux meubles qu'il ne fit point tendre les siens.

 

 


NOTES

1. Le cardinal Mazarin ne vint rejoindre la cour à Fontainebleau que le 7 septembre 1658.

2. Voy. plus haut, Chap. XXVII, p. 107.

3. Voy. l'Appendice (Chap. XXVII, App. I) sur mademoiselle de Fouilloux.

4. Il a été question plus haut, Chap. XXIII, note 4 de cette demoiselle d'Aumale d'Haucourt.

5. Ce passage est un de ceux qu'on a altérés dans les anciennes éditions. Au lieu de cela paroit le bal, on a mis: on la prit, et elle dansa au bal.

6. Voy. plus haut (Chap. XXX, p. 195, et note 1)ce qu'a dit Mademoiselle de la passion du roi pour mademoiselle de La Motte-d'Argencourt.

7. L'évêque de Fréjus était Zongo Ondedeï, parent du cardinal Mazarin.

8. Gravelines s'était rendue le 3 août 1648.

9. Le marquis de Castelnau-Mauvvissière reçut le bâton de maréchal de France le 14 juillet, 24 heures avant d'expirer.

10. Le maréchal de Schulemberg mourut en 1675.

11. Le cardinal Mazarin arriva à la cour, comme on l'a dit plus haut, le 7 septembre 1658.

12. Marie Mancini.

13. Olivier Cromwell mourut le 13 septembre 1658; le petit prince de Conti, le 14. Mazarin arriva à Paris le 18.

14. 20 septembre.

15. La cour revint à Paris le 23 septembre.

16. Cette phrase a été altéré dans les anciennes éditions, où on lit: « Le jour fut pris pour le fair (le voyage) en cinq ou six jours. » Il n'y a rien de semblable dans le texte. La cour mit près d'un mois pour aller de Paris à Lyon: partie le 26 octobre, elle n'arriva à Lyon que le 24 novembre.

17. Christine de France, fille de Henri IV et duchesse douairière de Savoie. Il en a été question dans les tomes précédents des Mémoires de Mademoiselle. (Chap. 18, Chap. 1, Chap. 23, etc.)

18. Le paragraphe entre [ ] ne se trouve pas dans le manuscrit autographe. C'est probablement une addition que Mademoiselle aura faite sur une autre copie. Voilà ce qui m'a déterminé à le conserver.

19. Ce fut le 26 octobre que la cour quitta Paris.

20. C'est-à-dire lui cède le pas en entrant et en sortant.

21. Mademoiselle de La Motte-d'Argencourt, dont il a été question plus haut (note 6).

22. Paul d'Escoubleau, marquis d'Alluye, second fils de Charles d'Escoubleau, marquis de Sourdis, gouverneur d'Orléans. Mademoiselle a souvent parlé de ce dernier dans ses Mémoires. IL épouser dans la suite mademoiselle de Fouilloux. Voy. l'Appendice («Mlle de Fouilloux») sur cette personne.

23. Il s'agit ici d'Anne de Montafié, femme de Charles de Bourbon, comte de Soissons. Mademoiselle en a souvent parlé dans ses Mémoires, et notamment t. I, p. 36.

24. Phrase omise dans les anciennes éditions.

25. Le 14 janvier 1659.

26. Les anciennes éditions portent de sortir de l'appartement de madame de Carignan. Il y a dans le texte de sortir de Paris; ce que fit, en effet, madame de Nemours.

27. Il y avait dans l'ancienne monarchie un certain nombre de provinces qui jouissaient du privilége d'avoir des États particuliers et qu'on appelait pour ce motif pays d'États. Tels étaient du temps de Louis XIV le Languedoc, la Bretagne, la Bourgogne, la Provence, l'Artois, le Hainault et le Cambrésis (Flandre française), le comté de Pau ou de Béarn, le Bigorre, le comté de Foix, le pays de Gex, la Bresse, le Bugey, le Valromey, le Marsan, le Nebouzan, les Quatre-Vallées (partie de l'Armagnac), et de Labourd. Les États du Dauphiné avaient été supprimés sous Louis XIII; ceux de Normandie, dans la première partie du règne de Louis XIV. Les pays d'États votaient l'impôt qu'ils devaient payer et en faisaient eux-mêmes la répartition. On appelait cet impôt don grauit.

28. Ce lit de justice eut lieu le 18 novembre 1658.

29. Oppression.

30. Nicolas Brulart, reçu premier président du parlement de Dijon le 17 avril 1657, mourut le 4 août 1693. On trouvera des détails sur ce personnage dans l'ouvrage de M. Alexandre Thomas intitulé: Une province sous Louis XIV.

31. Nicolas Rolin reçut en 1427 les sceaux de Bourgogne du duc Philippe le Bon. Il fonda, à Beaune, en 1443, l'hôpital dont parle Mademoiselle. Il mourut le 28 janvier 1461 (V. St. pour 1462), dans la ville d'Autun, où il fut inhumé.

32. Aujourd'hui département de Saône-et-Loire. Il y avait une célèbre abbaye de bénédictins.

33. On trouve l'explication de cet usage dans les Mémoires de Saint-Simon. « Il consiste, dit-il (t. II, p. 186, édit. Hachette, in-8), à écrire en craie sur les logis pour M. un tel, ou simplement M. un tel. Les maréchaux-des-logis qui marquent ainsi tous les logements dans les voyages mettent ce pour aux princes du sang, aux cardinaux et aux princes étrangers. »

34. Ce fut le 24 novembre 1658 que la cour arriva à Lyon.


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