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CHAPITRE XXIII.
(juilletseptembre 1656 )
Madame la duchesse de Savoie fut malade à l'extrémité ; on lui envoya même un médecin de la cour. Son Altesse royale disoit qu'elle s'étonnoit que je ne songeasse point à me marier, et de ce que je ne témoignois pas un grand désir d'épouser M. le duc de Savoie ; que je savois qu'il témoignoit pour moi la plus grande passion du monde (il est vrai que de tous côtés cela m'étoit rapporté) ; et que je n'avois dans la tête de pensées pour me marier que de chimériques et extravagantes affaires qui ne pouvoient réussir.
Je répondis à ceux qui m'en parloient : « Je suis d'une qualité que je ne me puis marier sans que la cour y travaille ; pour qu'elle prit ce soin, il faudroit que Son Altesse royale y fût mieux qu'elle n'y est (car quoique son accommodement fût fait, elle n'avoit point été encore à la cour) ; de plus, quelque passion que M. de Savoie témoigne pour cela, il ne fait point de démarche pour cela, et je ne suis pas d'une manière que la cour, quand j'y serois bien, m'offrit ; ni à moi, il ne me conviendroit, en façon du monde, de faire aucune avance ; et ce seroit en faire que de témoigner le désirer. Outre que tout cela seroit inutile, madame de Savoie témoignant la dernière frayeur de voir son fils marié à une personne capable d'agir, dans la crainte qu'elle ne fît connoître à son fils qu'il est en âge à gouverner ses États, et non pas à dire : Plaît-il, maître ? à sa mère, depuis le matin jusqu'au soir.
Dans cette extrémité où elle fut, je songeois : « Si elle meurt, Monsieur aura contentement ; car assurément M. de Savoie me fera demander ; » et quoique je n'eusse jamais témoigné trop d'agrément pour ce parti, j'en aurois peut-être eu pour lors ; car ce n'a jamais été par mépris, comme beaucoup ont cru. Je sais bien que dans une maison, où ont toujours été mariées des filles de France et d'Espagne, et où ma tante est encore maintenant, cela seroit fort sot à moi de l'avoir pris de cet air-là. Mais ce que j'entendois dire de l'humeur et de la conduite de ma tante,1 et du peu d'amitié qu'elle témoignoit pour moi, ne me faisoit pas juger que je pusse vivre fort heureuse avec elle. Le médecin que la cour y avoit envoyé fit merveille, et la guérit, dont je fus aise, comme d'une chose indifférente, n'ayant fait aucun dessein ni sur sa mort ni sur sa vie.
Madame la duchesse de Ventadour,2 s'en allant en Bourbonnois, me vint voir en passant. Elle avoit avec elle mesdemoiselles d'Haucourt,3 qui sont ses parentes, qui n'ayant point de mère, demeuroient avec elle. Mademoiselle de Vandy m'avoit mandé qu'elles viendroient à Saint-Fargeau, et que c'étoient des personnes de ses amies, d'un mérite extraordinaire ; et qu'elle me prioit d'avoir de la bonté pour elles, et qu'elle m'en auroit la dernière obligation. Ce sont des filles de qualité et d'esprit ; la cadette est assez jolie ; elle l'étoit davantage avant qu'elle eût la petite vérole.
Je les entretins fort, et surtout la cadette, qui me plut extrêmement. Nous parlâmes beaucoup de mademoiselle de Vandy ; elle me témoigna avoir bien de l'amitié pour elle, et de la reconnoissance de la manière dont elle jugeoit que je la traitois, à sa prière. Car, quoique l'on soit fort civile à tout le monde, on ne laisse pas de distinguer les personnes quand on les veut favoriser. Je trouvois que Vandy avoit sujet de l'aimer, la trouvant fort aimable. Madame la duchesse de Ventadour eut une grande hâte de s'en aller ; je fis mon possible pour l'obliger à séjourner un jour seulement ; mais elle ne le voulut pas.
La comtesse de Fiesque, qui étoit amie de longtemps de mesdemoiselles d'Haucourt, fut fort aise qu'elles me plussent et qu'elles eussent envers moi le mérite d'être amies de mademoiselle de Vandy, ne jugeant pas que sa considération à elle leur en acquit beaucoup auprès de moi. Elle me proposa de dire à madame de Ventadour de me les renvoyer, et qu'elles devoient venir à Langeron, qui n'est qu'à deux journées de Saint-Fargeau, où je leur enverrois un carrosse. Quoique ce ne fût pas le moyen de me faire faire les choses qu'elles me fussent proposées par madame la comtesse de Fiesque, je ne laissai pas de faire celle-là. Cela donnoit dans mon sens ; j'étois entêtée de mademoiselle d'Aumale.4 J'en priai donc madame de Ventadour, qui en eut bien de la joie.
Le soir, je dis au comte d'Escars qu'elles reviendroient, et qu'elles étoient de fort aimables personnes, et surtout la cadette. Il me dit : « Si j'osois gager avec vous qu'elles n'auront pas été ici trois jours avec vous qu'elles vous déplairont au dernier point, je gagerois. » Je lui demandai pourquoi ; il me dit : « Elles sont anciennes amies de madame de Fiesque, qui leur fera faire amitié avec madame de Frontenac ; elles seront toujours ensemble, et cela ne vous plaira pas. Si vous vous en plaignez, au lieu d'entrer dans vos sentiments, et dans les justes sujets de plaintes que vous en aurez, elles tâcheront à les justifier : et c'est assez pour ne vous être pas agréable longtemps. » Je lui répondis : « Vous avez raison si cela se passa ainsi ; mais elles sont si amies de Vandy, que je ne puis croire qu'elle eût souhaité qu'elles vinssent ici, si elle ne les eût connues d'humeur à en bien user avec moi. »
Peu de jours après, madame la comtesse de Maure arriva à Saint-Fargeau, où elle ne séjourna point, la saison d'aller aux eaux de Bourbon la pressant. Mademoiselle de Vandy me remercia de la bonté que j'avois témoignée à mesdemoiselles d'Harcourt à sa considération, et je lui dis comme elles m'avoient plu, et surtout la cadette ; elle en eut bien de la joie. La comtesse de Fiesque me dit : « Mademoiselle de Vandy ne prendra point d'eaux ; si vous la voulez retenir, madame la comtesse de Maure la reprendra en repassant. » J'en fus forte aise : je la demandai à la comtesse de Maure qui me la laissa. On trouva plaisant, vu l'état où j'ai dit que la comtesse de Fiesque étoit avec moi, et tout ce qui s'est passé depuis, que ce fût elle qui me proposa toujours toutes choses. Mais si on la connoissoit, on ne s'en étonneroit point ; car c'est une femme qui vous chante pouille, et un moment après elle en est au désespoir, et vous dit pis que pendre de ceux qui le lui ont fait faire.
Mademoiselle de Vandy demeura donc à Saint-Fargeau, je causois avec elle ; mais je fus quelques jours sans lui conter tous mes griefs contre ces dames. Elles me prévinrent ; car elles lui parlèrent de mes affaires avec Monsieur, lui disant que j'avois le plus grand tort du monde et s'emportant fort sur ma mauvaise conduite : que je n'avois pas voulu croire leurs bons conseils ; que je m'étois amusée à en prendre de gens incapables et malhabiles. Elles nommèrent Préfontaine et Nau, et ensuite en disoient tout du pis qu'elles pouvoient.
Mademoiselle de Vandy fut assez étonnée de ce procédé, et comme elle est fort sage, elle se retira tout doucement de leur conversation particulière, et, sans les dauber, trouva occasion de me faire connoître combien elle entroit dans mes sentiments, et me plaignoit non-seulement de la persécution que je recevois de la part de Son Altesse royale, mais aussi de la domestique ; de voir tout le monde dans ma maison partagé, en sorte que le parti le plus foible fût le mien. Elle s'y jeta et s'attacha fort à parler à ceux à qui je témoignois de la confiance, comme au comte d'Escars, à Colombier, L'Épinai, et un autre homme du pays qui agissoit dans mes affaires à Saint-Fargeau et qui, depuis l'embarras où je m'étois trouvée, en faisoit quelquefois d'autres.5
Cela déplut assez à ces dames ; car elles ne comprenoient pas comment on me pouvoit souffrir, et sur les plaintes qu'elles firent de mademoiselle de Vandy, madame de Maure disoit d'une manière fort plaisante : « Les comtesses sont bonnes de croire que mademoiselle de Vandy soit partie de Paris tout exprès pour venir dire des injures à la petite-fille de Henri le Grand dans sa maison ! Quand on iroit voir une demoiselle de ses amis avec qui on voudroit passer quelque temps, on auroit quelque complaisance pour elle ; à plus forte raison pour une aussi grande princesse que Mademoiselle, on est obligé d'en avoir. »
Le comte d'Escars dit un jour une fort plaisante chose à la comtesse de Fiesque. Il étoit venu beaucoup de gens de qualité me voir, et d'Escars leur avoit donné à souper à son logis. Je pense qu'ils avoient un peu bu ; ce qui n'est pas extraordinaire aux gens qui ont toujours été à la guerre. Comme il entra dans ma chambre, la comtesse de Fiesque alla pour l'entretenir, espérant, le voyant un peu gaillard, qu'il lui en diroit plus qu'il ne voudroit, et que par là elle découvriroit quelque chose. Comme il la vit approcher, il lui dit : « Ma cousine, n'espérez rien tirer de moi ; car mon vin est plus fidèle que votre sang-froid. » Elle se mit à rire et ne s'en offensa pas, quoique ce fût une vérité.
Peu après l'arrivée de mademoiselle Vandy, il vint des comédiens qui furent quinze jours ou trois semaines à Saint-Fargeau. La marquise de Mauni,6 qui en est voisine et qui y venoit souvent, y arriva. Il y vint encore beaucoup d'autres personnes, de sorte qu'elle trouva ma cour étoit fort jolie, et que les dames qui se plaignoient sans cesse de s'ennuyer n'avoient pas raison.
Il passa à Saint-Fargeau une certaine femme de Dombes, qui y étoit déjà venue pour une affaire qu'elle avoit, et qui depuis ayant été à Paris, s'y étoit mariée avec Apremont, de la comtesse de Fiesque.7 Elle dit à une de mes femmes de chambre qu'elle eût bien voulu m'entretenir en particulier ; je la fis venir un soir dans mon cabinet, elle me dit : « Ayant l'honneur d'être votre sujette, je suis au désespoir d'avoir épousé un homme qui a tant fait de choses contre votre service, et je tâcherai de le tirer de celui de madame la comtesse de Fiesque. J'ai cru être obligée de vous avertir de ce que je savois. Vous saurez donc, Mademoiselle, que mon mari a une pension de Monsieur, votre père ; qu'il écrit et reçoit tous les ordinaires des lettres des Blois, qu'il envoie à madame la comtesse [de Fiesque] ; que M. de Frontenac le vient voir quasi tous les jours, et qu'il laisse son carrosse au bout de la rue, et vient le manteau sur le nez ; et quand il parle de vous, il dit : Elle n'est pas où elle pense ; on la mettra bien à la raison.
Je fus bien aise que quelqu'un lui ouït dire même chose. Le lendemain je l'envoyai querir, et je fis cacher le comte d'Escars.8 Elle me promit de tâcher à attraper des lettres de Goulas à la comtesse de Fiesque, et des siennes à lui ; et de détourner son mari de son service, et l'obliger à me conter toutes les choses qu'il avoit faites contre moi. La comtesse de Fiesque me parut fort en inquiétude de ce qu'elle me disoit, me disant : « Je ne comprends pas ce que mademoiselle9 d'Apremont vous a pu tant dire. » Je lui répondis : « Ce sont des avis qu'elle me donne sur mes affaires des Dombes. »
Mesdemoiselles d'Haucourt firent savoir qu'elles étoient à Langeron ; à l'instant je leur envoyai un carrosse. Mademoiselle de Vandy en eut la plus grande joie du monde, et étoit dans une impatience non pareille de leur venue. Lorsqu'elles arrivèrent, après m'avoir saluée, elles allèrent à madame de Frontenac avec un empressement non pareil, et ne regardèrent pas quasi mademoiselle de Vandy ; cela dura tout le soir. Je croyois que c'étoit qu'elles faisoient plus d'honneur à une personne qu'elles connoissoient moins, et que c'étoit une marque de la familiarité qu'elles avoient avec elle. Comme je vis que cela continuoit deux ou trois jours, j'en fus assez surprise. Je le dis à Vandy, qui me répondit fort aimablement, que je ne voyois pas tout ; mais avec une mine honteuse de leur conduite envers elle. Je m'en tins là et ne voulus pas pousser l'affaire plus loin.
Comme je m'enfermois toutes les après-dînées pour écrire et travailler à mes affaires, chacun prenoit parti. Je croyois qu'elles alloient toutes ensemble. Il me prit curiosité de savoir comment cela se passoit : j'allai dans la chambre de Vandy ; je la trouvai toute seule. Je lui demandai pourquoi elle n'étoit point avec les autres ; elles me répondit qu'elles avoient eu affaire. Je lui dis : « A ce coup, je parlerai ; la première fois je n'osai rien dire. Je commence à connoître que la mauvaise compagnie gâte les gens, et qu'elles10 ont autant d'ingratitude pour vous que les autres en ont pour moi. »
Deux jours après je m'en allai chez la comtesse de Fiesque, où je trouvai ces demoiselles avec elle et M. et madame de Frontenac. Je leur demandai où étoit mademoiselle de Vandy ; elles se regardèrent et me dirent qu'elles n'en savoient rien. Je m'adressai à mademoiselle d'Aumale et je lui dis : « Quoi ! vous abandonnez ainsi vos anciennes amies pour de nouvelles ; cela ne m'encourage pas trop à faire amitié avec vous, moi qui crains tant les précieuses.11 » Sur cela elle ne répondit rien ; mais le soir elle prit Vandy, et m'appela et me dit beaucoup de choses, dont je fus aussi peu satisfaite que de son procédé. Vandy étoit honteuse de la faute de l'autre, l'aînée (mademoiselle d'Haucourt) prenant plus de soin de m'entretenir et me paroissant une meilleure fille ; car l'autre se moquoit sans cesse de tout le monde, et souvent de moi, à ce que je crois. A table, madame de Frontenac et elle se mettoient l'une auprès de l'autre et rioient sans cesse. Il m'est arrivé de leur avoir demandé quelquefois de quoi ; leurs ris redoubloient. Ce procédé n'étoit pas fort respectueux, et continua pendant leur séjour à Saint-Fargeau.
M. de Candale, qui s'en alloit en Catalogne, y vint me dire adieu. En passant, il me parla du divertissement que l'on avoit eu tout l'hiver à se masquer. L'envie prit à tout ce que nous étions de suivre cette mode, quoique ce ne fût point la saison. Nous nous déguisâmes, et comme nous allions danser il arriva un courrier à la comtesse de Fiesque, qui lui apporta nouvelle de la levée du siége de Valenciennes12 ; que M. le Prince avoit attaqué les lignes, défait ou mis en déroute l'armée de M. le maréchal de la Ferté, qui étoit prisonnier ; que beaucoup de personnes de qualité étoient mortes ou prisonnières, et que M. le Prince étoit entré dans Valenciennes triomphant. M. de Candale et moi fûmes fort embarrassés. Il me dit : « Si l'on va dire à la cour que nous avons dansé en réjouissance de cette nouvelle, tout sera perdu ; il faut maintenir qu'elle ne peut pas être véritable. » Nous en usâmes ainsi. Pour moi, j'en étois fort aise dans mon âme : c'étoit une fort belle chose pour M. le Prince, et qui l'accréditoit extrêmement parmi les Espagnols.
Le lendemain la confirmation en vint. L'abbé Fouquet13 envoya un courrier à M. de Candale et manda comme M. le Prince avoit attaqué par le quartier du maréchal de La Ferté, qui étoit prisonnier [avec] les comtes de Grandpré, d'Estrées, Moret et quantité d'autres officiers ; le marquis d'Estrées mort, dont on n'a point trouvé le corps. Il prit un bataillon de gardes tout entier. Enfin, ce fut une grande affaire pour M. le Prince. On s'étonna assez comme M. de Turenne avoit été assez heureux de se retirer sans aucun échec ; mais c'est qu'il se retira promptement, pendant que tout se passoit au quartier de La Ferté. Il dit que c'est qu'il ne pouvoit pas secourir, à cause de quelque marais qui étoit entre deux. Assurément ce fut un avantage pour le service du roi, ayant une armée défaite, que l'autre fût sauvée, et ce n'est pas une des moins belles retraites de M. de Turenne. Je ne sais si c'est une des plus glorieuses.
La vie sédentaire que j'avois menée tout l'hiver, et la grande attache que la nécessité m'avoit obligée d'avoir à mes affaires, n'avoient pas servi à ma santé, que le chagrin avoit fort altérée. Je me résolus d'aller à Forges, dans la crainte de tomber malade, jugeant que le changement d'air et les eaux répareroient tout le mal que ce que je viens de dire m'avoit pu causer. J'envoyai un valet de pied à Blois, et j'écrivis à Mascarani, secrétaire des commandements de Son Altesse royale, n'écrivant point à elle pour lui demander permission de faire ce voyage, que Son Altesse royale savoit bien m'être nécessaire, m'ayant été ordonné, dès l'autre année, de prendre les eaux de Forges.14
Son Altesse royale vit mon valet de pied ; elle se mit en colère contre lui et lui dit mille choses, et telles que ce garçon en eut si grande frayeur qu'il s'en revint toujours courant. C'étoit un Basque qui ne parloit pas trop bien françois. Il me dit : « Son Altesse royale m'a parlé de transaction ; que vous manquiez de parole ; qu'il me feroit jeter par les fenêtres. » J'avoue que j'étois au désespoir de voir que Son Altesse Royale s'amusât à parler de nos affaires à des gens comme cela. Mais il est vrai que je devois avoir souvent cette douleur ; car il ne passoit âme qui vive à Blois à qui il n'en parlât ; et tous ceux à qui il en parloit haussoient les épaules, et étoient étonnés de voir les emportements qu'il avoit contre moi, et le grand désir qu'il avoit d'avoir mon bien et les voies qu'il prenoit pour y parvenir ; car s'il me l'avoit demandé aimablement, je le lui aurois donné tout comme je lui avois offert, sans me tant persécuter.
Après le retour de mon valet de pied, je ne jugeai pas, par le rapport qu'il me fit de son voyage, devoir y renvoyer. C'étoit un devoir dont je m'étois acquittée ; il avoit été mal reçu ; ce n'étoit pas ma faute. C'est pourquoi je résolus de partir. La comtesse de Fiesque me proposa de mener mesdemoiselles d'Haucourt à Forges, lesquelles en avoient besoin ; je lui dis que je ne le pouvois pas, mes carrosses étant remplis. S'ils eussent été vides, j'aurois pris une autre excuse ; car je ne les voulois pas mener. Mademoiselle de Vandy, faisoit état de s'en retourner à Bourbon rejoindre madame la comtesse de Maure, et devoit partir avec mesdemoiselles d'Haucourt, étant son chemin de passer à Langeron, où elles alloient. Il se trouva que la calèche de Frontenac étoit trop petite ; qu'il n'y pouvoit tenir que quatre personnes justes, et elles étoient cinq. Ainsi la nécessité, ou plutôt le destin, voulut que mademoiselle de Vandy vînt à Forges ; dont je fus bien aise et dont je crois que celles qui me suivoient et celles qui s'en alloient furent fort fâchées.
Je ne voulus point dire par quel chemin j'irois, quoique l'on me le demandât souvent, de peur de donner espérance à la comtesse de Fiesque et à madame de Frontenac de voir du monde ; ce qu'elles désiroient avec empressement ; je disois que j'irois passer la rivière de Seine à Mantes. Je les mettois au désespoir.
J'allai coucher à Montargis ; en arrivant proche de mon logis, j'entendis battre le tambour et je vis des soldats en haie ; cela me surprit ; étant à la porte, je vis un capitaine à la tête. Je ne comprenois point ce que c'étoit. L'ayant demandé, on me dit que c'étoit le régiment de la Couronne. Un moment après, les officiers vinrent demander de me venir faire la révérence. Le lieutenant-colonel me dit que, s'étant trouvé en un lieu où je devois passer, il avoit cru que je n'aurois pas désagréable qu'il me rendit ce respect de faire garde devant mon logis. Je leur témoignai que j'en étois bien aise et les en remerciai. Toutes les choses honorables, je les aime, et on ne m'en sauroit trop rendre à ma fantaisie. Je reconnus le lieutenant-colonel, nommé La Jonis, de l'avoir vu lorsque je passai au quartier de M. de Turenne, en revenant d'Orléans. Nous nous mîmes à parler de ce temps-là avec plaisir, au moins moi ; car ce chapitre m'est fort agréable. A Fontainebleau, la comtesse de Fiesque me dit : « Au moins on saura où on couchera demain. » Je lui répondis sur ses questions fort mal gracieusement. Mais elle ne vouloit pas se fâcher ; car elle ne me vouloient point quitter. J'allai de Fontainebleau dîner à Corbeil, où je vis beaucoup de monde.
Dès ce jour même, la reine d'Angleterre me manda que je lui donnasse un jour et un lieu pour me venir voir et m'amener sa fille la princesse royale, qui mouroit d'envie de me voir. Je jugeai que Chilly14a étoit un lieu plus propre à la recevoir que Corbeil, où j'étois fort mal logée. J'y séjournai pourtant un jour ; M. le duc d'York m'y vint voir, que je trouvai fort cru et fort fait. Il y vint mille gens, et entre autres madame d'Olonne,15 dont la beauté commençoit à faire du bruit.
Madame la princesse de Phalsbourg,16 maintenant de Lixein, y vint aussi, qui me parut bien dissemblable de ce que je l'avoit ouï dire : car elle a été fort belle, et présentement elle est quasi affreuse. Elle me fit mille amitiés et protestations de services. Esselin, maître de la chambre aux deniers de chez le roi, m'avoit prié d'aller faire collation à sa maison d'Essonne, qui n'est qu'à deux cents pas de Corbeil ; je lui demandai si elle vouloit y venir ; ce qu'elle accepta. En nous promenant j'allois plus vite qu'elle. M. de Guise me menoit. Comme je fus passée dans une grotte, on lâcha des fontaines qui sortent du pavé. Tout le monde s'enfuit ; Madame de Lixein tomba, et mille gens tombèrent sur elle. Comme je fus dans le jardin, je dis à mon oncle17 : « Je ne vois point madame de Lixein ; allons la chercher. » Nous la vîmes que l'on menoit à deux, son masque crotté, et son visage de même ; son mouchoir déchiré, son habit, ses manchettes, enfin déconcertée de la plus plaisante manière du monde, et je ne m'en puis souvenir sans rire. Je lui ris au nez, et elle se mit à rire aussi, trouvant qu'elle étoit en état d'en donner sujet. Elle prit cet accident en personne d'esprit. Elle ne fit point collation et s'en alla aussitôt se coucher en un couvent qui est à Corbeil. En m'en retournant, je la fus visiter : nous rîmes bien encore, elle et moi. Elle fut fort satisfaite de ma civilité.
Le lendemain elle vint dîner avec moi ; ensuite nous nous enfermâmes dans un cabinet. Elle me témoigna la passion qu'elle auroit de voir les affaires que j'avois avec Monsieur finies, et que ce fût par Madame, dont elle m'assura fort de la bonne volonté ; elle me témoigna entrer dans les justes ressentiments que j'avois des mauvais traitements que j'avois reçus, et trouva inouï que l'on m'eût ôté mes gens d'affaires, trouvant que cela faisoit tort contre Monsieur,18 et qu'il sembloit ne vouloir pas que personne défendit mes intérêts, et qu'une nécessité forcée m'obligeât à les abandonner. Je la trouvai la meilleure femme du monde de dire tout cela, et d'y ajouter que Monsieur devoit me rendre mes gens ; qu'il étoit impossible qu'il ne le fit, lorsque nous nous raccommoderions ; mais que, pour me radoucir et m'obliger à en user mieux avec lui, il falloit qu'il commençât par là, et que ce fût Madame qui me ménageât cette satisfaction.
M. le comte de Béthune fut en tiers à cette conversation, qui convint de tout ce qu'elle dit. Mademoiselle de Guise vint ce jour-là dîner avec moi qui se plaignit toujours de la migraine ; aussi étoit-elle bien rouge. Je ne l'avois pas vue depuis Orléans ni [depuis] la mort de madame de Guise, où elle avoit assez fait des siennes à mon endroit. J'appris que sa rougeur venoit de la colère qu'elle avoit, d'une chose que j'avois faite bien innocemment et dont elle n'avoit nul sujet d'être fâchée. En arrivant à Montargis, je reçus une lettre où on me mandoit que mademoiselle de Guise m'avoit fait faire quelques significations, où, si je ne répondois, elle agiroit contre moi, et qu'il étoit nécessaire que j'écrivisse à M. le premier président19 pour demander quelque temps. Je lui écrivis à l'instant et je lui mandai : « Je ne sais point si j'ai de quoi me défendre contre mademoiselle de Guise du mal qu'elle m'a voulu faire en me faisant déshériter. Mais je me persuade que M. de Montpensier, mon grand-père, ne s'est point marié par amour et a épousé une demoiselle qui n'étoit point nièce d'un favori régnant20 ; car M. de Joyeuse l'avoit été sans songer aux avantages de ses enfants. » Cette lettre traînoit sur la table du premier président, et quelqu'un la vit, qui le redit à ma tante. Elle en fut dans une furie terrible contre moi : je ne trouvai point cela offensant. Je maintenois qu'un prince du sang n'épousera point une demoiselle sans y trouver son compte ; et sur cela j'établissois mon droit auprès du premier président, en attendant que je fusse mieux informée de mon affaire.
Je ne dis point que madame la comtesse de Béthune étoit avec moi ; car son mari ne va guère sans elle. M. de Matha vint aussi à Corbeil : la connoissance de la campagne faisoit qu'il avoit beaucoup d'assiduité à ma cour. Mais je pense que l'inclination qu'il avoit pour madame de Frontenac aussi n'y nuisoit pas. Je pense qu'elle le trouvoit fort honnête homme, comme il l'est, et elle ne se contraignoit pas à témoigner combien sa conversation lui étoit agréable. Je me souviens que ce même jour-là, elle fut continuellement à lui parler à une fenêtre, sans songer qu'il étoit de son devoir de se tenir avec les dames qui me venoient voir et à faire l'honneur de mon logis. Il fallut que je l'appelasse, et que je lui en fisse réprimande ; ce qui l'embarrassa fort, ne sachant que me répondre. Jamais personne ne l'a tant été en bonne compagnie ; car elle est naturellement décontenancée.
Après le départ de madame de Lixein et de mademoiselle de Guise, je montai en carrosse pour m'en aller coucher à Chilly, où je trouvai un monde infini qui m'y attendoit. Après m'avoir fait leur cour, il ne demeura que madame la marquise de Thianges à coucher, que je fus bien aise de revoir étant une fort plaisante créature ; c'est mademoiselle de Mortemart.21 Elle m'étoit venue voir à Saint-Fargeau l'année qu'elle fut mariée, en s'en allant en Bourgogne, pays de son mari.
Le lendemain, la reine d'Angleterre arriva sur le midi ; j'allai au-devant d'elle à son carrosse. Elle me dit : « Voici une personne qui avoit fort envie de vous voir que je vous présente, » en me montrant madame la princesse royale,22 qui m'embrassa avec beaucoup d'amitié, pour une personne que je n'avois jamais vue. Madame la princesse d'Angleterre23 étoit aussi avec elle, M. le duc d'York et madame d'Épernon, que je n'avois point vue depuis mon départ de Paris (ce nous fut une sensible joie à toutes deux), et madame la duchesse de Roquelaure,24 dont j'avois fort ouï parler de la beauté, mais que je n'avois vue que petite fille. La cour de la reine d'Angleterre étoit grosse, ayant, outre ce que j'ai nommé, dans son carrosse, sa dame d'honneur et celle de la princesse royale, et beaucoup de femmes et de filles, et quantité d'Anglois et de Hollandois.
J'étois en un lieu le plus propre du monde à recevoir une telle compagnie : car Chilly est une fort belle, grande et magnifique maison ; il y avoit force hommes et femmes de Paris. Je fis passer la reine d'Angleterre dans une grande salle, antichambre, cabinet, ensuite dans une galerie, le tout meublé comme la maison d'un maréchal de France surintendant25 ; tout cela étoit plein. La reine d'Angleterre s'assit sur un lit de repos, et son cercle fut plus grand qu'il n'avoit jamais été, tout ce qu'il y avoit de princesses et duchesses à Paris y étant ; elle dîna dans une salle basse. On peut croire que je la régalai autant magnifiquement à dîner qu'il se put. Il ne mangea avec elle que ce qui étoit venu dans son carrosse, et mesdames de Béthune et de Thianges.
Comme on remonta en haut après le dîner, ce fut en ce temps que se tint ce beau cercle dont j'ai parlé. La princesse royale m'entretint sans cesse, me témoigna l'envie qu'elle avoit eue de me voir, la douleur que ce lui auroit été d'être partie de France avant que d'y parvenir ; que le roi, son frère, lui avoit parlé de moi avec tant d'amitié qu'elle m'en aimoit, sans me connoître. Je lui demandai comme elle étoit contente de la France ; elle me dit qu'elle s'y plaisoit fort ; qu'elle avoit une aversion horrible pour la Hollande, et que, dès que le roi, son frère, seroit rétabli, elle iroit demeurer avec lui.
La reine d'Angleterre me dit : « Je n'ai pas vu tant parler ma fille, depuis qu'elle est en France, qu'elle a parlé avec vous ; vous avez un grand pouvoir sur elle, et je vois bien que, si vous étiez longtemps ensemble, vous la gouverneriez. » [Elle] me dit : « Remarquez que ma fille est habillée de noir et a une pointe, parce qu'étant veuve, et ne vous ayant jamais vue, j'ai voulu que sa première visite fût fort régulière. » Je lui répondis qu'il me sembloit que ce n'étoit pas avec moi avec qu'il falloit faire des cérémonies. Elle avoit des pendants d'oreilles les plus beaux du monde, de belles perles, des fermoirs de bracelets de gros diamants, des bagues de même. La reine d'Angleterre me disoit : « Ma fille n'est pas comme moi ; elle est magnifique, a des pierreries, de l'argent ; aime la dépense. Je lui dis tous les jours qu'il faut être ménagère ; que j'ai été comme elle et encore mieux, et qu'elle voit l'état où je suis. »
Après avoir été quelque temps à ce cercle, la reine d'Angleterre dit : « On veut bien que j'aille entretenir ma nièce. » Elle me témoigna le déplaisir qu'elle avoit de toutes les persécutions que Monsieur me faisoit, la joie qu'elle auroit de nous voir hors d'affaires ; tout cela le plus tendrement du monde. Ensuite elle me dit : « Et ce pauvre roi d'Angleterre ! vous êtes si ingrate que de ne m'en pas demander des nouvelles. » Je lui répondis : « Il m'appartient d'écouter Votre Majesté quand elle parle, et non pas de l'interrompre ; ainsi j'attendois à prendre mon temps pour lui en demander. Hélas ! dit-elle, il est si sot qu'il vous aime toujours ; et lorsqu'il s'en est allé, il m'a priée de vous faire savoir qu'il étoit au désespoir d'être parti de France sans prendre congé de vous. Je ne vous l'ai pas voulu mander, de peur de vous donner trop de vanité. Mais quand je vous vois, je ne puis tenir mes bonnes résolutions. Songez [que] si vous l'eussiez épousé, vous n'en seriez pas où vous êtes avec votre père ; vous seriez maîtresse de vos volontés ; vous vous serviriez de qui il vous plairoit, et vous seriez peut-être bien rétablie en Angleterre ; car je suis persuadée que ce pauvre misérable ne sauroit avoir de bonheur sans vous. Si vous l'aviez épousé, nous serions mieux ensemble que nous ne sommes : vous auriez contribué à le faire bien vivre avec moi. »
Je lui répondis : « Puisqu'il ne vit pas bien avec Votre Majesté, peut-on croire qu'il vécût bien avec une autre ? » Elle me répartit sur cela avec beaucoup d'amitié pour lui ; elle me dit : « N'avez-vous pas pris garde que madame de Châtillon me fait la mine ? » Je lui dis que je ne m'en étois pas aperçue, et que c'étoit de ces choses qui ne viennent guère dans l'esprit qu'elles puissent être. Elle me répliqua : « C'est que Craf avoit une petite maison auprès de Marlou, où le roi, mon fils, allait souvent chasser, et il alloit voir madame de Châtillon. Elle s'est mis dans l'esprit qu'il la vouloit épouser, et que c'étoit moi qui l'en empêchois ; de sorte qu'elle a discontinué de me voir et en a dit la raison à tout le monde en faisant cette plainte. » Je répondis à la reine d'Angleterre que j'avois bien ouï dire que madame de Ricousse la coiffant et la voyant dans son miroir, lui disoit : « Vous seriez une belle reine ! » Mais je ne croyois pas que ce fût autre chose qu'un souhait. Après cette conversation, la reine d'Angleterre s'en alla. La princesse royale me fit mille amitiés, et me dit qu'elle seroit encore assez de temps à Paris pour me voir à mon retour de Forges.
Rien n'étoit pas pompeux que madame de Châtillon ce jour-là ; elle avoit un habit de taffetas aurore, tout brodé d'un cordonnet d'argent ; plus blanche et plus incarnate que je l'ai jamais vue ; plus de diamants aux oreilles, aux doigts, aux bras ; enfin dans une dernière magnificence. Qui voudroit compter toutes les aventures qui lui sont arrivées, on ne finiroit jamais : ce seroit un roman où il y auroit plusieurs héros de différentes manières. Car on disoit que M. le Prince étoit toujours amoureux d'elle, comme aussi le roi d'Angleterre, et avec tout cela M. de Digby, milord anglois, et l'abbé Fouquet. On disoit qu'elle étoit bien aise de donner de la jalousie à M. le Prince du roi d'Angleterre, et que les deux autres étoient utiles à ses affaires et à sa sûreté.
On roua deux hommes, un nommé Bertaut et l'autre Ricousse, frère d'un homme qui est à M. le Prince [et] dont la femme est à madame de Châtillon, pour des menées contre l'État, où on disoit que madame de Châtillon avoit beaucoup de part, et que c'étoit pour le service de M. le Prince, et dans le même temps j'ai ouï dire que M. le Prince disoit qu'il ne savoit ce que c'étoit.26 [Madame de Châtillon] se sauva de sa maison de Merlou27 ; elle fut cachée en beaucoup de lieux, puis alla en l'abbaye de Maubuisson. Il y avoit un ecclésiastique, nommé Cambiac, mêlé dans tout cela, de qui on dit que l'on trouva force lettres données à madame de Châtillon, et les réponses : ce fut Digby qui les prit et les montra. On disoit encore que c'étoit elle qui avoit tout découvert à l'abbé Fouquet [dans] l'affaire de ces deux hommes roués. On s'étonnoit comment ce commerce de l'abbé Fouquet s'accommodoit avec celui de M. le Prince, qui avoit fait pendre deux hommes qui étoient allés en Flandre pour l'assassiner, et qui, à la question, déposèrent y être allés par l'ordre de l'abbé Fouquet. Je ne me souviens pas bien en quelle année ce fut ; mais je me souviens que des gens qui venoient d'auprès de M. le Prince me le contèrent.
L'habitude de Digby [avec madame de Châtillon] étoit venue de ce qu'il étoit gouverneur de Mantes, pendant la guerre, et de Pontoise, où il demeura quelque temps après, et comme il n'étoit pas éloigné de Merlou il l'alloit visiter ; il jouoit à la boule et aux quilles avec elle, et on dit qu'à ces jeux-là elle lui avoit gagné vingt-cinq ou trente mille livres. Enfin ce sont de telles choses que tout ce que l'on disoit, qu'il est difficile de les débrouiller. Tout ce que j'en sais, c'est qu'elle me fit grande pitié, lorsque tous les bruits que je viens de dire coururent ; et que j'admirai, quand je la vis si belle à Chilly, qu'elle eût pu conserver tant de santé et de beauté dans de tels embarras.
Comme je n'avois séjourné à Chilly que pour voir la reine d'Angleterre, et que sans cela je n'aurois fait que passer, dans la crainte de déplaire à la cour ; car de séjourner aux environs de Paris, et d'y être visitée de toute la terre, quand on est exilée, cela est assez agréable ; mais je ne sais si cela l'est autant pour les gens qui nous exilent ; ainsi il faut avoir de la considération. Je partis donc le lendemain ; le comte et la comtesse de Béthune, madame de Thianges et Matha me vinrent conduire jusqu'à Saint-Cloud ; puis j'allai coucher à Poissy. Je vis Paris depuis les côtes de Verrières jusques a Ruel, sans nulle peine de n'y pouvoir aller ; et je me savois le meilleur gré du monde d'être si maîtresse de moi-même.
Je trouvai dans la forêt de Saint-Germain M. de Guise qui m'y attendoit. Comme j'étois partie tard de Chilly, il étoit clair de lune ; je vis de loin des chevaux les plus beaux du monde (car mon oncle en a d'admirables), comme échappés dans le bois, et des hommes couchés aux pieds des arbres. Cela me parut une aventure, et j'eusse juré que ce ne pouvoit être un autre que M. de Guise. Je le fis mettre dans mon carrosse ; j'avois été fort brouillée avec lui en partant de Paris.
Sa femme, madame la comtesse de Bossu,28 étoit venue à Paris, et s'étoit logée à un couvent de religieuses que Madame a fondé, qui demeure à Charonne, mais qui, depuis la guerre, avoit loué une maison dans le faubourg Saint-Germain. Aussitôt qu'elle fut arrivée, je l'appris par Madame, à qui la mère Madelaine29 l'avoit mandé, ne l'ayant pas voulu prendre sans sa permission. Madame non-seulement le lui permit, mais elle promit aussi sa protection à madame de Guise.30
Ayant beaucoup de curiosité de la voir, j'y fus un matin dans le carrosse de madame de Frontenac. Je la trouvai au lit ; elle me parut fort agréable. Elle est flatteuse, a de l'esprit, et dans une conversation le peu de jugement ne paroît pas. Elle me conta ses misères, son mariage, l'amitié que M. de Guise avoit eue pour elle, tout ce qu'elle avoit souffert pour lui, avec des larmes en abondance. Cela m'attendrit, et je lui promis de la servir. Je la fis lever pour voir sa taille ; elle l'a assez belle. J'en parlai l'après-dînée à Madame ; elle me dit : « Il la faut faire venir un de ces jours céans, et qu'elle se jette aux pieds de M. de Guise. »
J'entrai fort dans ces propositions ; on les exécuta. Elle vint dans la chambre de Madame, fort ajustée ; elle étoit fort bien ce jour-là. Comme il n'y eut plus personne dans le cabinet que Madame, M. de Guise et moi, elle entra et se jeta aux pieds de M. de Guise, lui disant : « Ayez pitié de moi ; songez à l'état où je suis et à celui où vous devez être, à l'amitié que vous avez eue pour moi ; » et tout ce que l'on peut dire en pareille occasion. Il lui dit : « Madame, levez-vous, je suis votre serviteur. Que désirez-vous de moi ? je vous servirai en ce qui me sera possible ; » force civilités, d'un air fort froid et peu attendri. Elle lui disoit : « Je ne demande que votre amitié, de retourner avec vous ; je ne bougerai de vos pieds jusqu'à ce que j'aie obtenu cette grâce. »
Elle se leva ; la conversation dura longtemps. Elle lui disoit : « Mais, vous m'avez aimée ; vous m'avez trouvée belle. » [Il lui répondoit] : « Oui, mais je ne vous aime plus, parce que vous êtes changée. » Il lui dit assez de duretés. Après, elle le tira à une fenêtre ; ils rirent et causèrent de la meilleure amitié du monde. Je dis assez de choses à mon oncle, en sa faveur, contre mademoiselle de Pons31 ; je pense que tout cela lui déplut. Ainsi je fus jusqu'à la mort de madame de Guise sans entendre parler de lui ; lors il m'envoya, comme j'ai déjà dit, un gentilhomme, et m'écrivit une lettre fort tendre.
Il eut peu de temps après que je fus partie, un grand démêlé avec madame sa mère. Pendant sa prison,32 elle l'avoit fort abandonné ; elle lui avoit une fois envoyé de l'argent, mais ç'avoit été après en avoir longtemps demandé. A sa liberté même, elle fut longtemps sans en remercier M. le Prince,33 lequel s'en étonna, disant : « Je n'ai trouvé personne que Mademoiselle qui m'ait parlé de ce que j'ai fait sortir M. de Guise. »
A la fin on le dit à madame sa mère et à mademoiselle sa sur ; elles allèrent voir M. le Prince. Madame de Guise logeoit pour lors à l'hôtel de Guise34 ; ils entrèrent en quelque sorte d'accommodement, dont je n'ai point [eu] de connoissance, n'y étant pas. Je ne sais s'il ne rompit, ou si madame sa mère lui fit quelque chose. Il fut un soir dans la chambre de madame de Guise, et lui dit qu'il la supplioit de défendre son logis à M. le comte de Montrésor,35 et que, s'il y mettoit le pied, il le feroit jeter par les fenêtres ; qu'il ne pouvoit plus souffrir tous les contes que l'on faisoit de mademoiselle de Guise et de lui, et sur ce chapitre dit des choses fort désobligeantes à madame et à mademoiselle de Guise ; ce qui les obligea de sortir de l'hôtel de Guise. Il fut longtemps sans la voir après ; puis il se raccommoda, et la voyoit, quand elle est morte. Comme madame de Guise étoit tutrice,36 il consentit, après sa mort, que l'on fit M. de Montrésor tuteur de M. le prince de Joinville. Il fut ensuite quelque temps bien avec mademoiselle de Guise, et il s'y brûla et ne la vit plus.
Il me vint voir trois mois après la mort de madame de Guise, à Saint-Fargeau. Il me contoit qu'il alloit tous les soirs voir sa sur ; qu'il la voyoit souper et qu'elle soupoit tête à tête avec M. de Montrésor ; que le carême, il mangeoit de la viande (car c'est un homme fort goutteux), et elle, qui jeûnoit,37 ne faisoit que collation ; que Montrésor le venoit conduire à son carrosse, et qu'il lui disoit : « Mais, mon cousin, cela est bon aux autres de leur faire l'honneur de céans ; vous nous êtes assez proche ; mais à moi, personne n'a droit de me faire celui du logis de ma sur. » Il étoit fort déchaîné contre M. de Montrésor, et faisoit sur cela des contes dont il se seroit bien passé.
Lorsqu'il vint à Saint-Fargeau, il venoit de Blois, et me conta que Son Altesse royale lui avoit fait beaucoup de plaintes de moi, et, entre autres, une dont je n'avois point encore entendu parler, qui étoit que j'avois fait mon testament et que je donnois tout mon bien à M. le duc d'Enghien, parce que M. son père étant condamné ne pouvoit hériter de personne ; que je donnois quelques sommes assez considérables au comte d'Escars et à Préfontaine, et à quelques autres de mes gens, mais à peu ; que je lui témoignois par là la mauvaise volonté que j'avois pour lui et pour mes surs. Je dis à mon oncle que je n'étois pas en état de songer à mourir ; mais que, si j'y étois, Monsieur ne m'avoit pas traîtée d'une manière à croire que je lui donnasse mon bien, ni à ses enfants ; et quand on faisoit du bien, c'étoit à ses amis ou aux gens qui nous avoient bien servi ; que j'étois en âge de ne point songer à [faire] de testament.
Il me conta comme madame de Guise et mademoiselle sa sur avoient fait venir madame de Bossu à Paris dans l'intention de voir les moyens de la faire consentir à son démariage ; qu'il l'avoit su et l'avoit trouvé bon ; que d'abord madame sa mère lui avoit donné de grandes espérances de la raccommoder avec lui ; car on l'avoit mise à l'abbaye de Montmartre, dont sa sur est abbesse, et qu'au lieu d'ajuster les choses, madame et mademoiselle de Guise avoient tout gâté. A dire le vrai, cette femme avoit mené une vie en Flandre si abandonnée, que M. de Guise n'avoit garde de songer à retourner jamais avec elle, et elle lui avoit même avoué (tant elle étoit prudente !), [que] tant qu'elle fut à Montmartre, Guitaut, de M. le Prince,38 lui envoyoit tous les jours un courrier, dont la comtesse de Fiesque étoit au désespoir ; et comme je m'en aperçus, j'en parlois sans cesse devant elle. Cette honnête dame sortit de Montmartre et s'en alla à Charonne, d'où une belle nuit elle sortit et s'en alla en Flandre. M. de Vandy,39 qui en avoit été amoureux lorsqu'il étoit prisonnier en Flandre, la fit sauver. M. de Guise le conta à sa sur40 aussi bien qu'à moi, à Saint-Fargeau, et je ne sais même s'il ne lui en reparla point encore en allant à Poissy, où j'eus quelques visites.
Le lendemain, j'allai coucher à Pontoise ; le chemin n'est pas grand ; mais comme le pont de Poissy n'avoit point été raccommodé depuis la guerre, il fallut passer le bac à Conflans, et cela tient assez de temps à un grand équipage, M. de Flavacourt, qui est gouverneur de Gisors, m'y reçut le lendemain avec toute la bourgeoisie sous les armes, et le jour d'après, j'allai dîner dans sa maison, qui s'appelle Serifontaine,41 qui n'est qu'à deux lieues de Gisors. On me dit qu'il n'y en avoit que huit petites de Forges ; je fis mon compte d'y arriver à huit heures, en partant à quatre ; mais je me mécomptai. Quoique j'eusse pris un guide, je me perdis dans les bois, et vis coucher le soleil, lever et coucher la lune, sans y prendre aucun plaisir.
Enfin, après avoir bien été,42 sur la pointe du jour on entendit des chiens, et je me trouvai à un hameau proche de Forges, où j'arrivai à quatre heures du matin. Je jugeai plus à propos de m'en aller entendre la messe que de me lever à midi. Je croyois faire ouvrir l'église ; je trouvai en chemin le père gardien des capucins, qui me vint faire une harangue. J'en fus fort surprise ; je ne pensois pas que jamais on en eût fait à telle heure. Après avoir ouï la messe, je m'en allai voir la fontaine, où je trouvai force buveurs, que le bruit de mon arrivée avoit éveillés plus tôt que de coutume, quoique celle de Forges soit de se lever fort matin. Je goûtai de l'eau, que je ne trouvai pas mauvaise, puis je m'en allai me mettre en état de recouvrer le repos que j'avois perdu.
1. Christine de France, fille de Henri IV ; il en a été question dans le premier chapitre des Mémoires de Mademoiselle.
2. Marguerite de Montmorency, femme d'Anne de Levi, duc de Ventadour, morte le 3 décembre 1660.
3. Filles de Daniel d'Aumale, seigneur d'Haucourt, premier chambellan de M. le Prince. Les anciennes éditions ont changé le nom d'Haucourt en celui d'Harcourt. Mademoiselle, dont l'orthographe n'a aucune régularité, écrit mesdemoiselles Docour. Voy. la note suivante, 4, et note 11, sur mademoiselle d'Aumale.
4. Il ne faut pas confondre mademoiselle d'Aumale d'Harcourt, dont il est ici question, avec mademoiselle d'Aumale, fille du duc de Nemours, qui fut dans la suite mariée au roi de Portugal, et dont les aventures seront racontées par mademoiselle de Montpensier. Les deux surs d'Harcourt, que l'on appelait mesdemoiselles d'Harcourt et d'Aumale, étaient au nombre des précieuses. La seconde figure dans le Dictionnaire des précieuses sous le nom de Dorinice. Saint-Gabriel, dans le Mérite des Dames (p. 290), dit : « Mademoiselle d'Haucourt d'Aumale, l'inestimable. Le nombre infini ne se trouve point pour me valoir. » Voy. aussi Les poésies de La Mesnardière (Paris, Sommaville, 1656, in -4o, p. 53). Mademoiselle d'Aumale de la maison de Savoie n'avait que dix ans en 1656, et il est impossible de la mettre, dès cette époque, au nombre des précieuses.
5. Ce membre de phrase assez obscure a été omis dans les anciennes éditions. Il veut dire probablement que cet homme ne faisait pas seulement les affaires de Mademoiselle à Saint-Fargeau, mais ailleurs.
6. Les anciennes éditions portent Mesni ; mais il y a dans le manuscrit Moni ou Mauni. La marquise de Mauni ou Maulny figure, sous le nom de Mandaris, dans le Dictionnaire des précieuses. On trouve son portrait peint par elle-même dans le Recueil de Mademoiselle. Elle était fille de madame de Puisieux, dont il a été question plus haut (Chap. XXI, note 11).
7. On a vu plus haut (Chap XVII) la liaison entre Apremont et la comtesse de Fiesque, liaison que rappelle ici Mademoiselle.
8. Les anciennes éditions ont ici ajouté une phrase pour compléter la pensée : et lui fis redire ce qu'elle m'avoit dit le soir précédent ; de sorte qu'il l'entendît.
9. On sait que le titre de madame n'était pas donné à toutes les femmes mariées, mais seulement aux personnes nobles.
10. Mesdemoiselles d'Haucourt.
11. Les précédentes éditions ont substitué à ce membre de phrase : cela me surprend. Mademoiselle d'Aumale-d'Haucourt avait une réputation de précieuse qui est attestée par le Dictionnaire de Somaize, où elle figure sous le nom de Dorinice, et qui est confirmée par les lettres de madame de Sévigné. Parlant de cette demoiselle d'Aumale dans une lettre du 18 décembre 1675, elle dit : « On me mande que cette précieuse fera, à son retour, une grande figure. » J'ai déjà fait remarquer qu'il ne fallait pas confondre, comme on l'a fait quelquefois, mademoiselle d'Aumale-d'Haucourt avec mademoiselle d'Aumale de la maison de Savoie.
12. Le siége de Valenciennes, commencé le 15 juin 1656, fut levé le 16 juillet de la même année.
13. Basile Fouquet, frère du surintendant des finances, Nicolas Fouquet ; il avait une grande influence sur Mazarin.
14. Voy. à l'Appendice : Eaux de Forges une note sur les eaux de Forges.
14a. Chilly est un village du département de Seine-et-Oise (arrondissement de Corbeil et canton de Longjumeau). Il y avait un magnifique château, bâti d'après de l'architecte Metereau.
15. Voy. sur madame d'Olonne et sa sur, Chap. IX, note 22.
16. La princesse de Phalsbourg, dont les anciennes éditions des Mémoires de Mademoiselle ont fait la princesse de Salsbourg, était Henriette de Lorraine, fille de François de Lorraine et sur aînée de la seconde femme de Gaston d'Orléans. Elle avait épousé en premières noces le prince de Phalsbourg, et en cinquièmes noces le prince de Lixein ou Lixen. La princesse de Phalsbourg, née en 1605, mourut en 1660. Elle avait plus de cinquante ans à l'époque dont parle Mademoiselle.
17. Le duc de Guise.
18. On lit dans les anciennes éditions que cela faisoit tort à Monsieur ; ce qui semble préférable pour le français ; mais je n'ai pas cru devoir modifier le texte du manuscrit, qui est intelligible.
19. Le premier président était à cette époque Pomponne de Bellièvre ; il avait succédé à Mathieu Molé, mort en 1656 ; il mourut lui-même en 1657, et fut remplacé par Guillaume de Lamognon.
20. Il faut se rappeler que Henri de Bourbon, duc de Montpensier, n'avoit épousé qu'en 1599 Henriette-Catherine du Bouchage et de Joyeuse, nièce du duc de Joyeuse, favori tout-puissant de Henri III. Le duc Anne de Joyeuse était mort depuis 1587. Après la mort du duc de Montpensier, Henriette-Catherine de Joyeuse épousa en secondes noces Charles de Lorraine, duc de Guise.
21. Voy. plus haut (chap. XV) sur Gabrielle de Mortemart.
22. Il a été question plus haut (chap. XXII) de Henriette-Marie d'Angleterre, qui venait de perdre son mari, Guillaume de Nassau, prince d'Orange.
23. Henriette d'Angleterre, qui devint dans la suite duchesse d'Orléans.
24. Charlotte-Marie de Daillon, fille de Timoléon de Daillon, comte du Lude, avait épousé, le 17 septembre 1653, Gaston, duc de Roquelaure.
25. Le château de Chilly avait été bâti par le marquis d'Effiat, qui était maréchal de France et surintendant des finances sous le règne de Louis XIII.
26. Ces événements sont de l'année 1653. Voy. l'Appendice : Madame Châtillon.
27. Madame de Châtillon avait été arrêtée le 8 novembre 1655 dans sa terre de Merlou ou Marlou, en Beauvoisis. Voy. l'Appendice : Madame Châtillon sur ces événements, dont Mademoiselle n'a parlé qu'en passant et d'une manière un peu confuse.
28. Honorée de Berghes, veuve d'Albert-Maximilien de Hennin, comte de Bossu. On prétendait que le duc de Guise l'avait épousée le 11 novembre 1641.
29. Supérieure du couvent de Charonne.
30. Il s'agit ici de la comtesse de Bossu, qui prenait le titre de madame de Guise, et non de M. de Guise, comme on l'a imprimé dans les anciennes éditions.
31. Il a été question de mademoiselle de Pons plus haut, Chap. III, note 64 et Chap. V, notes 13 et 14.
32. Le duc de Guise avait été arrêté dans le royaume de Naples, comme on l'a vu plus haut, Chap. III.
33. Ce fut le prince de Condé qui obtint des Espagnols la délivrance du duc de Guise. Cette phrase est devenue inintelligible dans les anciennes éditions par le changement du mot remercier en renvoyer. Voici comment elle a été altérée : « A sa liberté même, elle fut longtemps sans en renvoyer. M. le Prince, lequel s'en étonna, disoit, » etc.
34. Voy. sur cet hôtel Chap. II, note 51.
35. Charles de Bourdeille, comte de Montrésor, né en 1608, mort en 1663. On a des Mémoires publiées sous son nom (Cologne, 1663, in-12 ; et Leyde, 1665, 2 vol., in-12).
36. Elle était tutrice du petit prince de Joinville, dont il a été question plus haut, Chap. XVIII.
37. On a changé, dans les anciennes éditions, jeûnoit en jouoit.
38. Voy. sur ce Guitaut Chap. XI.
39. Voy. sur Vandy les Historiettes de Tallemant des Réaux.
40. A mademoiselle de Vandy.
41. Serifontaine, et non Cerfontaine, comme on lit dans les anciennes éditions des Mémoires de Mademoiselle ; c'est un village a quelque distance au nord de Gisors, sur la route de cette ville à Gournay (Eure).
42. Voy. la note à la fin de l'Appendice des Forges-les-Eaux.
Mémoires de Mlle de Montpensier, Petite-fille de Henri IV. Collationnés sur le manuscrit autographe. Avec notes biographiques et historiques. Par A. Chéruel. Paris : Charpentier, 1858. T. II, Chap. XXIII : p. 415-446.
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